Journal d’un adieu (Scarnera)

Journal d'un adieu
Scarnera – Ça et Là – 2012

En 2003, le père de l’auteur fut victime d’un arrêt cardiaque. Si l’intervention des premiers secours le ramène à la vie, il ne se remettra jamais de cette attaque.

S’ensuit une longue prise en charge médicale : Service hospitalier de réanimation, Centre de réadaptation et Clinique privée spécialisée. Ce parcours a duré de 2003 à 2008. Cinq années à visiter son père quotidiennement, à relayer les membres de sa famille pour assurer une présence permanente auprès de ce père devenu absent. Cela dans le but de le stimuler, de le solliciter… et d’apprendre à l’aimer autrement.

En postface, Fulvio De Nigris (Directeur d’un Centre d’études pour la recherche sur le Coma) souligne que « le coma représente un changement, pas seulement pour le patient, mais aussi pour les membres de sa famille qui doivent établir une relation avec une personne différente. Le premier contact avec cette nouvelle personne (…) est une situation déroutante, face à laquelle il est difficile de savoir comment se comporter. Il peut y avoir une situation de rejet, mais cela peut également être le commencement d’un parcours vers l’acceptation et l’adaptation ».

C’est de cette démarche individuelle dont il est question dans cet album. Le ton intimiste teinte le récit dès la première planche. Les dessins minimalistes imposent une forme de silence respectueux, il m’a accompagné durant toute la lecture.

En toute simplicité et de manière très humaine, Pietro Scarnera parle de son expérience. Au moment du drame, en 2003, l’auteur avait 24 ans. Avec pudeur, il se souvient de ce qu’était son quotidien : ses inquiétudes, ses attentes et tout le panel d’émotions par lequel il est passé. Un homme en permanence tiraillé par des sentiments contraires, entre l’espoir d’une possible amélioration et le besoin que tout s’arrête pour pouvoir enfin tourner la page sur cette interminable lutte contre la mort. On a l’impression qu’il a affronte seul les événements, comme s’il ne souhaitait pas déstabiliser davantage les membres de sa famille en se confiant à eux. Il tente de rationaliser les réactions physiques de son père… et il espère. Parfois, on le sent flotter, incapable de maîtriser ce sentiment d’angoisse permanente qui l’habite. En parallèle, on le voit attentif au fait de ne pas fuir sa propre vie : poursuivre ses études et maintenir un minimum de liens amicaux (mais on ne le verra pas en dehors des murs des établissements de soins). L’album dispose d’un rythme narratif atypique puisque le temps est suspendu aux battements de cœur saccadés du père de l’auteur.

Sans pathos et sans amertume, ce témoignage est certainement l’occasion pour l’auteur de conclure significativement ce long travail de deuil débuté malgré la présence de son père. Grâce à des ressentis qu’il exprime très clairement, on comprend sans difficulté comment telle ou telle situation se sont imprimées dans sa mémoire, à tel point qu’il peut les retranscrire fidèlement. J’ai trouvé ce récit fluide et accessible. Car s’il m’est facile d’imaginer ce qu’induit le fait de vivre aux côtés d’une personne en train de mourir, il m’est plus difficile d’appréhender la souffrance et l’inquiétude permanente que cela sous-tend à très long terme. Cinq ans ! Voire plus pour certaines familles croisées durant ce témoignage. Pietro Scarnera nous fait percevoir cette réalité.

Je me souviens que ma voix sonnait faux. Peut-être que je ne croyais pas vraiment qu’il puisse m’entendre. En fait, j’avais du mal à me dire que l’homme en face de moi était vraiment mon père. Pour moi, c’était une autre personne car mon père, je l’avais vu mourir.

Durant les 80 pages de cet album, on évolue dans l’huis clos des chambres d’hôpitaux, au milieu de planches maculées d’un blanc parfois inquiétant. La bichromie (blanc et vert d’eau) crée une ambiance en apparence sereine (je précise ici que les visuels insérés en fin d’article dénaturent totalement les couleurs de l’album). Pourtant, sur les passages où l’auteur se montre désarçonné face à l’immense champ de possibles qui s’ouvre à lui (vie/mort, attente/impatience, vide/plein…), cette dominante de blanc devient oppressante. On a alors l’impression qu’un immense vide nous assaille, un espace mental dans lequel il est facile de perdre pied : Comment accepter l’insupportable ? Comment aimer/investir l’autre alors qu’on ne peut pas communiquer avec lui ? Comment se rassurer ? Comment s’autoriser à vivre alors que son père est en train de mourir ?

Même les albums photos n’étaient jamais ouverts… parce qu’on ne pouvait pas se permettre de penser au passé.

Un album que je partage avec Mango et les Lecteurs BD du mercredi

Récapitulatif du premier trimestre 2012 des BD du mercredi

Superbe album. Malgré le caractère dramatique de la situation, le pathos est totalement absent de la narration. On côtoie un homme humble et respectueux de la mémoire de son père. L’auteur est parvenu avec brio à partager cette expérience de vie douloureuse sans s’apitoyer sur sa situation.

Je remercie Libfly et Les Éditions Ça et Là pour ce partenariat.

