L’Homme gribouillé (Lehman & Peeters)

Lehman – Peeters © Guy Delcourt Productions – 2018

Paris. Il pleut. Il n’arrête pas de pleuvoir. La ville est inondée. On entre dans la grisaille de la ville. L’album sera en noir et blanc comme pour mieux coller à la réalité.

Vous le sentez pas ? Moi, je le sens. C’est dans l’air. Dans la lumière aussi. Cette espèce de gris plombé. Le mon est lourd et plein.

Betty est revenue vivre chez sa mère, Maud, le temps que les travaux dans son appartement soient terminés. Betty est revenue vivre chez son excentrique mère avec sa fille, Clara, une adolescente sympathique, franche, mature et mesquine. Comme à chaque fois qu’une échéance professionnelle importante approche – le genre de dossier où il ne faut pas se louper – les angoisses de Betty se manifestent par le fait qu’elle est incapable de prononcer un seul mot. Réduite au silence… pour quelqu’un qui travaille dans le monde de l’édition, ce n’est pas aberrant de repasser par l’écrit pour communiquer. Mais pour ce rendez-vous important qui arrive dans deux jours, il faudra qu’elle ait retrouvé la voix !
En attendant la fin des travaux, les trois femmes cohabitent, à la grande joie de Maud. Jusqu’à ce que Max sonne à la porte en pleine nuit. Max, mystérieux sous son masque inquiétant, étrange dans son manteau de plume, vient réclamer le paquet que Maud devait lui remettre. Il menace, ordonne, intimide pour obtenir son dû… et comme Maud ne se réveille pas, il semble transmettre une lourde malédiction à Clara. Des images jaillissent du passé et l’ombre de cet oiseau de mauvais augure va s’étendre sur cette petite famille qui menait jusque-là une vie plutôt paisible.

Je suis entrée dans l’album avec précipitation. Le seul fait de voir les noms de Serge Lehman – « La Brigade Chimérique » ou « Thomas Lestrange » – et de Frederik Peeters – difficile de tout nommer, je n’ai pas tout lu mais je n’en suis pas loin, je cite en vrac l’excellent « Lupus » , le poignant « Pilules bleues » ou bien encore la série « Koma » ! – a suffit pour que mon cœur ne fasse qu’un tour. J’ai donc ouvert cette bande dessinée en salivant d’avance…

C’est avec un Paris essoré par les pluies incessantes que le scénario s’installe. On entre dans le quotidien englué de Betty, l’une des héroïnes de cette histoire. Car Fred Peeters et Serge Lehman, les deux scénaristes, n’ont pas choisi un personnage central mais un trio de femmes.

La première des trois que l’on rencontre, c’est Betty. Pour cela, on pousse la porte d’un bar de quartier et on s’accoude au comptoir à côté d’elle. On cale vite notre respiration sur la sienne puis on ajuste nos enjambées sur les siennes pour aller affronter cette humidité poisseuse qui nous fait frissonner. On se colle contre Betty, excusant même son caractère maussade. J’ai accroché de suite avec elle, si charismatique, si pleine de charme et d’humour. Si masculine dans sa démarche quand elle est irritée et son visage est d’une expressivité folle ; toutes les émotions donnent des intonations à ses traits, on pourrait presque lire en elle comme dans un livre ouvert. Presque. Car c’est la tempête sous un crâne et seule la voix-off est capable de témoigner à quel point ses pensées bouillonnent. En moins de dix pages, on est entré dans sa vie comme par effraction. On apprend qu’elle est maquettiste, parisienne et mère célibataire. En apparence, rien d’exceptionnel. On devine aussi qu’elle a grandi un peu tordu et cache son talon d’Achille derrière une attitude fière.

Le tableau est complet lorsque les scénaristes nous présentent à sa mère (Maud) et à sa fille (Clara). Cela se fait en une scène pleine de sous-entendus où les héroïnes montrent les caractéristiques principales de leurs personnalités respectives. Les principaux éléments sont alors posés. Les cartes semblent jetées, la couleur annoncée… Puis de-ci de-là on glane des informations supplémentaires, on laisse une, puis deux, puis plusieurs questions en suspens. On sait que les réponses nous serons données très certainement au compte-goutte, il suffit juste d’attendre un peu. Un dernier personnage entre dans la danse ; c’est Max, l’homme-corbeau ou plutôt Maître Corbeau, l’homme masqué. Mystérieux, inquiétant, obsédant. Derrière son masque se cache un lourd secret.

