Winter Road (Lemire)

Lemire © Futuropolis – 2016
Lemire © Futuropolis – 2016

Province de l’Ontario au Canada, de nos jours.

Dereck est un solitaire. Sa mine renfrognée, sa gueule de guerrier, sa stature imposante… au premier abord, il n’attire pas la sympathie. Son franc-parler et sa réputation de bagarreur inspirent la méfiance alors, quand on le voit accoudé au comptoir du « Pit Stop », il faut avoir une bonne raison de le déranger. Il se pose toujours à la même place, descend bière sur bière en regarder un match de hockey. C’est son monde le hockey ou plutôt, c’était son monde… avant qu’il ne se fasse exclure de la NLH, avant que plus aucune équipe n’accepte de le faire jouer. Pourtant, en ce temps-là, il rayonnait. Une carrière prometteuse s’offrait à lui. Parce qu’il est incapable de contenir sa colère, il a été contraint de renoncer à toutes ses ambitions. Aujourd’hui, il n’est plus que l’ombre de lui-même. Pour oublier, il s’imbibe d’alcool et parvient à conserver son boulot de cuisinier par on ne sait trop quel miracle.

Et puis il y a Bethy. Partie à la hâte de Toronto. Elle remonte vers le nord, elle veut changer de vie. Elle fuit, portant sur elle les stigmates d’une vie ratée. L’œil au beurre noir, l’esprit en berne, elle marche vers Pimitamon, sa ville natale. Son blouson en jean la protège à peine du froid. Elle est si frêle qu’on se demande où elle a bien pu trouver la force de s’extraire des coups de son homme, de la drogue et de la misère. Fauchée, déprimée, déboussolée… tout ce qu’elle sait, c’est que son frère est la dernière lueur d’espoir qui lui reste. Son frère est la dernière personne en qui elle a confiance. Son frère Dereck.

A chaque fois que je tiens un nouvel album de Jeff Lemire en mains, c’est comme un petit événement. La lecture nécessite un minimum d’organisation, ne serait-ce que le fait d’aménager un temps de lecture durant lequel je suis certaine de ne pas être dérangée. Les mêmes questions qui reviennent à chaque fois : est-ce que ce sera une claque comme « Essex County » ou un plaisir plus timide comme « Jack Joseph » ? La lecture sera-t-elle interactive comme « Trillium » ou addictive comme « Sweet tooth » ?

Les histoires qui jaillissent de l’esprit de Jeff Lemire me fascinent. Ses personnages mélangent force et fragilité ; ils sont bousculés par leurs doutes, déstabilisés par l’imprévu, observent, attendent et finalement, se jettent dans la gueule du loup pour affronter leurs propres démons.

Le couple fraternel que forment Dereck et Beth n’échappent pas à cette malédiction. Pour construire cette histoire, Jeff Lemire est revenu dans un lieu qu’il ne connait que trop bien – l’Ontario – dans une petite commune que l’on imagine non loin d’Essex, sa ville natale. On y retrouve les mêmes gueules cassées, les mêmes solitudes qui crient en silence, le même rythme de vie tranquille… et puis cette similitude avec la présence de Bethy qui apparaissait ponctuellement dans « Essex County ». Est-ce la même femme ? Est-ce un hasard ? Le point commun le plus frappant est l’attrait que Dereck (héros de « Winter Road ») et Lou (héros de « Essex county ») partage pour le hockey. Les mêmes rêves brisés, les mêmes carrières d’hockeyeur qui ont stoppé net, les mêmes hommes cassés renvoyés à leur dure réalité.

Dans cet album, on flotte dans des tons bleutés. Seuls les souvenirs sont en couleurs, faisant penser à un passé radieux, idéalisé malgré les bleus qui ont marqué le cœur durant l’enfance chaotique de Beth et Dereck. Un passé idéalisé, vestige d’un temps révolu où la souffrance était moins tenace, où les personnages pouvaient encore compter sur la présence rassurante de parents, où les décisions prises – même mauvaises, même prises sous le coup de l’impulsivité – n’étaient pas de nature à rompre des amitiés… à décevoir de façon irréversible. Un passé révolu qui s’est effacé derrière un présent morne, où les personnages sont mélancoliques, torturés par leurs vieux démons. « Le bleu est symbole de vérité, comme l’eau limpide qui ne peut rien cacher » peut-on lire dans les différents textes expliquant la symbolique des couleurs. En choisissant cette ambiance graphique bleutée, Jeff Lemire nous permet de comprendre que ses anti-héros ne sont pas dupes quant à ce qu’ils sont devenus.

