Le Fantôme arménien (Azuélos & Marchand & Perrier)

Azuélos – Marchand – Perrier © Futuropolis – 2015
Azuélos – Marchand – Perrier © Futuropolis – 2015

« Pour ce récit de bande dessinée documentaire, Laure Marchand, Guillaume Perrier et Thomas Azuélos ont suivi le voyage de Christian Varoujan Artin, depuis Marseille jusqu’en Turquie, sur les traces de sa famille. Varoujan, 54 ans, vit à Marseille où 10 % des citadins de la cité phocéenne ont des racines en Arménie. Militant, il s’occupe d’animer le Centre Aram pour la reconnaissance du génocide et assure la préservation de la mémoire et de la culture de la diaspora arménienne, comme son père et son grand-père avant lui. Il décide de monter une exposition de portraits d’Arméniens en Turquie, pays des bourreaux de ses ancêtres. Avant 2014, Varojan n’avait jamais envisagé d’aller en Turquie, au risque de « piétiner les ossements de ses ancêtres ». Le voyage jusqu’à cet « Auschwitz à ciel ouvert » représentait donc un enjeu très fort pour lui et pour sa femme, Brigitte Balian, qui l’accompagnait. Mais ce n’était pas seulement un pèlerinage. Varoujan et Brigitte ont également rencontré les descendants des Arméniens qui ont réchappé aux massacres et sont restés en Turquie en 1915. Car aujourd’hui ces Arméniens kurdes, turcs, alévis, musulmans, sortent de l’ombre, racontent leurs histoires et aspirent à retrouver une identité perdue. Le fantôme arménien révèle aussi l’embarras actuel des Turcs d’aujourd’hui, enfants des tortionnaires qui ont reçu en héritage une conscience atrophiée et qui ne « trouveront la paix et ne pourront construire une démocratie que s’ils font face à leur histoire. » Il aura fallu attendre le 23 avril 2014 pour que le Premier ministre turc Recep Tayyoip Erdogan présente les condoléances du pays aux « petits-fils des Arméniens tués en 1915 » lors des massacres qui ont coûté la vie à près d’un million d’Arméniens, sous l’empire ottoman. Un geste hautement symbolique pour Ankara, qui ne reconnait pas le génocide. » (synopsis éditeur).

Ce reportage sur la diaspora arménienne met en exergue le fait qu’aujourd’hui encore, les survivants du génocide de 1915 sont encore fortement traumatisés par les événements du siècle dernier. Il en est de même pour leurs descendants, qu’ils vivent en exil ou sur les terres familiales. Ils ressentent une peur physique à l’égard de leur bourreau turc qui n’a admis que du bout des lèvres la responsabilité d’un massacre qu’ils peinent à reconnaître.

Entre 1915 et 1917, le berceau historique des arméniens est pratiquement vidé de sa population. Un peuple exterminé avec méthode et la survie de nombre d’entre eux n’a été permise que grâce à l’exil et aux interventions isolées de quelques habitants d’origine turc, ravissant de ci de là quelques enfants lors des grandes rafles opérées par les troupes armées. Cent ans après, les voix s’élèvent timidement, encore éparses, apeurées et émues.

Comment mettre le pied en Turquie sans a priori ? Les Turcs ont tué un million et demi d’Arméniens

L’émotion ressentie par Varoujan Artin et Brigitte Balian lors de ce voyage est très forte et les auteurs nous permettent réellement de ressentir l’importance que revêt pour eux ce voyage. D’ailleurs le travail au pinceau réalisé par Thomas Azuélos porte parfaitement leurs impressions. Celles-ci balayent un large panel sensations : de l’inquiétude tenace qui tiraille Varou avant le départ à la satisfaction importante de vivre ce voyage, émotion des rencontres, indignation face au mutisme des politiques, affliction lorsqu’il se remémore les massacres… Son investissement au Centre Aram de Marseille l’avait pourtant bien préparé à faire face à la situation. En effet, il connaît les lieux, il connaît l’histoire, il connaît l’importance de l’empreinte que le peuple arménien a laissé dans la culture turque pourtant, rien de tout cela ne lui permet de canaliser le trouble qu’il éprouve sur place.