L’aphasie de Betty, le masque de Max, la rébellion adolescente de Clara, les sous-entendus de Maud… autant de facettes d’une vérité que l’on veut connaître, autant d’éléments qui nous aspirent vers le dénouement, nous poussant à tourner les pages avec avidité. La tension grandit peu à peu et l’ambiance se charge d’électricité.

Au dessin, je vois avec plaisir Frederik Peeters revenir au noir et blanc. Cette fois pourtant, il laisse moins de place au vide, moins de place au blanc. Il remplit du brume et d’ombres ses planches, il enrobe, borde et caresse ses personnage… il les tient dans ses griffes et dans cette ambiance graphique tantôt apaisante tantôt anxiogène.

Entrer dans cet univers fantastique c’est faire abstraction du reste. Epier le moindre signe, la moindre piste, le moindre espoir pour imaginer l’issue de secours. Les intrigues se mêlent et s’emmêlent, les rencontres se font et se défont.
Un conte qui, comme les contes des frères Grimm, contient une part d’horreur et de violence. Pour autant, impossible de le limiter au simple affrontement entre le bien et le mal. Un récit fascinant. Un conte fantastique sublime qu’on lit avec voracité. A dévorer goulûment ! Magistral !

Délice de lire cet album avec Jérôme et Noukette. On a eu envie de partager ça pour cette session de « La BD de la semaine » ; les liens des participants sont à retrouver chez Noukette !

L’homme gribouillé

One shot
Editeur : Delcourt
Dessinateur : Frederik PEETERS
Scénaristes : Serge LEHMAN & Frederik PEETERS
Dépôt légal : janvier 2018
320 pages, 30 euros, ISBN : 978-2-7560-9625-4

Bulles bulles bulles…

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L’Homme gribouillé – Lehman – Peeters © Guy Delcourt Productions – 2018

Auteur : Mo'

Chroniques BD sur https://chezmo.wordpress.com/

80 réflexions sur « L’Homme gribouillé (Lehman & Peeters) »

  1. (j’ai lu Les pilules bleues, TB)
    Dis donc, si tu veux que je continue à te causer (^-^) il te faut lire le Chris Ware, et vite, non mais! Génialissime, carrément (je l’ai lu deux fois, faut bien ça au moins)

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    1. Mouarf, toi tu es passée chez Marion avant 😛
      Oui oui, j’ai bien envie de lire Chris Ware mais le souci, c’est qu’il y a toujours un visuel qui me bloque quand je feuillète et que je ne sais toujours pas si j’attaque avec « Jimmy Corrigan » ou avec « Building stories » . J’ai besoin qu’on me prenne par la main et qu’on m’aide à trancher :mrgreen:
      Par contre, de ton côté, il faut que tu continues avec Peeters (Lupus c’est ❤ et cet Homme gribouillé… m'en suis toujours pas remise !)

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  2. Ce n’est clairement pas mon univers (le fantastique, je boude…) mais tu m’as presque convaincue. Je sens que les copains vont achever de le faire….

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    1. Cet album va te faire changer d’avis sur le fantastique. Et puis tu verras, le scénario est d’une richesse folle (un soupçon de fantastique mais il y a d’autres ingrédients 😉 )

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  3. Dévoré avec voracité, oh que oui ! Il va falloir que je poursuive ma découverte de ce monsieur Lehman… il y a fort à parier que ça colle entre lui et moi ! 😉

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    1. :mrgreen:
      Je l’ai attendu mais attendu ce titre !!! Et puis il faut que je te dise : quand on a décidé de faire la LC Jérôme, Noukette et moi, aucun de nous trois n’avait lu l’album. On a donc été un peu surpris de voir qu’on était tous aussi emballés les uns que les autres 😉 Très bon album koaa 😉

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  4. Que de bons avis … pourtant au premier abord son côté sombre ne m’avait pas attirée. JE vais revoir ma copie alors !!!! 😉

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  5. Eh bien, je l’ai vue à la librairie tout récemment et elle m’a fait bien envie 🙂 Je file (non pas à la librairie, vu l’heure c’est fermé !) mais voir les avis de Jérôme et de Noukette 😉

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  6. Je n’en ai pas parlé mais je trouve que la relation mère-fille est superbement racontée. Et sinon je te rejoins à 100% pour lever mes deux pouces !!!!

