
« C’est un cor chromatique patiné qui m’a relié à Alexandre Tikhomiroff. Cet instrument de musique appartenait à son père, un Russe blanc qui, parmi des milliers d’autres, avait fui la révolution bolchévique et trouvé refuge en France. Il s’était alors « enrôlé » dans l’orchestre du Barnum Circus qui parcourait le pays dans les années vingt. Ce cor fait partie de la galerie des dons du Musée de l’histoire de l’immigration de la Porte dorée. Je l’avais choisi dans le cadre d’une commande du musée [avec le collectif des Carnettistes tribulants]. C’est donc par la vie du père que j’ai tout naturellement trouvé celle du fils, Alexandre. Nous nous sommes rencontrés à mon atelier. (…) Alexandre a posé modestement sur la table un petit livre jaune. Une photo centrée en couverture représentait un paysage de montagne de cailloux. « Voilà une petite chose que j’ai écrite. J’ai fait la guerre d’Algérie. » Je n’avais jamais lu d’ouvrage sur cette guerre encore taboue en France. Son récit m’a touché par sa sincérité et sa sensibilité. Rapidement, j’eus envie de le mettre en image et de le scénariser. »

Le passage que vous venez de lire est extrait de la postface de l’album. Gaétan Nocq explique les raisons qui l’ont amené à réaliser cet ouvrage et à adapter le témoignage d’Alexandre Tikhomiroff (« Une caserne au soleil – SP 88469 » édité chez L’Harmattan) en bande dessinée.
Sitôt ouvert, on est frappé par la précision des dessins. Tout est réalisé au crayon de papier mais l’œil et la main de l’auteur n’omettent rien. Chaque détail est là, nous faisant presque toucher les couleurs qui pourtant n’apparaissent pas sur ces pages. Le souffle du sirocco place son voile devant le paysage, atténuant les couleurs, le soleil peut presque nous éblouir, le jaune délavé du désert et le vert écrasant de la forêt s’étalent sous nos yeux. Le travail de l’auteur – en carnettiste aguerri – impressionne. A cela, s’ajoutent les observations du personnage principal qui finissent de planter le décor.

Ce dernier fut mobilisé en 1956 et affecté à la caserne de Cherchell en Algérie. Le témoignage débute par ses premières impressions de l’Algérie tandis qu’il observe le paysage qui s’étale sous ses yeux durant les derniers kilomètres qu’il lui reste à faire avant de poser son barda à la caserne. Il quittera celle-ci vingt-sept mois plus tard, à la fin de son service. Pour le lecteur, le voyage commence comme s’il s’agissait d’un séjour touristique. On contemple les champs d’orangers qui jalonnent la route de Cherchell, on profite du calme. Alexandre Tikhomiroff dit Tiko ou Alex, a vingt et un ans lorsqu’il est mobilisé.
Alors, nous avons Alexandre Tikhomiroff. Né en 1935 à Paris… Trois jours avant, j’étais incorporé à Vincennes. C’était le 11 novembre 1956. On fête la fin d’une guerre le 11 novembre. Là, c’était le jour du début de la mienne. J’ai attendu dans une salle immense avec plein de types, trois cents, cinq cents, peut-être plus. Quelques-uns étaient ivres, quelques autres pleuraient, tous avaient le cafard. Il pleuvait ce jour-là, il ne pouvait pas ne pas pleuvoir.
Rapidement, le narrateur prend ses marques. Le témoignage relate la vie à la caserne, l’attente des consignes, les nuits de garde qui s’éternisent dans le froid mordant de l’hiver. Durant ces heures de solitude, les mots de mise en garde des soldats déjà habitués à l’exercice lui reviennent à l’esprit. La tension gronde, on sent son corps tendu comme un arc, l’oreille attentive au moindre bruit, la peur qui est largement nourrie par le fait qu’on ne sait pas réellement à quoi s’attendre. Les nerfs sont à vif. Peu à peu, on prend l’habitude de ce rythme narratif qui injecte tantôt l’angoisse tantôt l’ennui. Les heures passées au dortoir à côtoyer ses pairs, les gardes, les entraînements…
Parfois, une lettre venait égayer la torpeur du noir ou rafraîchir le soleil
Gaétan Nocq nous dépose sur l’épaule de ce soldat que l’on entend réfléchir grâce à la voix-off. On découvre comment il a pu compléter sa modeste soldes grâce à la débrouille ; il prend des garde supplémentaire ou fait le service au mess des officiers. L’amitié timide entre les soldats s’installe lentement. A chaque page, on savoure l’extrême sensibilité de celui qui nous guide en ces lieux hostiles. Son sens de l’observation vient apaiser la tension et apporter quelque chose de familier à l’ambiance, se raccroche à des petits riens de sa vie d’avant comme pour relativiser l’horreur de la situation.