PictoOKLe trait de Jeff Lemire s’est structuré. Plus apaisé, plus précis. Il ne joue plus de la même manière avec les contrastes, a abandonné l’emploi du noir et blanc pour se saisir de la couleur, pour jouer avec l’ombre et la lumière. Pas le meilleur Lemire mais une fois la lecture engagée, l’auteur nous tient en haleine. On sent que les personnages nous échappent car on les sent capables de tout sans pour autant parvenir à deviner leurs intentions. Un album prenant même si l’on reste spectateur des événements.

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Pour la première fois, j’accueille la « BD de la semaine ». Je tremblais tellement à cette idée que j’ai demandé à Jérôme s’il acceptait de m’accompagner sur une LC… Le rendez-vous BD du mercredi est quelque chose de précieux, une aventure débutée en 2009. A l’époque, j’avais suivi Mango. Le partage s’appelait alors « La BD du mercredi ». Le principe quant à lui n’a pas changé : un partage hebdomadaire autour d’un album qui vous a plu ou déplu, de la découverte. Vous trouverez ci-dessous les liens des participations d’aujourd’hui… et si de nouveaux lecteurs souhaitent se joindre à nous pour un, deux, trois ou tous les mercredi du mois… vous êtes les bienvenus !

Les chroniques « BD de la semaine » à découvrir chez :

Nathalie : La Maison (Roca)
Nathalie : La Maison (Roca)
Noukette : Jules B (Modéré)
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Lemire © Futuropolis – 2016
Jérôme : Winter Road (Lemire)
Donner - Moreau © Rue de Sèvres - 2015
Moka : Tempête au haras (Donner & Moreau)
Omont - Zhao © Editions Feï - 2012
Enna : La balade de Yaya, intégrale 1 (Omont & Zhao)
Omont - Zhao © Editions Feï - 2013
Enna : La balade de Yaya, intégrale 2 (Omont & Zhao)
Omont - Zhao © Editions Feï - 2015
Enna : La balade de Yaya, intégrale 3 (Omont & Zhao)
Mylène : Les Campbell, tome 1 (Munuera)
Mylène : Les Campbell, tome 1 (Munuera)
Saxaoul : Tib et Tatoum, tome 1 (Grimaldi & Bannister)
Saxaoul : Tib et Tatoum, tome 1 (Grimaldi & Bannister)
Karine : Literary life (Simmonds)
Karine : Literary life (Simmonds)
Charlotte : Regarde les filles (Bertin)
Charlotte : Regarde les filles (Bertin)
Sabine : Les mutants, un peuple d'incompris (Aubry)
Sabine : Les mutants, un peuple d’incompris (Aubry)
Sandrine : Seules contre tous (Katin
Sandrine : Seules contre tous (Katin)
Hélène : L'Ile au Trésor (Corteggiani & Faure)
Hélène : L’Ile au Trésor (Corteggiani & Faure)
Jacques : Sambre, tome 7 (Yslaire)
Jacques : Sambre, tome 7 (Yslaire)

Winter road

One shot

Editeur : Futuropolis

Dessinateur / Scénariste : Jeff LEMIRE

Traduction : Sidoine VAN DEN DRIES

Dépôt légal : septembre 2016

280 pages, 28 euros, ISBN : 978-2-7548-1695-3

Bulles bulles bulles…

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Winter Road – Lemire © Futuropolis – 2016

Auteur : Mo'

Chroniques BD sur https://chezmo.wordpress.com/

31 réflexions sur « Winter Road (Lemire) »

