Ô vous frères humains (Luz)

Luz © Futuropolis – 2016
Luz © Futuropolis – 2016

« Un enfant juif rencontre la haine le jour de ses dix ans. J’ai été cet enfant. » (Albert Cohen)

Après « Catharsis », un album intime que Luz avait réalisé après les attentats de Charlie Hebdo en janvier 2015, l’auteur revisite le roman d’Albert Cohen.

Cohen (Ed. Gallimard, Collection Folio)
Cohen (Ed. Gallimard, Collection Folio)

« Ô vous frères humains » est un texte autobiographique, donc les faits se sont passés en 1905, édité à quelques occasions avant d’être publié intégralement en 1972. Albert Cohen est alors âgé de 77 ans.

Entrée douce dans ce récit intimiste. En quelques pages muettes, on observe Albert Cohen aller et venir dans son appartement. Il est chez lui, cherche visiblement l’inspiration mais bute sur une page blanche. Les mots ne venant pas, il se place devant la fenêtre et observe la vie qui s’agite dans les rues de la ville. Puis, il vaque et trouve le manuscrit de son roman. Sur la couverture « Le jour de mes 10 ans ». L’envie d’écrire l’envahit mais il bute sur la page blanche. Que dire ? Par quoi commencer ? Ses pensées s’échappent vers ses souvenirs, il se revoit enfant… ce jour-là, il sort de chez lui, descend les escaliers et suit le chemin qui le mène à l’école. Il est joyeux. En fin d’après-midi, après les cours, il se met en quête de trouver un cadeau pour sa mère. Il voit une petite foule. Un attroupement s’est formé autour d’un vendeur à la sauvette qui vante les mérites d’une marque de produits d’entretien. L’enfant est ravi et s’approche de l’homme pour acheter un lot de son produit.

Toi, tu es un youpin !

Les premiers mots de l’album sont posés, nos yeux buttent dessus à l’instar de l’enfant qui a du mal à mesurer l’intérêt de cette affirmation, la portée qu’elle peut avoir… en quête de sens. Que vient faire-là cette réflexion gratuite, discriminatoire… antisémite.

Débarrasse voir un peu le plancher. Allez file. Va voir un peu à Jérusalem si j’y suis. On t’a assez vu, t’es pas chez toi ici. C’est pas ton pays ici, tu as rien à faire chez nous.

L’enfant est démuni. Il perçoit la dureté des propos, honteux mais désarçonné par les éclats de rire des badauds. Il prend l’injonction au mot et déguerpis. Dès lors, sa vie et sa perception des choses ne seront plus les mêmes.

« Pourquoi ? »…

… se demande-t-il. Pourquoi cette haine ? Pourquoi ce besoin de repli ? Ce désir de devenir invisible ? Se soustraire au regard des autres… de se soustraire de cette vie, de cette société qu’il ne comprend pas. Il angoisse, agonise, manque d’air. Phobie des autres, phobie du monde. Pourquoi ?

Des lavis, pages en noir et blanc baignées de gris, l’émotion de Luz quand il explique la relation qu’il a tissée avec cette œuvre. L’émotion qui le gagne, qui nous gagne lorsqu’on parcourt ces planches silencieuses. Luz construit des passerelles entre passé et présent. La mise en abyme d’Albert Cohen – tantôt adulte tantôt enfant – sur ces pages de papier montre le chemin parcouru par cet homme. Si le passage des années lui a permis de comprendre le monde dans lequel il évolue, le traumatisme vécu pendant l’enfance reste réel. Une souffrance due à l’incompréhension… en partie. Cohen est mélancolique. Il a perdu précocement son innocence enfantine de façon trop brutale.

Luz adapte le roman de Cohen. Luz se saisit des mots du romancier. Il les dessine, il leur donne une rondeur nouvelle. Il les tait, les glissant dans chaque illustration. Au lecteur de s’investir, de donner du sens à ces silences. L’exercice est facile, on comprend le sentiment de honte et d’injustice qu’il ressent, on comprend que cet enfant ne sait plus gérer sa colère et sa tristesse, on comprend qu’il a besoin d’aide mais qu’il ne sait pas la formuler. On comprend qu’il se bat avec des idées et un questionnement qui sont prêts à le dévorer. On comprend qu’il lutte avec la folie.

