Sérum (Pedrosa & Gaignard)

Pedrosa – Gaignard © Guy Delcourt Productions – 2017

France.

Année 2050.

La Vème République n’existe plus. Un nouveau régime lui succède : l’Union Nationale. Le mot d’ordre du pouvoir est la transparence. Chaque jour, la Présidente rend compte de la manière dont elle dirige la France via une émission télévisée.

Transparence…

Dans cette nouvelle société, les rapports humains sont aseptisés. Chômage, suspicion, ambiance délétère… les sourires sont rares sur les visages que l’on croise. Quant aux seniors, hors de question qu’ils se la coulent douce pendant leur retraite. L’Etat leur a réservé une place de choix dans les sociétés civiles où ils sont mis à contribution ; à la place du farniente, les retraités nettoient la voie publique. La retraite ? Aux oubliettes !

Le bonheur…

Des flics absolument partout prêts à bastonner au moindre faux pas. Les allées et venues des habitants sont contrôlées. Un suivi médical obligatoire. Paris est quadrillée et découpée en zones. Pour changer de zone, il faut passer par un checkpoint.

Etat policier.

Chaque soir, un couvre-feu instaure la veille énergétique. Plus une seule lumière jusqu’au lendemain matin. Toute la nuit, les pancartes de l’Union nationale mettent en garde : « consommer de l’énergie pendant la veille est un délit » … Puis ces forêts d’éoliennes aux portes de la ville. Un brouillard de pollution qui ne se dissipe pas. Les parcs de jeux pour enfants sont déserts. Des bons d’approvisionnement. Un marché noir pour acheter les produits de premières nécessité… à commencer par l’eau potable. Paysage gris. Ville sans âme. De longues nuits grises et ennuyeuses entrecoupées de longues journées insipides et routinières.

Etat policier…

Kader travaille pour l’Union nationale. Il fait partie d’une équipe de maintenance des parcs d’éoliennes. Il a la mine antipathique de ceux qui ne veulent pas nouer de contact avec les autres. Après le travail, Kader rentre dans son minuscule studio. Une fois par semaine, il traverse la ville, passe un checkpoint et entre dans la zone où se trouve l’institution où vivent sa femme et sa fille. Depuis leur séparation, Kader ne peut voir sa fille que par le biais de rencontres médiatisées.

Chaque séance est une douleur. A chaque fois, il fait face à son ex-femme qui le questionne sur leur ancienne relation. Et même si Kader voulait la ménager, il ne peut mentir. Cela fait maintenant quatre ans qu’il a reçu une injection de zanédrine. Ce sérum l’empêche de mentir.

 

C’est inhumain d’être obligé de dire la vérité malgré soi

 

Je n’aurais jamais imaginé Cyril Pedrosa (Portugal, Trois ombres, Les Equinoxes…) sur un tel sujet du moins, pas sur un ton aussi incisif. Et puis tirer les ficelles de cette manière… j’ai vraiment été surprise. Surprise au point d’avoir un sentiment d’inachevé en refermant le livre, le sentiment que nous n’avions pas les réponses à toutes nos questions. Ma première impression était plutôt agacée d’avoir été baladée et de me sentir au moins aussi amère que le personnage principal…

Et puis en laissant décanter un peu la lecture, j’ai compris certaines choses après coup. J’ai compris que les informations données ça et là n’étaient finalement pas inutiles… des petites touches par-ci par-là qui donnent du sens à l’ensemble. J’ai compris que j’avais « lu de travers » et qu’en fait tout nous était servi sur un plateau, à condition de le voir… J’ai compris ce qui rebutait tant cet homme à l’idée de ne plus pouvoir mentir. Alors j’ai relu. Et j’ai savouré la manière dont la question de fond était traitée et décortiquée. Et le côté cynique de l’histoire n’a pas été pour me déplaire.

Le scénario est oppressant. Il décrit une vie sans reliefs et une difficulté importante que le héros rencontre pour assumer la responsabilité de ses actes.

Une dystopie pesante. Forcément déprimante. On rage. Une impression d’injustice envahit tout le récit.

A chaque page, Cyril Pedrosa ressert l’étau, nous englue dans cet univers, nous indigne. La société décrite pue la censure, l’hypocrisie… une dictature maquillée ; sans trop forcer, on pourrait presque se croire sous l’Occupation. On est le pion des auteurs qui nous forcent à imaginer qu’une telle éventualité n’est pas si insensée… A l’instar du héros, on est un pion privé de toute marge de manœuvre et qui refuse d’accepter cette société. Et tandis qu’il se dégoûte de n’être que l’ombre de lui-même nous on peste de n’être rien d’autre que les spectateurs de cette fiction d’anticipation.

Et moi je vous réponds. Je réponds aux questions de tout le monde d’ailleurs… Avec ce putain de sérum, je suis devenu tellement transparent que je n’existe même plus…

On colle à son apathie, à son stress, et quand le rythme s’accélère, on savoure cette agitation. Deux dimensions dans cette lecture puisqu’on balance entre l’empathie que l’on ressent pour le personnage et l’antipathie que l’on nourrit à l’égard de ce système. Nicolas Gaignard choisit des couleurs ternes ; inconsciemment, on se laisse envahir par l’idée d’une société austère qui a tourné le dos à la démocratie. Difficile d’imaginer Paris telle que les auteurs la décrivent.

Bien sûr il y a tout l’apparat hypocrite des politiques. Bien sûr il y a de la corruption, de la manipulation. Mais derrière les apparences, quels sont les enjeux ? Encore un album qui gratte. Mais un bien bel album qui fait cogiter.

