Poissons en eaux troubles (Katsumata)

Katsumata © Le Lézard noir – 2013
Katsumata © Le Lézard noir – 2013

Une dizaine de nouvelles ont été choisies pour construire ce recueil. Réalisées à différentes périodes de la vie de Susumu Katsumata, elles s’organisent autour de trois grands thèmes récurrents dans la production artistique du mangaka.

Si la radioactivité avait des couleurs, je serais complètement variolé

« Les Invisibles du nucléaire » et « Devil Fish (La Pieuvre) » se déroulent dans une centrale nucléaire. Ces deux récits montrent le quotidien des ouvriers du nucléaire. Parmi eux, des travailleurs que l’on nomme « les gitans du nucléaire » ; ces hommes – corvéables à souhait – sont payés une misère. Ils interviennent en intérim de centrale nucléaire en centrale nucléaire afin d’effectuer les tâches de maintenance à haut risque (le nettoyage des cuves et le traitement des déchets toxiques font parties des tâches qui leur sont confiées). Pour tous ces ouvriers, la tension est permanente, la conscience du risque est omniprésente. Ils subissent des conditions de travail que l’on ne souhaite à personne : avoir la boule au ventre en arrivant au travail, supporter la chaleur suffocante de la combinaison de protection, avoir peur pour sa vie, épier avec inquiétude les informations transmises par le dosimètre… Lorsque ce dernier crépite, c’est pour signaler une exposition dangereuse aux radiations. L’ouvrier concerné doit alors faire vite sortir du périmètre d’intervention où il a été affecté, passer rapidement les différents sas, ôter rapidement son uniforme de travail (désormais contaminé) et enfin se laver et se frotter énergiquement afin d’éliminer toutes les particules radioactives collées à son corps. Son rythme cardiaque ne retrouve la normale que si le dernier contrôle lui confirme qu’il n’a plus de particules radioactives sur lui. Il s’agit de mettre à profit la soirée pour décompresser car le lendemain matin, l’ouvrier reprend son poste avec en tête la même angoisse que celle de la veille. Entre collègues, les discussions vont bon train. La mort revient dans chaque sujet de conversation (le cancer de l’un, l’eczéma de l’autre, la perte précoce des cheveux d’un troisième). Le cynisme et l’auto-dérision sont parfois les seuls moyens pour tenter de dompter sa peur.

Il y en a qui meurent du jour au lendemain. Ils ont de l’eczéma qui apparaît sur tout le corps, comme des pétales de fleurs de cerisiers

Viennent ensuite quatre nouvelles qui mettent en scène des créatures imaginaires. Elles sont nombreuses dans les superstitions japonaises (pour ceux qui l’ont lu, cela pourrait être comparé au récit que Shigeru Mizuki avait développé avec les yokai dans « NonNonBâ »). Susumu Katsumata fascine le lecteur avec des kappas (« créatures imaginaires issues des contes populaires japonais ») et un tanuki (« ou chien viverrin, est un animal très populaire dans le folklore japonais. On lui prête des pouvoirs magiques, comme celui de se transformer en être humain »). Les récits se déroulent dans un Japon des années 1950-1960, époque à laquelle les japonais se détachent lentement des traditions. Les légendes populaires et les superstitions laissent place au modernisme et à l’industrialisation. C’est une société en pleine transition culturelle qui est présentée ici.

Les dernières nouvelles sont plus personnelles. Dans les textes insérés en fin d’album, on en mesure tout le poids symbolique. L’auteur – qui n’a jamais connu son père et qui a perdu sa mère alors qu’il avait six ans – essaie d’imaginer ce que sont une mère et une famille alors qu’il n’en a que très peu de souvenirs. Cette partie de l’album est parfois complexe à comprendre car les récits se construisent à l’aide d’associations d’idées. De fait, on peut facilement perdre le fil durant la lecture.

PictoOKDans l’ensemble et quelque soit le thème abordé, on remarque vite que l’auteur donne une importance particulière au cadrage. La structure des planches est très harmonieuse. Sur chaque page, des cases très épurées côtoient des cases plus chargées. Susumu Katsumata trouve toujours le bon équilibre, ni trop de noir, ni trop de blanc. Un peu d’ombre, un peu de lumière, le lecteur n’est jamais oppressé et peut profiter pleinement des reflets de la lune sur une étendue d’eau, d’un arc-en-ciel qui se forme après une ondée. Des détails abondent dans chaque illustration, que ce soit sur les scènes en intérieur comme en extérieur. Le dessin très expressif, et d’une grande lisibilité, guide le lecteur dans l’exploration de cet univers d’auteur. Très bel album.

la-bd-de-la-semaine-150x150Un petit tour chez Stephie si vous souhaitez d’autres idées de lecture.