 Ô vous autres ! Aimez-moi ! Aimez-moi car je vous aime !

En fin d’album, des passages entiers du roman d’Albert Cohen sont illustrés avec timidité et respect. En quelques pages, les derniers chapitres du roman sont repris mot pour mot. Leur force nous saisit à la gorge. Une déferlante de mots sur la fin qui étourdit.

« Sans le camelot et ses pareils en méchanceté, ses innombrables pareils d’Allemagne et d’ailleurs, il n’y aurait pas eu les camps allemands et le peuple décharné de mes frères encore vivants dans leurs couches de bois, léthargiques à peine remuants qui attendaient en leurs guenilles rayées, ou nus déjà et les os démesurés sous les flasques peaux vides, attendaient leur tour dans les couches étagées, attendaient leur tour de mourir, attendaient avec l’indifférence de la prostration, attendaient cachectiques et détachés, attendaient, clochards de Dieu et oubliés des hommes, attendaient, desséchés, attendaient, avec parfois un geste malade, un geste sans but et très lent, attendaient, étendus ou accroupis en leurs couches dures, attendaient, indifférents à la vermine, attendaient, leurs yeux encore vivants, dans leurs vastes orbites effrayantes, yeux d’oiseaux nocturnes, yeux agrandis dans les faces creusées, attendaient, avec parfois un malade regard vers les suicidés de la nuit, piètres pantins pendus, attendaient, se souvenant des temps heureux, attendaient leur mort et la savaient proche, attendaient, respirant encore, respirant les effrayants relents annonciateurs, relents sortis des cheminées allemandes, longues cheminées des crématoires allemands, attendaient leur tour de tomber les uns sur les autres, avec les souillures de la peur, de tomber dans les chambres sifflantes de gaz Cyclone, chambres allemandes et gaz allemands. A cause de qui allaient-ils tomber, étiques dénudés, tomber les uns sur les autres, les yeux ouverts ? A cause du blond camelot et de ses pareils en méchanceté, ses innombrables, pareils d’Allemagne et d’ailleurs, tous les haïsseurs de juifs. »

PictoOKUne nouvelle catharsis pour Luz… et pour son lecteur.

Les faits se sont passés en 1905 mais on pourrait malheureusement raconter la même histoire et prétendre qu’elle s’est passée il y a 10 ans… 10 jours… hier. La haine est universelle, intemporelle. La peur de l’autre. Voilà le cœur du propos. La peur parce que cet Autre a des croyances différentes des siennes. Et cette méconnaissance d’autrui, ce sentiment d’impuissance face à la différence fait naître la haine. Un cercle vicieux. Pourquoi l’Homme est-il incapable de faire preuve de tolérance ?

Un album fort, une belle adaptation. A lire.

La chronique de Sabine.

Ô vous frères humains

One Shot

Editeur : Futuropolis

Dessinateur / Scénariste : LUZ

Dépôt légal : avril 2016

136 pages, 19 euros, ISBN : 978-2-7548-1643-4

Bulles bulles bulles…

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Ô vous frères humains – Luz © Futuropolis – 2016

Auteur : Mo'

Chroniques BD sur https://chezmo.wordpress.com/

8 réflexions sur « Ô vous frères humains (Luz) »

    1. Fan de Cohen ? Alors ça vaut peur-être le coup de tenter Noukette. Luz rend hommage à cet homme en même temps qu’il s’approprie son récit. C’est beau et ça sonne juste. Enfin, je dis ça… je dis rien 😛

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  1. Je le lirai quand il arrivera à la médiathèque. Typiquement le genre d’ouvrage que j’aime emprunter plutôt que de le garder sur mes étagères 😉

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    1. Après coup, je suis contente de ne pas l’avoir emprunté. Simplement parce qu’il m’a accroché (ces derniers temps, j’essaie même d’acheter les albums que j’avais empruntés il y a quelques années et pour lesquels j’avais eu un coup de cœur ^^ ; ça me permet de les relire – une fois n’est pas coutume – et de savourer une nouvelle fois le plaisir de les parcourir)

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