Une lecture que je partage avec Jérôme.

La « BD de la semaine » se donne aujourd’hui rendez-vous chez Noukette !

Sérum

One shot
Editeur : Delcourt
Dessinateur : Nicolas GAIGNARD
Scénariste : Cyril PEDROSA
Dépôt légal : octobre 2017
150 pages, 18.95 euros, ISBN : 978-2-7560-6591-5

Bulles bulles bulles…

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Sérum – Pedrosa – Gaignard © Guy Delcourt Productions – 2017

 

Auteur : Mo'

Chroniques BD sur https://chezmo.wordpress.com/

32 réflexions sur « Sérum (Pedrosa & Gaignard) »

  1. Ce que tu en dis me tente beaucoup mais quand je l’ai feuilleté, les dessins ne m’ont pas emballés, je pense que je l’emprunterai plutôt que de l’acheter mais tu me redonnes envie de le lire 😉

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    1. L’ambiance graphique est assez sombre et à feuilleter… je sais que s’il n’y avait eu Pedrosa aux commandes, je ne suis pas certaine que je me serais lancée 😉

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    1. Hé hé hé ! Et c’est tant mieux parce qu’il est rudement bien cet album ! Je pense qu’il pourra tout à fait te plaire en plus ! 😉

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  2. ça ressemble un peu à la Chine de Mao dis donc ! Un peu vers un futur potentiel, un peu vers un passé oublié.

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    1. C’est ça ! Une France d’avant plaquée sur une France de demain qu’on ne veut forcément pas ainsi mais vu le monde fou fou, rien d’impossible !

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  3. Evidemment vous donnez sacrément envie, mais après « le voyageur » je vais attendre un poil ! Genre après « Les vieux fourneaux », le dernier Fabcaro ou le dernier tome de « La guerre des Lulus » (t’as vu ce programme BD chargé que j’ai pour les prochaines jours :-p )
    Bisous ma copine ❤

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    1. :mrgreen:
      Je ne sais pas trop dans quel ordre mais je suis bien décidée à me faire le même petit programme vois-tu 😛
      Courage pour la journée !! 😉 ❤

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  4. Oh punaise ça fait froid dans le dos cette affaire là ! J’adore Pedrosa, curieuse je suis du coup, mais suis pas des masses emballée par le trait un poil sec de Gaignard par contre, affaire de goût…

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    1. Oui ça je suis d’accord mais ça marche bien, ce trait-là sur ce scénario-là. La société est toute sèche, austère, je ne vois pas trop qui pourrait être heureux dans ce contexte alors du coup, cette lourdeur graphique pose assez bien les choses

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  5. En effet ça fait froid dans le dos mais très tentée malgré tout ! Portugal est sur mes étagères à m’attendre… Je n’ai encore rien lu de l’auteur mais ce que tu en dis me conforte dans mon envie de le découvrir très vite !

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    1. J’avais eu un gros coup de cœur pour « Portugal » !
      Pour le coup, la chaleur de l’un est à l’exact opposé de la dureté de l’autre. Et les deux titres sont excellents 🙂

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  6. J’aime beaucoup la SF et les dystopies, mais j’avoue que le dessin ne m’emballe pas, trop gris, trop terne. Peut-être si je le vois passer à la bibli car ton billet donne envie de suivre ce scénario. Merci

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    1. Là je ne mettrais pas l’étiquette SF en fait. C’est de l’anticipation, ça oui, mais SF pas trop (pas d’effets spéciaux, de vaisseaux, de trucs technologiquement révolutionnaires koa). C’est notre société dans un futur légèrement anticipé et on le voit à quelques gadgets tout au plus 😉

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    1. Toujours spéciale une dystopie, jamais joyeux quoi. Mais je le redis, ce n’est pas de la SF (je vais me relire du coup parce que si j’ai employé ce terme dans ma chronique, il faut que je l’enlève !)

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      1. Je me réponds du coup 😛 J’ai parlé de « fiction d’anticipation » mais pas de science-fiction. Pour moi, la SF c’est vraiment le truc qui met les petits plats dans les grands côté épopée/aventure/combats/technologies/voire aliens… Si je me rappelle bien (mais je l’ai jeté), sur le bandeau de l’album figurait « récit d’anticipation politique »

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  7. Le dessin est parfait pour cet univers, on ne pouvait pas trouver mieux selon moi. Et pour le reste, on s’est tout dit en off alors pas la peine que j’y revienne :p

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  8. Je crois que j’ai bien fait de lire la chronique de Jérôme avant la tienne (et son comm me le confirme je pense) car tu me donnes davantage envie de découvrir cet album (comme quoi les LC ou avis multiples sont indispensables!).
    J’aime le fait que tu nous dises que tu as eu besoin de laisser décanter pour comprendre, que l’histoire ne se livre pas d’emblée, et ça, ça me donne carrément envie de le lire! Alors merci 🙂

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    1. Avec Jérôme, je crois qu’on se complète bien. Une perception légèrement différente de l’album, mais pas tant que ça finalement. Je pense qu’il y a des lecteurs qui n’accrocheront pas forcément avec cet album-là parce que le perso principal n’est pas forcément sympathique (après, la situation dans laquelle il se trouve le rend touchant)

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    1. Oui effectivement, rien n’est réjouissant (en apparence) dans cet album. C’est gris, gris et gris. Mais l’histoire remue et rien que pour ça, je crois qu’elle mérite qu’on se penche dessus 😉

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