Féroces tropiques (Bellefroid & Pinelli)

Féroces tropiques
Bellefroid – Pinelli © Dupuis – 2011

En 1913, le peintre Heinz von Furlau embarque à bord d’un navire de guerre allemand qui fait route vers la Papouasie. Jeune soldat, son rôle consiste à peindre ce voyage et rapporter ainsi un témoignage visuel de cette expédition colonialiste. La traversée est rude, les matelots n’ont de cesse de le rudoyer jusqu’à ce que, petit à petit, il trouve sa place au sein de l’équipage. Lorsqu’ils accostent enfin, ils découvrent un paysage luxuriant, Heinz est sous l’émerveillement.

Le jeune artiste part avec la première équipe chargée de faire une reconnaissance du terrain. Les hommes sont aux aguets, apeurés par les légendes sur les Papous cannibales. La tension est à son paroxysme lorsque les Allemands découvrent un lieu de sacrifices : une prairie ornée de pieux surplombés de crânes humains. Cette macabre découverte met  les hommes sur le qui-vive. Peu après, les soldats rencontrent une jeune indigène. Certains tentent de la violer mais Heinz s’interpose. La rixe verbale vire au cauchemar lorsque la troupe est la cible des lances des guerriers papous. Heinz et ses compatriotes tentent de fuir, en vain. Nombre d’entre eux seront tués mais Heinz fait partie des rares captifs. Lorsque qu’arrive le moment de son exécution, la jeune femme qu’il avait protégée prend à son tour sa défense. Dès lors débute une nouvelle vie pour le peintre puisqu’il va s’installer dans la tribu et vivre avec eux pendant quatre ans.

Mais en 1914, les troupes Australiennes envahissent la Nouvelle-Guinée allemande. Ils déciment la tribu, capturent Heinz et le libèrent peu de temps après. A son retour en Allemagne, il est décoré pour fait d’armes, obtient le grade de Lieutenant et est aussitôt renvoyé sur le front, c’est la Première guerre mondiale. En 1919, Heinz tente de s’intégrer dans la nouvelle Allemagne. Mais se profile déjà le spectre du nazisme. Il reprend la route en 1923 et tente de retrouver la tribu qui l’avait accueilli quelques années plus tôt.

Je retourne où je suis né. Au pays des couleurs. Au pays du silence.

C’est la première fois que Thierry Bellefroid réalise un scénario de BD (si on exclut Quatuor qu’il a co-scénarisé avec quatre autres auteurs). Plus habitué à l’écriture de romans, ce journaliste est l’un des plus grands spécialistes belges de la bande dessinée (plus de détails sur la fiche auteur de BDGest). Avec cet album, il nous propose une réflexion sur la guerre et ses conséquences désastreuses sur l’homme. Au travers d’un peintre fictif, il examine l’homme et son penchant pour la violence. Le regard qu’il pose passe par le prisme de son personnage. Ce dernier, quasi mutique, extériorise ses émotions dans ses tableaux. Nous le voyons en difficulté dans son rapport aux Autres et en proie à un sentiment d’incompréhension majeur quant aux événements dont il est témoin. A l’aide d’une voix-off, le scénariste nous fait part de ses interrogations sur la nature humaine et sa capacité à nier son humanisme au profit d’attitudes bestiales (violence, racisme, haine de l’autre en général). Ce récit se nourrit des réflexions du personnage principal, tour à tour philosophiques, artistiques ou altruistes. Il peut s’apparenter à un journal intime, les toiles et carnets de croquis du personnage étant autant de souvenirs l’aidant à faire le bilan de sa vie.

Mes carnets de croquis sont remplis. Je dois trouver de nouveaux supports. Malgré les puces, les sangsues, les serpents. Malgré la dureté de l’existence, l’humidité permanente, la précarité du campement, mlgré l’éloignement, la nostalgie des vieux amis… Malgré tout cela, je suis heureux.

Le fait que le scénario se situe dans trois espaces – temps différents le rend difficile d’accès. C’est en premier lieu une voix-off et un vieillard solitaire qui nous accueillent dès la première page. Celle-ci tournée, nous partons en 1913 aux prémices de l’expédition, sans que toutefois l’ambiance graphique ne change (teintes, luminosité), sans lien apparent avec le vieux loup de mer barrant son bateau. Enfin, la dernière période s’imbrique sporadiquement entre les deux précédentes et relate la vie de soldat allemand pendant la Première Guerre Mondiale. Les faits sont ensuite relatés chronologiquement pour chaque époque. A chaque saut de temps, j’ai mis un temps à me situer dans l’histoire. Passée la première moitié de l’album, cette difficulté s’estompe, les changements d’ambiances graphiques aidant. On assiste au cheminement de cet homme, on comprend comment sa personnalité s’est construite à travers le temps. J’ai apprécié ce personnage sombre, désabusé, qui plie sous le poids de sa vie et qui va jusqu’à renoncer à ses idéaux humanistes et artistiques. De plus en plus extérieur aux choses, de plus en plus critique sur « son Allemagne » et les agissements de ses compatriotes, il lâche lentement prise, jusqu’à en perdre la raison.

Mon ignorance est un sauf-conduit. Elle m’empêche de devenir fou.

