La dernière représentation de Mademoiselle Esther (Jaromir & Cichowska)

Jaromir – Cichowska © Des Ronds dans l’O – 2017

« GHETTO DE VARSOVIE. Près du mur sud où se trouve aujourd’hui le théâtre de marionnettes  » Lalka « , se dressait autrefois un bâtiment gris de quatre étages : le dernier siège de l’orphelinat juif  » Dom Sierot « , dirigé par le Docteur Korczak, et qui dans cette période sombre, fut un refuge pour deux cent enfants. Ce qui se passa alors dans les rues et à l’intérieur de la maison, ce que ces enfants y virent, entendirent et pensèrent vous est conté ici par deux de ses occupants : Genia, une petite fille de douze ans, et le Docteur lui-même » (présentation de l’éditeur en page de garde).

Je ne connaissais pas l’existence du docteur Janusz Korczak jusqu’à ce que je lise cet album. La démarche d’écrire ce qui se passe dans le ghetto de Varsovie, ce dont il est témoin, se rapproche de celle d’Emanuel Ringelblum qui avait invité les habitants du ghetto à témoigner par écrit de la vie dans le ghetto (un album récent lui est consacré : voir ma chronique sur « Varsovie Varsovie »). Dans le présent album, il n’est pas fait référence à l’initiative de Ringelblum.

C’est le 13 mai 1942 que s’ouvre son journal. Très vite, les pages du journal de la jeune fille viennent lui donner la réplique. Autre regard. Autre sensibilité. Autres inquiétudes. Le même quotidien vu d’un autre angle. J’ai de suite été frappée par les dessins de Gabriela Cichowska.

Parfois, les planches sont très dépouillées et proposent un dessin sobre réalisé. Crayon de papier, crayons de couleur. Instants suspendus où l’on observe un personnage (souvent un enfant) perdu dans ses pensées ou totalement absorbé par ce qu’il est en train de faire. On lit la tristesse dans ses yeux, on voit l’ennui dans sa posture corporelle. On voit que la guerre a eu tôt fait de lui voler son enfance, qu’elle a englouti son innocence. L’attente et la peur marquent les expressions des visages de cernes, elles gomment les sourires malgré les efforts répétés des adultes à formuler des phrases réconfortantes, des mots d’espoir. On les sent si fragiles !

– (..) Elles ont de la visite.
– Regarde, Tola, je n’en ai pas, moi, dis-je en les déposant – l’un après l’autre – dans la boîte : Maman, Papa, Aaron… Ma famille de papier.

A d’autres moments, les planches affichent timidement des couleurs. C’est le jour, la vie grouille dans les rues du ghetto et dans les couloirs de l’orphelinat mais l’illustratrice ne fait appel qu’à une palette réduite de couleurs. Marron, gris, noir, beige, quelques rares bleus métalliques délavés par-ci, un vert timide par-là. Gabriela Cichowska colle, coupe, brûle, froisse, déchire et assemble différentes formes de différentes textures dans les illustrations. Elle fait appel à des vieilles photos, des coupures de journaux, des cartes postales, des plans, des lettres manuscrites, des feuillets détachés de blocs d’éphéméride, des silhouettes découpées dans des revues d’époque, des tickets, des morceaux de cuir, de tissus, de papier gaufré, de carton… Objets, symboles, motifs… Les étoiles de David sur les vêtements, les miches de pain gigantesques et insolentes dans la vitrine d’une boulangerie, les carreaux d’une mosaïque, un livre, un pendentif…Les illustrations s’animent grâce à ce contenu éclectique. L’auteure joue avec différentes textures, avec différents papiers, avec différents outils de dessin. Cela crée une ambiance intemporelle dans laquelle la lumière est diffuse, comme tamisée. On attrape toutes les sensations au vol, qu’elles soient neutres, ternes ou vives : la curiosité, l’attente, la tension, l’inquiétude, la tristesse… la complicité, la tendresse, la fierté, l’envie, la jalousie… la colère… l’impuissance… L’impuissance que ressent le Docteur est grande. Il a du mal à se résoudre à ne pas pouvoir venir en aide aux enfants des rues, livrés à eux-mêmes. Mais l’orphelinat n’a plus de place.

Enfants des rues. Jour après jour, mois après mois, la guerre les crache par milliers. Telle une mer en furie larguant sans relâche de tout petits coquillages sur ses rives. Les orphelinats – il y en a trois douzaines ici, dans le ghetto – craquent de partout.

Alors c’est un vrai cadeau du ciel de voir un visage s’illuminer à l’écoute d’une histoire ou à la vue de la photo d’un proche, c’est un instant précieux lorsqu’une mélodie parvient à émouvoir. Alors oui, faire découvrir à ces enfants le conte écrit par un poète indien, leur proposer d’en faire une pièce de théâtre et de donner une représentation publique, oui… voilà un projet capable de les emmener à mille lieues de leur quotidien, loin des affres de la guerre, loin de la famille, de la peur des déportations, de la peur du soldat qui monte la garde dans la rue de l’orphelinat. Alors les planches se parent d’ocres orangés chaleureux pendant que les enfants imaginent des paysages inconnus. La vie a de nouveau un but jusqu’à la représentation finale ; cela rompt la monotonie de l’orphelinat, il y a des rôles à apprendre et des costumes à faire.

Adam Jaromir. Le propos percute. Triste et désespéré. Pourtant personne n’est prêt à capituler. Sa manière d’imbriquer le journal du docteur et celui de l’enfant donne une profondeur incroyable au scénario. On entend le timbre de chaque voix-off. La narration suit son fil, brute, sincère, elle nous touche. La voix de cette enfant qui décrit le quotidien morose de l’institution, les rituels. On entend les inquiétudes de Janusz Korczak, son envie d’accueillir de nouveaux enfants, de les soigner, de les aimer, de les aider à supporter cette cruauté… jusqu’à ce qu’un jour meilleur arrive… qui sait.

Un garçon m’a dit en adieu : « Sans ce foyer, je ne saurais pas qu’il y a des gens honnêtes dans le monde et que l’on peut dire la vérité. Je ne saurais pas qu’il y a des lois justes dans le mondes ». Combien d’épaules courbées cette maison aurait pu redresser s’il n’était pas arrivé. Ce mois de septembre 1939. Et avec lui… barbelés, tessons de verre, menaces et fusils.

Consigner les souvenirs. Aider la mémoire à se rappeler. Ne pas oublier. Ne rien oublier. Un album qui remue. Une précieuse pépite.

La dernière représentation de mademoiselle Esther

– Une histoire du ghetto de Varsovie –
One shot
Editeur : Des Ronds dans l’O
Dessinateur : Gabriela CICHOWSKA
Scénariste : Adam JAROMIR
Dépôt légal : avril 2017
140 pages, 24 euros, ISBN : 978-2-917237-98-4

Bulles bulles bulles…

La vidéo présentant l’album.

Ce diaporama nécessite JavaScript.

La dernière représentation de Mademoiselle Esther – Jaromir – Cichowska © Des Ronds dans l’O – 2017

Auteur : Mo'

Chroniques BD sur https://chezmo.wordpress.com/

11 réflexions sur « La dernière représentation de Mademoiselle Esther (Jaromir & Cichowska) »

  1. Le sujet m’intéresse et en plus il semble utiliser diverses techniques dont le collage… que pratique. Donc une chouette découverte!

    J’aime

    1. Tu fais bien. Le graphisme tient en respect au début (du moins, si on se contente de feuilleter l’album). Mais côté narration, une claque !

      J’aime

Laisser un commentaire

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur la façon dont les données de vos commentaires sont traitées.