Quelques notes d’humour parsèment le récit et le rendent encore plus vivant, plus humain. Certes, ces deux qualités imprègnent déjà fortement le récit et cela ne l’en rend que plus fort. Gaétan Nocq sublime l’expérience d’Alexandre Tikhomiroff ; ses illustrations matérialisent parfaitement l’écriture descriptive employée pour construire ce témoignage. Il y a là une réelle capacité à faire ressentir l’ambiance des lieux et les émotions des différents protagonistes rencontrés. Les dialogues quant à eux sont laconiques mais leur concision contribue à mettre en valeur leur incroyable justesse. La concision sert ici l’efficacité du propos. On navigue de façon fluide entre la narration et l’illustration. Le lecteur a l’occasion de se retrouver très régulièrement face à des passages et/ou des pleines pages totalement silencieux et… c’est magique de pouvoir ainsi savourer ces paysages splendides, ces portraits hyper réalistes, les détails d’un mur de pierres ou encore la parure foisonnante d’un ciel de feuillages. Tout est observé, des colonnes de fourmis, le détail d’un uniforme et, une fois encore, cela contribue à mettre de la normalité dans une situation qui ne l’est pas. La guerre s’expose ici à nous dans ce qu’elle a de plus horrible et de plus beau. Les contrastes brutes et marqués, imposant un noir massif sur des dégradés de gris, sont déposés sur la page avec toute la douceur possible.
Puis, nous assistons au retour à Paris après vingt sept mois d’absence. Plaisir de retrouver la vie civile et troublante impression de sentir ce décalage, la frivolité d’un lieu malgré la gravité de la situation, la tension maintenue du fait des attentats de l’O.A.S. et, une fois encore, la nécessité de s’adapter à ce nouvel environnement en accordant une attention toute particulière au fait de ne pas se laisser dominer par le traumatisme occasionné par ces deux années de guerre.
Superbe adaptation qui donne envie de découvrir l’œuvre originelle.
Les chroniques de Walid Mebarek (sur El Watan), de Jean-Laurent Truc (Ligne claire) et de Daniel Muraz (Bulles picardes).
Les interview : de Gaétan Nocq sur BdGest, de Gaétan Nocq et Alexandre Tikhomiroff sur Cases d’Histoire.
Une lecture que je partage avec Noukette dans le cadre des BD de la semaine.
Extraits :
« Des collines arides, des mechtas isolées, des chemins secs parsemés de touffes de végétation brûlées par le soleil. Des couleurs vives partout qui changent dès que le soleil décline. Et ces montagnes d’un bleu effarant. Des montagnes comme une foule de géants silencieux. Elles se pressaient pour mieux me voir et m’appeler. Présence terrible car, en elles, se cachait la mort » (Soleil brûlant d’Algérie).
« Au « pourquoi je suis ici ? », chacun finissait par avoir une réponse presque collective, avec toutes les nuances possibles » (Soleil brûlant d’Algérie).
« Et moi, j’approchais de la veille de la quille. Je comptais surtout vers la fin. Certains comptaient en dimanches, d’autres en gardes, en tasses de café, en lettres à recevoir, en n’importe quoi. Dans ce monde cafardeux, on comptait tout. Et ces chiffres, dont on n’était jamais certain qu’un événement ne vienne pas les bouleverser, tendaient tous vers une seule et même échéance : la libération de ceux qui avaient survécu » (Soleil brûlant d’Algérie).
Soleil brûlant en Algérie
– d’après le récit d’Alexandre Tikhomiroff –
One shot
Editeur : La Boîte à bulles
Collection : Contre-Cœur
Dessinateur / Scénariste : Gaétan NOCQ
Auteur : Alexandre TIKHOMIROFF
Dépôt légal : mars 2016
240 pages, 20 euros, ISBN : 978-2-84953-260-7
Bulles bulles bulles…
En voila un que je m’empresse de noter ! Et pas seulement à cause des deux pouces levés 😉
J’aimeJ’aime
Un noir & blanc parfaitement maîtrisé, un témoignage dans lequel on entre immédiatement, un récit d’une profondeur incroyable… je continue ?? 😛
J’aimeJ’aime
Beau graphisme, j’aime beaucoup ! Pas emballée par le thème de prime abord mais je te fais confiance ! ^^
J’aimeJ’aime
J’avais peur au début que ce soit un récit de guerre comme on en voit souvent. Ici finalement, il est très peu question de combats (et lorsqu’il en est question, cela reste pour expliquer le contexte de l’époque) ; le personnage n’y est presque pas confronté. Un bel album, vraiment (et ces illustrations sont à tomber !!) 😉
J’aimeJ’aime
Noukette m’enlève les mots de la bouche. J’aurais pu écrire la même chose qu’elle.
J’aimeJ’aime
Je pense que tu aimeras cet album 😉
J’aimeAimé par 1 personne
Je te crois sur parole.
J’aimeAimé par 1 personne
Tout m’emballe ! Quel graphsime!
J’aimeJ’aime
Il est superbe. On peut se perdre un bon moment à contempler les détails que l’auteur a pris soin de placer dans les illustrations 😉
J’aimeJ’aime
J’adore le graphisme, ça donne très envie de découvrir l’histoire !
J’aimeJ’aime
Tout est très bien travaillé ici, le fond comme la forme. Vraiment un album à découvrir.
J’aimeJ’aime
Uhhhhhh ça me plait, terriblement, encore une fois :-p copine tentatrice 😉
J’aimeJ’aime
Voui, mais ça c’est parce que j’ai eu un gros gros coup de cœur pour cet ouvrage 😀
J’aimeJ’aime