Tu n’as rien à craindre de moi (Sfar)

Sfar © Rue de Sèvres – 2016
Sfar © Rue de Sèvres – 2016

Chaque couple réinvente en permanence sa manière de vivre les sentiments amoureux. Pour Seabeastein et Mireilledarc, c’est par l’angle de la création artistique que l’émotion et le désir affleurent. Lui est peintre et vient de recevoir une commande d’un musée de réaliser un nu. Sa muse quant à elle réalise une thèse d’épigraphie.

Tous deux sont follement épris l’un de l’autre et le désir qu’ils ressentent semble intarissable. Aussi, c’est tout naturellement que Seabearstein demande à Mireille Darc de devenir son modèle. Peindre sa vulve, ses fesses, ses seins sont autant de défis qui renforcent l’excitation du peintre… et de son modèle qui exulte lorsque que son compagnon la contemple. Entretenir le désir, se saisir du moindre prétexte pour parler du sexe sous tous ses aspects, s’adonner aux ébats sexuels et jouir de chaque instant passé sont là les principaux points de ce à quoi ils aspirent. Ils s’aiment et l’Art leur permet de s’épanouir et de jeter les bases de leur relation naissante.

Cet appétit gargantuesque du corps de l’autre supportera-t-il les affres de la vie en couple ? Aidera-t-il ces amants à renouveler perpétuellement la curiosité réciproque dont ils font preuve ?

« Tu n’as rien à craindre de moi », voilà toujours ce que deux jeunes amants se promettent. Enveloppés par la nappe cotonneuse des sentiments, les premiers temps d’une relation amoureuse donnent l’illusion que le couple est invincible. Et à ce moment-là, rien ne semble être en mesure de ternir le plaisir d’être à deux. Chaque couple trouve son crédo, celui créé par Joann Sfar a ceci de curieux qu’il se consolide grâce et avec la « chose » artistique.

L’Art [dans son ensemble, à la fois symbole, processus de création, fonction sociale…] et les sentiments sont enchevêtrés dans le récit de cet album. Dépendants totalement l’un de l’autre, la création nourrit les émotions et leur permet d’être exprimées. En faisant sans cesse appel à des références artistiques, le couple Seabearstein – Mireille Darc donne un sens à l’excitation et au désir ressentis pour le partenaire. Ainsi, ces deux amants font appel à leur connaissance des créations réalisées à différentes époques de l’Histoire, ils se comparent parfois à des œuvres d’art et notamment aux canons de beauté d’époques révolues. Quelque soit le sujet abordé (la religion – et le judaïsme en particulier -, l’amour, la guerre ou l’amitié), l’expression artistique vient étayer leur propos.

A première vue, le scénario semble décousu. Dans les premières pages de l’album, il met en scène deux amants qui évoluent sur des plans parallèles ;ils semblent incapables d’avoir une conversation sensée, ils passent de la Grèce antique au poker, de Mireille Darc à une envie de glace, d’une envie de baiser à celle d’avoir un chien… A ce stade, on se demande où Sfar veut emmener son lecteur ? Est-ce là sa vision des sentiments amoureux ? Conçoit-il le fait que dans un couple, chacun aspire à connaître l’autre de façon grossière ? Que la recherche d’un consensus permettant d’intégrer l’autre dans son quotidien est un point d’achoppement ?

Quoi qu’il en soit, le couple décrit par Joann Sfar a – au début du moins – peu de prises pour se construire. Les amants butinent tandis que l’auteur sélectionne des morceaux choisis de leurs activités, tantôt faisant du shopping tantôt sirotant un verre en bord de mer, tantôt le jour tantôt la nuit, le seul point de rencontre étant ces nombreux moments où ils délaissent l’échange pour laisser parler leurs corps.

Puis, la frivolité s’estompe doucement. A l’instar de la relation amoureuse, le scénario se construit par strates et trouve rapidement son rythme. Les échanges gagnent en cohérence à partir du moment où les personnages s’installent en concubinage. Ils acceptent de se dévoiler davantage et se montrent sous leurs véritables visages. Tantôt taquins, tantôt témoignant d’une profonde sincérité, le lecteur ressent ce désir croissant et constant qu’ils ont l’un de l’autre. Sfar décrit bien cet état de gourmandise à l’égard d’un partenaire, cette envie d’aimer et d’être aimé très forte en débit de relation… et qui se délite trop souvent par la suite. L’auteur montre cette quête de séduction de chaque instant, on sait que les personnages ont conscience qu’ils vivent une période de félicité où la complicité s’installe, les sentiments se consolident et le sexe est une respiration. Joann Sfar suit le mouvement de construction d’un couple, invite le lecteur à les regarder évoluer ensemble, à caler son regard sur l’observation de leur corps car l’essentiel se joue là… dans le regard et le jeu de l’observation. Seabearstein se met à peindre, son amante devient son modèle. Dans cette fiction, le tout est de savoir si ces deux-là jettent finalement des bases solides qui leur permettra de perdurer. Un jeu d’amour et de hasard…