Poissons en eaux troubles

One shot

Editeur : Le Lézard Noir

Dessinateur / Scénariste : Susumu KATSUMATA

Traducteur : Miyako SLOCOMBE

Dépôt légal : avril 2013

224 pages, 22 euros, ISBN : 9782-35348-0487

Bulles bulles bulles…

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Poissons en eaux troubles – Katsumata © Le Lézard noir – 2013

Auteur : Mo'

Chroniques BD sur https://chezmo.wordpress.com/

20 réflexions sur « Poissons en eaux troubles (Katsumata) »

  1. Suis intriguée par ton billet et les planches … irai y jeter un œil ou deux, à priori, pas franchement mon univers mais ce que tu en dis me donne envie d’aller voir :-p
    merci copine ❤ pour la découverte

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    1. Par contre, dans l’article, je disais que j’avais été captée par les illustrations. Ça touche vraiment les nouvelles qui mettent en scène les créatures imaginaires et celles de l’enfant avec sa mère (les nouvelles sur le nucléaire ont un traitement graphique beaucoup plus dépouillé).
      Je ne suis pas certaine que tu apprécies cet ouvrage et je crois que tu le perçois. En fait, je ne te vois pas trop avec ce bouquin en main. Vas t’en comprendre quelque chose ! L’instinct féminin ??? :mrgreen: 😀

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    1. Les nouvelles de la dernière partie te plairaient je pense (celle sur la maternité). Après les autres… oui, j’ai de sérieux doutes aussi 😉

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    1. Il est beau (et l’objet livre aussi).
      Mais c’est toujours le même problème avec les recueils de nouvelles où les styles graphiques peuvent changer du tout au tout d’une histoire à l’autre. Pour cet ouvrage, il semble donner un bon aperçu des œuvres que l’auteur a publié à différents moments de sa carrière. Je ne sais pas s’il a réalisé autre chose que des nouvelles. Cornélius avait aussi publier « Neige rouge », c’est un autre recueil de nouvelles de Katsumata qui me tente énormément. C’est tout ce qui a été traduit en France concernant cet auteur… snif

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    1. Curieuse d’avoir ton avis dessus Madame 😉 Un recueil étonnant. Cela ne m’aurait pas déplu s’il avait abordé uniquement la question du nucléaire. J’avais des appréhensions sur la partie « fantastique » (il faut dire que j’avais bien accroché avec « NonnonBâ » et j’avais peur de ne rester que sur le registre de la comparaison entre le travail des deux auteurs. Et puis finalement, comme tu le vois… les histoires de Katsumata m’ont convaincue 🙂 )

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    1. Très bel emploi de la métaphore graphique en tout cas. Je regrette de n’avoir pas inséré un visuel de la vignette car le propos se marie si bien au graphisme que les deux mêlés donnent une toute autre profondeur à cette phrase 😉

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    1. Bonjour,
      j’ai peu de références en manga. A une période, j’en lisais beaucoup et j’avais cette curiosité d’aller découvrir les auteurs asiatiques. Et puis trop de déception, de mauvais choix de lecture (certainement) et des lectures en demi-teinte m’ont progressivement amenée à arrêter d’aller piocher dans les mangas. J’essaye de temps en temps. Pour la première fois depuis longtemps, un album japonais m’interpelle, une aubaine !! Par contre, je sais que d’autres auteurs ont abordé la question des yokaïs et autres créatures imaginaires de la culture japonaise mais ne les ayant pas lus, seul Mizuki m’est venu à l’esprit 😉

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    1. Je reste très frileuse oui. Cette semaine, j’ai failli acheter « Les contes de la ruelle ». Vous m’aviez bien alléchés Noukette et toi. Et puis le dernier Peeters a croisé ma route. Un Fabcaro aussi… et un album que j’ai repéré chez Sabariscon (« Manouches« ) du coup, c’était vite vu 😳 )

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    1. De mon côté, ça faisait longtemps que je n’avais pas ressenti un peu de plaisir en lisant un manga. Maintenant, je pars toujours dans ma lecture (des mangas) comme si j’allais être déçue et pour une fois, ce n’était pas le cas. Après, il y a le côté frustrant propre au recueil (pas d’histoire complète, les personnages n’ont pas trop le temps de s’installer, on passe d’un univers à l’autre…) mais si tu le sens, alors ça vaut peut-être le coup d’essayer !

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    1. C’est sympa en effet et l’album permet de se représenter les différentes cordes que l’auteur a à son arc. Franchement, la robe graphique des dernières nouvelles (celles sur le thème de la filiation) sont vraiment très belles !

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