Excepté pour la première transition, les ambiances graphiques guident le lecteur dans le récit. Ainsi, le lecteur voyage entre des ocres tantôt chaleureux tantôt agressifs et des gris verts accentuant la laideur de la guerre et la souffrance des hommes. De plus, j’ai trouvé qu’elles donnaient du liant, de la consistance et de la profondeur à la narration dont la compréhension nous échappe par moments. Joe G. Pinelli a réalisé les visuels de l’album au pinceau, dans une veine fauviste. J’ai trouvé ce travail magnifique. Certains lecteurs déploreront surement la difficulté de reconnaître les personnages. Le graphisme matérialise l’âme de son personnage et répond en écho à la voix du narrateur, transmettant ses doutes et ses émotions. Loin d’en être à son premier coup d’essai, cet auteur a débuté en publiant des œuvres autobiographiques puis n’a eu de cesse de renouveler et d’affiner sa technique de dessin (plus de détail sur l’article de Dominique Bodson).  Dans Féroces tropiques, son trait est instinctif et nerveux. Il nous offre tantôt la scène telle que le personnage la voit (une réalité qui peut lui échapper et se tordre sous l’effet d’hallucinations visuelles). J’ai pris beaucoup de plaisir à naviguer entre ces scènes tantôt descriptives tantôt intimistes. Régulièrement, l’auteur délaisse les fonds de cases ce qui a pour effet de prendre à partie le lecteur puisqu’il se retrouve régulièrement en face à face avec les personnages.

PictoOKIl y a certes la difficulté de situer les personnages sur la première moitié d’album et l’impossibilité de maîtriser les tenants et les aboutissants de l’intrigue avant son dénouement. Mais je n’ai pas trouvé, au final, que cela était dommageable. Les bribes de récit convergent pour n’en former plus qu’un seul dans les cinq dernières planches et nous permettent enfin de comprendre qui est l’homme que nous avons vu en première page.

Un album étrange, une ambiance mélancolique, un magnifique voyage dans la vie d’un homme.

L’avis de Tristan sur Bulles et onomatopées, de PaKa, de BDaBD.

Une interview de Joe G Pinelli réalisée en 2001 par Thierry Bellefroid (pour BD Paradisio).

Extraits :

« Méfie-toi le peintre, t’es trop sensible pour la vie en mer. Un vrai marin, ça ne regarde pas le matelot. Un vrai marin ça lui parle pas. Ça lui hurle. Toi, le peintre, t’écoutes trop dans ta tête. Tu vois avec les yeux du cœur. Ici, c’est quand il s’arrête de battre qu’on sait qu’on en avait un » (Féroces tropiques).

« Il y a des moments dans la vie où l’on sait qu’on n’est pas dans le camp des plus forts. On sait avec conviction qu’on est dans le camp des justes. Il faut simplement avoir le temps de savourer son triomphe, fût-il modeste » (Féroces tropiques).

« Le monde n’aime pas les hommes comme nous, il s’en fout. Je connais le regard que vous portez sur les choses. Il ressuscitera l’homme quand les canons se seront tus » (Féroces tropiques).

« Comment en suis-je sorti vivant ? Hasard ? Chance ? Je l’ignore encore. A la fin, il n’y avait plus personne pour faire rempart de son corps » (Féroces tropiques).

« On ne fait pas d’homme net sans casser des vœux. Fussent-ils pieux, mon ami » (Féroces tropiques).

Challenge Carnet de VoyageFéroces tropiques

One Shot

Éditeur : Dupuis

Collection : Aire Libre

Dessinateur : Joe G. PINELLI

Scénariste : Thierry BELLEFROID

Dépôt légal : février 2011

ISBN : 9782800149509

Bulles bulles bulles…

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Féroces tropiques – Bellefroid – Pinelli © Dupuis – 2011

Auteur : Mo'

Chroniques BD sur https://chezmo.wordpress.com/

15 réflexions sur « Féroces tropiques (Bellefroid & Pinelli) »

    1. Oui, j’ai mis du temps à « accepter » de lire cet album. Je l’avais acheté à sa sortie et feuilleté régulièrement. Au final, alors que le graphisme me rebutait, c’est la partie de l’album que j’ai préférée

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    1. Difficile d’accès au début, mais on finit par se repérer. Et puis, je trouve que le scénario reflète bien l’état d’esprit du personnage. L’ambiance atypique de l’album a fini par me happer. Je ne regrette vraiment pas cet achat

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  1. J’ai vraiment du mal avec le dessin (c’est même encore pire avec la couverture !) mais le sujet m’a l’air intéressant et peu courant ! Si je le trouve à la biblio, je m’y risquerai peut-être !

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    1. Pourtant, les dessins sont magnifiques. Ce que j’ai aimé, c’est que la peinture soit omniprésente dans cet album.
      Il y a peu, j’avais lu Gauguin de Li-An et j’étais sortie étonnée et déçue de ce récit. L’auteur nous montrait les affres de son personnage mais il a presque fait l’impasse totale sur la peinture, on ne voyait pas Gauguin peindre et on ne comprenait pas ce que la peinture lui apportait personnellement (si ce n’est un moyen de mettre du beurre dans ses épinards). J’avais trouvé ce choix déroutant et pas très adapté.

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            1. Oulà… ne te déplace pas pour si peu. Une série qui reste si peu en mémoire ne mérite pas forcément qu’on la nomme ^^

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