Je peux imposer mes mains sur ta fessitude ? (…) si on fait pas l’amour immédiatement, j’arrive pas à peindre

Dans le cas présent, Joann Sfar scrute la manière retenue par ses deux personnages pour entretenir leur passion. En toile de fond, l’auteur propose une réflexion sur le processus de création artistique et la fonction de l’Art dans notre société. Dans l’intimité de cette relation conjugale, la création artistique se greffe aux sentiments. Avec la survenue de cette commande d’un nu, ils vont exposer leurs corps (et surtout celui de la femme) lors de longues séances de poses. Un coup les fesses, un coup les seins, un coup les reins ou le sexe. Lui va y trouver une source d’excitation incroyable. Quant à elle, loin d’être en reste, elle est pourtant bien plus consciente de l’utilisation qu’elle en fait et des bénéfices qu’elle en tire : elle sait qu’elle l’excite et que cela met son amant sur les charbons ardents. Elle le fait languir, elle se sait désirable… elle en use et en abuse. Ce ménage à trois est-il cependant suffisamment solide pour perdurer ? Sauront-ils rebondir une fois qu’ils seront rassasiés de cette phase de contemplation des corps ?

Pour compléter le duo principal de personnages et permettre de sortir de cet huis-clos, Joann Sfar fait intervenir une poignée de personnages secondaires dont Protéïne (la meilleure amie de Mireille Darc) et Nosolo (un surnom donné au meilleur ami de Seabearstein car il est incapable de vivre seul). Ces deux protagonistes donnent si bien le change qu’ils permettent au lecteur de se situer dans cette intrigue originale.

PictoOKSurprenant et drôle. Nous sommes en présence d’une femme forte qui mène à la baguette (et sans avoir l’air d’y toucher) son petit monde tandis que face à elle, un homme pantin tente de donner le change. Dense sur certains passages mais rafraichissant dans l’ensemble.

la-bd-de-la-semaine-150x150Une lecture que je partage avec Stephie à l’occasion de la BD de la semaine.

Extrait :

« Même le diable ne peut m’enlever ce que j’ai dansé » (Tu n’as rien à craindre de moi).

 

Tu n’as rien à craindre de moi

One shot

Editeur : Rue de Sèvres

Dessinateur / Scénariste : Joann SFAR

Dépôt légal : avril 2016

104 pages, 18 euros, ISBN : 978-2-369-81231-9

Bulles bulles bulles…

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Tu n’as rien à craindre de moi – Sfar © Rue de Sèvres – 2016

Auteur : Mo'

Chroniques BD sur https://chezmo.wordpress.com/

36 réflexions sur « Tu n’as rien à craindre de moi (Sfar) »

  1. Reçu aussi. J’attends sa sortie pour le chroniquer. Je lis donc ton article en diagonale pour y revenir plus attentivement d’ici peu. ^^ (Mais voir le petit pouce levé est plutôt encourageant.)

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    1. J’ai un peu buté au début de la lecture et tiqué sur des réflexions sans queue-ni-tête comme
      « – T’es beau comme la parole de Dieu !
      – T’es belle comme un piercing »
      Bref, le temps de réajuster deux ou trois réglages et l’album se dévore ensuite sans difficulté 😀

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        1. Je comprends mais tu verras, ça ne pique pas l’œil tant que ça 😀 Les dessins semblent « biscornus » voire maladroits mais il n’y a pas mieux pour servir ce propos-là.

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  2. Tu en parles bien mieux que moi !
    J’ai eu un peu de mal à le chroniquer malgré mon coup de coeur évident.
    Etrangement j’ai du mal à dire pourquoi…

    En tout cas un vrai OVNI que je suis contente de partager avec toi cette semaine 🙂

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    1. J’ai eu du mal à le chroniquer aussi ! J’aurais aimé parler davantage de Protéïne et Nosolo, de la raison pour laquelle il appelle cette femme « Mireille Darc », du clin d’œil aux chroniqueurs Radio France, de la démarche de Sfar… mais, c’était trop compliqué 😀
      Après, je m’attendais un peu à ce dénouement mais ça n’a pas gâché le plaisir de la lecture.

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        1. Sfar surprend en permanence et le fait qu’il y ait peu de temps morts dans les dialogues aide aussi au fait qu’on lit l’album sans aucune difficulté 🙂

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    1. Son dessin est « particulier » oui. Il est cagneux et biscornu mais parfois, ça sert le récit.
      Me concernant, avec Sfar, ça passe ou ça casse. J’avais bien aimé « Klezmer » et m’étais ennuyée dans « Le chat du rabbin ». Ici, je sors satisfaite. Ce sont des lectures dans lesquelles il vaut mieux entrer sans avoir trop de certitudes sur l’accueil qu’on va leur réserver :mrgreen:

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