Extraits :

« Mais moi, je ne comprenais rien à la personne étendue sur ce lit. Peut-être que mon père, mon père tel que je m’en souvenais moi, était piégé quelque part et ne pouvait me répondre… ou peut-être était-il déjà autre part ? Peut-être que je l’avais perdu ce matin-là, quand son cœur s’était arrêté. Et pourtant, il n’y avait aucun doute que son corps était encore en vie, ses poumons respiraient encore, et son cœur battait à nouveau » (Journal d’un adieu).

« On avait besoin d’un signe. Quelque chose qui indique qu’un minimum de conscience habitait mon père » (Journal d’un adieu).

« Avec le temps, j’avais appris à me défendre. J’avais conçu des méthodes pour éviter d’être atteint par les choses qui m’entouraient. Quand j’allais voir mon père à la clinique, par exemple, je me réfugiais dans les mots croisés. (…) C’était ma méthode pour éviter d’appartenir à cet endroit, aux choses que je voyais ici » (Journal d’un adieu).

« C’était comme si l’idée que j’avais de mon père avait explosé en mille fragments le matin où son cœur s’est arrêté, créant ainsi un puzzle que je n’arrivais plus à recomposer » (Journal d’un adieu).

Journal d’un adieu

Challenge Petit Bac
Catégorie Objet

One Shot

Éditeur : Ça et là

Dessinateur / Scénariste : Pietro SCARNERA

Dépôt légal : 24 avril 2012

ISBN : 978-2-916207-68-1

Bulles bulles bulles…

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Journal d’un adieu – Scarnera © Ça et Là – 2012

Auteur : Mo'

Chroniques BD sur https://chezmo.wordpress.com/

22 réflexions sur « Journal d’un adieu (Scarnera) »

  1. j’avais peur du pathos et du drame; pas sûr d’être apte (mentalement) à pouvoir lire ce journal d’un adieu … alors je ne l’avais pas choisi !

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    1. J’ai hésité à accepter ce partenariat mais concernant Ça et Là, j’ai rarement de mauvaises surprises avec le texte de présentation des albums. En tout cas, c’est un album qui se lit d’une traite.

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  2. Comme Oliv’, Libfly m’a proposé ce titre et j’ai préféré le second tome de l’Odyssée de Zozimos, évidemment beaucoup plus léger. Même si je ne doutais pas que le sujet serait traité avec finesse, je ne me sentais pas m’embarquer dans une telle lecture. J’ai beaucoup de mal avec ce type de récits.

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    1. Le thème de cet ouvrage va décourager de nombreux lecteurs. C’est dommage d’autant que l’auteur a trouvé un bon compromis pour partager son ressenti

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  3. En général, c’est plutôt le genre de sujet que j’évite, mais cette BD, que j’avais déjà repérée sur un autre blog me tenterait bien, pour la façon dont le sujet a l’air d’être traité.

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    1. Si par hasard tu retrouves le lien de la chronique que tu as déjà lue concernant cet album… je n’ai trouvé aucun lien à insérer dans mon article pour renvoyer mes visiteurs vers un autre avis. Histoire de contrebalancer un peu mon avis enjoué ^^

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      1. Justement, j’ai essayé de m’en souvenir quand j’ai lu le tien et rien à faire! Je vais voir si je peux le retrouver en fouillant parmi les blogs que je suis…

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  4. Je suis toujours très étonnée de cette capacité des auteurs à éviter le pathos quand l’histoire les touche de si près… Pas évident quand même…

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    1. Non pas évident du tout. D’autant plus que Pietro Scarnera parle ici de sa propre histoire. Son père est décédé en 2008 et l’album est sorti en Italie en 2009, la douleur était encore très présente je pense.

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    1. Je comprends tout à fait Wens. D’ailleurs, cet article m’a causé quelques tourments notamment car je me doute que le sujet touche de près ou de loin des personnes susceptibles de me lire.
      (PS : je ne parviens plus à enregistrer des commentaires sur ton blog. Je crois que mes interventions partent directement dans les commentaires en spams sur ton blog du moins, ils n’apparaissent pas en dessous de tes commentaires. Par contre, je reçois les notifications des autres lecteurs qui réagissent à tes publications. C’est donc que quelque part, il m’a enregistrée comme personne désirant suivre le débat que tu proposes. A l’occasion, pourras-tu regarder ? J’attendais notamment ta réaction aux propos que j’ai tenu suite à ton article sur « L’enfant penchée » ;))

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  5. A voir…Le dessin, contre toute attente, m’attire beaucoup ! Du coup, je vais sûrement me laisser tenter. De toute façon, le sujet ne me fait pas peur, donc…

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    1. Les dessin est très doux et la mise en couleur colle bien à l’ambiance je trouve (je ne sais pas pourquoi, mes visuels proposent un orangé alors que l’album tire plutôt vers un vert pastel)

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    1. Je pense que rapidement, tu vas pouvoir te le procurer en librairie. De mon coté, je radote mais j’attends toujours de pouvoir lire Fun Home ! C’est incroyable, depuis que tu as publié ta chronique sur ce titre, pas moyen de mettre la main dessus. Plus de stocks dans les librairies et sans cesse emprunté à la Médiathèque. Je peste ! 🙂

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  6. C’est un sujet délicat et difficile, même quand on ne l’a pas vécu soi-même. Je le note mais il faudra que je choisisse judicieusement le moment pour le lire … ce genre de témoignage me touche toujours beaucoup !

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    1. Il y a beaucoup de pudeur dans le récit. L’auteur parvient à préserver son intimité et à respecter l’image de son père. Ce n’est pas larmoyant

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