Je sais tant de choses. Les cartes, les livres… Au Centre Aram, tant de documents passent entre mes mains. Et pourtant, je ne sais rien sur la réalité. Ce voyage est un grand saut dans le réel

Au scénario, Laure Marchand, Guillaume Perrier et Thomas Azuélos s’affairent à rendre compte des multiples visages que revêtent les arméniens. Ceux qui n’ont jamais quitté la Turquie, ceux qui sont nés à l’étranger, ceux qui préfèrent oublier, ceux qui attendent que la communauté arménienne se fédère… En présentant une variété de témoignages, le trio d’auteurs permet au lecteur de réfléchir à la situation arménienne ; le lecteur s’informe et revient sur des a priori construits sur une désinformation. En mettant à notre disposition des témoignages d’hommes et de femmes qui sont, directement ou indirectement, confrontés à cette réalité, l’ouvrage informe bien mieux que ne le feraient un manuel scolaire ou un média. Cent vingt-huit pages seulement pour border un minimum la question, apporter des précisions et laisser le lecteur avec une somme de questions… les mêmes que celles sur lesquelles se heurte la diaspora arménienne.

PictoOKPatchwork de témoignages timides ou courageux, cet ouvrage nous interpelle. Et malgré la charge émotionnelle contenue dans la démarche personnelle de Varoujan, les auteurs ont jugé bon de ne pas convier le pathos à la table des réjouissances narratives. Un choix pertinent qui fait la force de ce témoignage.

Extraits :

« Nous redécouvrons notre histoire. Pour vous raconter la mienne, il faut aller dans la ville de Lice, à quatre-vingt-dix kilomètres de Diyarbakir. Je suis né là en 1961. Dans une famille kurde musulmane. J’étais kurde et musulman comme mes quatre frères. Mais à l’école, je me faisais parfois insulter : Infidèle ! Chien d’Arménien ! J’étais enfant, ça ne me touchait pas vraiment. Jusqu’au jour où des anciens nous ont parlé, à mes frères et à moi. Ils nous ont raconté que notre père n’était pas kurde. J’avais vingt-quatre ans. Mon père ne nous avait jamais rien dit. J’étais bouleversé. Quatre ou cinq familles se sont ainsi découvert des parents arméniens. On se croisait au café, sur le marché, et on se disait : Il aurait mieux valu ne rien savoir ! » (Le Fantôme arménien).

« Mes grands-parents ont vécu les massacres, ils ont perdu leur famille et leur terre et ont été déportés. Malgré eux, ils ont transmis la peur à leurs enfants. La peur de la barbarie, du bourreau, du Turc avec lequel on ne pourra plus parler. Dans la diaspora, deux générations après, c’est devenu une peur collective » (Le Fantôme arménien).

« Les gendarmes et les soldats ottomans avaient séparé les villages en plusieurs convois, pour éviter que les caravanes soient trop importantes et puissent résister. Il ne devait pas y avoir de prise de conscience des condamnés. Les victimes devaient passer de l’hébétude à la résignation, sans pouvoir se battre » (Le Fantôme arménien).

Page dédiée à l’album sur Facebook.

Le Fantôme arménien

One shot

Editeur : Futuropolis

Dessinateur : Thomas AZUELOS

Scénaristes : Laure MARCHAND & Guillaume PERRIER et Thomas AZUELOS

Dépôt légal : avril 2015

ISBN : 978-2-7548-1151-4

Bulles bulles bulles…

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Le Fantôme arménien – Azuélos – Marchand – Perrier © Futuropolis – 2015

Auteur : Mo'

Chroniques BD sur https://chezmo.wordpress.com/

6 réflexions sur « Le Fantôme arménien (Azuélos & Marchand & Perrier) »

    1. 🙂
      C’est bien, c’est même très bien. Un témoignage touchant dans lequel on ressent constamment l’émotion de Varoujan Artin à vivre ce séjour 😉

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    1. Ce qui m’a énormément surprise dans cet ouvrage (et ce pourquoi je l’ai tant apprécié aussi), c’est la variété des ambiances graphiques. Elles accompagnent le lecteur d’une émotion à l’autre et donnent une profondeur incroyable aux propos

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