  1. J’aime bien ce que fait Jeff Lemire. Je n’ai jamais eu de gros coup de coeur mais ses albums sont des valeurs sures à chaque fois. Je suis davantage tentée par « Winter Road » que « Trillium » ou « Sweet tooth » (les 2 que je n’ai pas lus) car je préfère le monde réel. J’ai eu la même pensée que toi concernant le hockey, c’est un thème récurrent chez Lemire. En bonne canadienne, ça ne me déplaît pas 😉

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    1. Lemire réalise des albums vraiment très différents les uns des autres. Et quelque soit le genre qu’il explore, il parvient à chaque fois à faire passer quelque chose au lecteur. Il y a « Descender » dont j’ai raté la sortie mais je compte bien rattraper cela 🙂

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        1. Son dessin hésite souvent ou en tout cas, c’est l’impression qu’il donne. Mais on est vite pris par l’histoire et ces petits « défauts » ne se voient plus au bout de quelques pages

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  2. comme je le disais chez Jérôme, j’avais été tentée par cette BD et vous me donnez tous les deux envie de m’y plonger ! Je suis ravie de faire depuis peu partie de ce RDV hebdomadaire 🙂

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    1. Merci Madame ! Et merci pour l’accueil que vous m’avez réservé toutes les trois !!
      Pour le moment, ça se passe bien… et je compte bien dresser toutes ces couvertures pour que, la prochaine fois, elles s’alignent comme bon leur semble ! Peuchère ! Quelle lutte !! J’ai fini par abandonner :mrgreen:

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  3. Encore un auteur que je ne connais point du tout 😉 punaise ça en fait des trucs à découvrir si c’est pas bon ça !!!!
    tu me conseillerais quelle BD ?
    bisous copine ❤

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    1. « Essex county » !!!! Sans aucune hésitation !
      Après, si tu as envie de jouer avec le livre, le retourner pendant la lecture, revenir en arrière, te perdre entre présent, passé et futur, il y a « Trillium » qui est très bien fait 😉
      Biz m’dame ❤

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    1. Même ambiance mais le ton est un peu plus lourd. Il faut dire qu’il n’y a pas le petit Lester (et sa cape magique) ; malgré lui, grâce à sa naïveté, il donnait un tout petit peu de légèreté, un peu plus d’espoir à cet univers

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  4. De Lemire je n’ai lu que les deux premiers tomes de Sweet Tooth (que j’ai adorés, mais malheureusement je n’ai pas moyen de me procurer les suivants en VO pour l’instant). J’ai très envie de lire son Essex County aussi, et Winter s’ajoute du coup à la liste des titres que je veux lire 🙂 Merci pour cette chronique

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    1. J’ai trouvé cet album un peu moins percutant que « Essex county » mais tout de même, j’aime réellement Lemire lorsqu’il est dans ce registre-là d’histoires.
      Le second tome de Sweet tooth m’attend, il faut juste que je trouve un brin de temps pour le lire mais vu l’accroche avec le tome 1… je n’ai pas grand doute sur le plaisir que je vais y trouver. Il y a eu finalement peu de temps entre la sortie des tomes 1 et 2 en version française… on ne devrait pas trop attendre pour le troisième 😉

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  5. Je ne suis pas du tout spécialiste de BD (je ne connais même pas Jeff Lemire) mais ce RDV hebdomadaire me permet de développer un peu ma culture !

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    1. Je crois qu’en ce qui concerne la découverte de nouvelles BD, ce rendez-vous hebdomadaire nous loge tous à la même enseigne 😉 😀

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  6. C’est réaliste et brut, sans jugement, tout ce que j’aime. Comme la petite lueur d’espoir finale qui montre que le tableau n’est pas complètement sombre.

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    1. Pas complètement sombre oui, mais avant que le tunnel soit loin derrière eux, ils ont encore une bonne paire d’heures de vol devant eux…

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    1. Zombie ? 😀
      Mmh, c’est vrai que ce n’est pas très… avenant ^^ Et j’avoue que si l’album n’avait pas été réalisé par cet auteur, j’aurais feuilleté à deux fois avant de me lancer dans l’album 🙂

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