La Favorite (Lehmann)

Lehmann © Actes Sud – 2015
Lehmann © Actes Sud – 2015

Constance a une dizaine d’années. Orpheline, elle vit avec ses grands-parents dans la riche demeure familiale.

Constance n’a pas d’amis, elle ne connait aucun autre enfant. Sa grand-mère lui donne des cours, à raison de cinq heures par jour. Le reste du temps, elle lit les livres qui lui sont « prescrits » par sa grand-mère. Au mieux, elle a le droit de jouer dans le jardin de la propriété.

Constance ne sait rien de ses parents d’ailleurs, elle ne sait même pas si ce sont les parents de sa mère ou ceux de son père qui l’élèvent.

Constance ne peut profiter d’aucun geste d’affection, d’aucun signe de tendresse. Ses journées se déroulent dans un huis-clos où grand-mère impose sa loi, son diktat. La vieille bique acariâtre est omniprésente, omnipotente. Le pépé quant à lui préfère procrastiner, limitant ses déplacements de la chambre au salon. Ses loisirs : lire le journal et descendre ses litrons d’alcool.

Constance a peur. La moindre entorse à la règle est sévèrement réprimée par les coups de martinet de la vieille… quand ce n’est pas l’isolement dans le grenier… quand ce n’est pas les coups de poings.

Rien ne semble capable d’ébranler ce quotidien morose et silencieux. Jusqu’à ce que la grand-mère décide d’embaucher un couple de gardiens pour veiller sur le manoir.

Matthias Lehmann livre un récit prenant. L’huis-clos se déroule dans une riche demeure familiale et met en scène un couple qui inculque à leur petite-fille des règles d’éducation très strictes. La matriarche fait régner sa loi et toute entorse au code de conduite qu’elle impose est sévèrement réprimé. Bien qu’il désapprouve les positionnements de sa femme, son époux se montre pourtant totalement incapable de faire front face à elle. Le couple d’aïeuls part à la dérive, incapable de se donner de l’affection, chacun se mure dans on monde et leurs rares échanges donnent lieu à des confrontations verbales d’une grande violence. Perdue dans cet univers austère, l’enfant n’a d’autres choix que celui de satisfaire les désirs de sa grand-mère. L’enfant ne remet rien en question, ni le fait qu’elle est consignée à demeure, ni le fait que ses temps de sortie dans le jardin sont réglementés et chronométrés, ni le fait qu’elle ne peut fréquenter l’école ce qui la prive du contact avec ses pairs. Enfin, l’absence de communication est telle que l’enfant ne sait rien de ses origines.

A vrai dire, j’ignorais même lequel des deux était leur enfant : mon père ou ma mère ?

L’auteur fait évoluer trois personnages torturés, aigris et désabusés. Le grand-père brille par sa passivité ; on le sent détenteur d’un lourd secret mais il préfère noyer ses pensées dans l’alcool plutôt que d’affronter la réalité. La grand-mère quant à elle est une femme intelligente et machiavélique ; elle est omniprésente et omnipotente auprès de ses proches. Le manoir familial est plus qu’une demeure, c’est son territoire : elle y agit en chef de meute et ne cherche même pas à épargner ses proches des différentes humeurs dont elle peut être l’objet. Méchante, malsaine, colérique, elle ne peut vivre sans régner sur les autres, obligeant ces derniers à subir la violence psychologique qu’elle entretient à chaque instant. Pire encore, elle exulte presque lorsqu’il s’agit de corriger la petite qui n’a pas bien débarrassé la table ou qui est rentrée une minute trop tard de son temps de jeu quotidien dans le jardin. Généralement, le tête-à-tête entre l’enfant fautif et l’adulte autoritaire se termine dans le grenier, lieu où les coups pleuvent, où parfois les liens qui enserrent les poignets sont si serrés qu’il est impossible de bouger les mains, où les privations de nourriture tenaillent le ventre… Ce qui sauve l’enfant, c’est finalement la richesse de son monde imaginaire, un univers dans lequel l’orpheline peut se réfugier.

Le lecteur s’accroche pourtant avec acharnement lorsqu’il apprend la venue des gardiens. Tous les espoirs se portent donc sur ce couple extérieur et leurs deux enfants. On espère ainsi qu’ils seront les témoins des carences affectives dont souffre l’enfant… qu’ils verront les traces de coups, qu’ils comprendront à quel point l’étau psychologique est oppressant.

Matthias Lehmann travaille l’atmosphère avec soin et amène le lecteur à poursuivre sa lecture afin de comprendre l’envers du décor et découvrir ce que cette famille a à cacher. Et les révélations qui seront faites nous prennent au dépourvu.

PictoOKUn livre d’une rare intensité. Un livre qui a du corps. Un livre qui pique. Un livre qui plombe mais dans lequel on peut se surprendre à espérer. Un livre coup de poings. Une histoire sombre comme il en existe tant. Un livre qui ne cesse de parler d’amour par carences : carence d’affection, carence d’attention, carence de soins, carences de lien social…

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Un album que je partage dans le cadre des BD du mercredi (chez Noukette aujourd’hui)

La Favorite

One shot

Editeur : Actes Sud

Collection : Actes sud BD

Dessinateur / Scénariste : Matthias LEHMANN

Dépôt légal : avril 2015

ISBN : 978-2-330-04778-8

Bulles bulles bulles…

La Favorite – Lehmann © Actes Sud – 2015

Auteur : Mo'

Chroniques BD sur https://chezmo.wordpress.com/

26 réflexions sur « La Favorite (Lehmann) »

  1. Comme il est beau ton billet copine et comme tu donnes envie de lire cet BD qui, pourtant, semble si difficile …. Et comme j’aime bien ce qui pique et qui gratte, alors je dis OUI !
    Bisous ❤

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    1. BD difficile oui, parce que le sujet dérange un peu… et encore, je n’ai parlé que de la partie visible de l’iceberg… il y a d’autres éléments du récits qui piquent et qui grattent davantage 😉

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  2. aussi sombre et difficile que sa couverture alors. moi qui cherche plutôt la lumière et le doux en ce moment, je passe mon chemin mais j’ai lu ton billet avec très grand plaisir.

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    1. Merci Faelys… et qui sait, le jour où tu auras de nouveau l’envie de te plonger dans quelque chose qui remue un peu, penses à ce titre 😉

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    1. Le graphisme vient effectivement titiller davantage le lecteur du côté de la gêne qu’il peut ressentir. Mais c’est du tout bon ! 😉

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  3. J’adore, j’adore, j’adore et c’est malin je le voudrais là tout de suite. Je veux savoir la suite… En littérature j’adore les coups de poing!! grâce à vous les blogueurs j’ai fait des découvertes merveilleuse!!

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    1. Moi aussi j’ai fait de nombreuses découvertes grâce aux lecteurs de la blogosphère. J’aurais beaucoup de mal à me passer de tous ces avis maintenant 🙂

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    1. 😀
      Le ton est très juste et le sujet parfaitement maîtrisé. C’était pourtant risqué mais Matthias Lehmann a réussi un très bel album

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        1. Ça chamboule oui. Ça gratte en fait ^^ Pour le coup, le scénario m’a vraiment surprise car il y a des éléments que je n’avais pas du tout anticipé

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          1. Oui, moi aussi j’ai été surpris. Un peu de mal à rentrer dans la lecture au départ avec ce dessin et le lettrage un peu particulier – voire vieillot – mais on y rentre sans vraiment s’en rendre compte et on est directement happé par la lecture jusqu’à la fin.

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