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    1. Tout est absolument bien traité. Les rapports de filiation, la question de la transmission, la psychologie des personnages… Et puis c’était absolument parfait de pouvoir lire cet album avec vous deux (même si… visiblement, il y a certaines de mes suppositions qui n’ont pas su vous convaincre 😛 )
      Deux pouces oui… ça fait deux fois depuis le 1er janvier et j’ai peur d’exploser mon « quota » cette année… :mrgreen:

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  7. Je croyais que j’étais passée chez toi!

    Je l’ai feuilleté mercredi en librairie et j’ai hésité fooooort foooort longtemps mais j’ai été raisonnable (je venais de payer des baskets à ma nièce.. parfois il faut faire des choix!) 😀
    Tout ça pour dire qu’elle me tente cette bd que vous recommandez chaudement!

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    1. Impossible je crois 🙂 On était loin d’imaginer qu’on accrocherait autant tous les trois lorsqu’on a prévu de faire cette LC 😉
      J’espère que tu passeras un bon moment de lecture Nat’ 😉

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  8. Vous êtes terribles, les copains. Comment on peut résister hein! Surtout que je pense qu’il n’est pas encore arrivé chez moi… I’m gonna die!

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    1. Mais non mais non ! Il va arriver t’inquiète. Et puis regarde, on se met certes à trois mais c’est moins pire que si on avait présenté trois coups de cœur sur des albums différents 😛

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    1. On est tout désolés, comprends le bien 😛
      Je me demande bien ce que tu vas penser de cet album… hâte de te lire très chère Moka 😉 ❤

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    1. Comme je te comprends ! J’espère vraiment qu’il va faire parler de lui cette année et qu’on le verra dans de nombreuses sélections … et qu’il recevra quelques distinctions au passage !!

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  9. Je garde un grand souvenir de Pilules bleues! Je note ce titre même si la couv’ ne m’attire pas mais j’ai appris que bien souvent y’avait de belles surprises! 🙂

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  10. En le croisant dans une médiathèque brestoise et sur tes conseils avisés glanés ici, j’ai sauté à pieds joints hier dans ce conte noir et… Wahou ! Merci de la découverte ! J’essaie d’en parler très vite.

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  11. Je viens voir ton avis…
    Snif, je viens de lire plein d’avis enthousiastes (sauf un mitigé) et encore une fois je ne grimpe pas aux murs. le dessin est génial! une bonne partie du livre aussi, mais j’ai décroché quand c’est devenu violent et les 10 20 dernières pages ont été survolées. J’avoue que le fantastique me laisse froide et ça part dans tous les sens à toutes les époques, faut savoir!
    J’ai quand même trouvé u n avis qui correspond à mes sensations
    « Soucis de scénario manifestes. On a le sentiment que des pistes sont ouvertes mais jamais clôturées. beaucoup de séquences qui n’apportent rien au fil de l’histoire. Cela donne l’impression que le scénariste ne savait pas très bien où aller et qu’à un moment il faut terminer.
    Quand on a terminé la lecture on reste avec une impression très désagréable, savait-il seulement ce qu’il voulait raconter? je pense qu’une relecture du scénario de la part des auteurs leur aurait permis de choisir le thème, d’installer des ellipses afin de ne pas se perdre dans des trucs plans plans du quotidien et surtout de cerner l’intrigue de façon efficace. Attention spoiler! Qui a compris qui étaient exactement les traversants? et quel est leur rapport avec le personnage peloteur à six doigts? Que vient faire une histoire de faux papiers liés à la seconde guerre et le culte d’une divinité ancestrale?
    Biens sûr il ne faut pas tout expliquer de manière didactique mais quand même… un peu de cohérence ne nuit pas.  »
    Pareil , tu as une réponse pour les Traversants? (perdus en route?)
    Quant à Max, OK faire changer les gens, ramasser l’argent, mais pour quoi en faire? Les entasser? Quel besoin?

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    1. Bonjour Keisha 🙂
      Déjà, je voulais te remercier pour ton avis. Alors je ne partage pas le même (tu le sais) mais j’entends tout à fait ce que tu as ressenti. De mon côté, je crois (déjà) que je suis une inconditionnelle de Fred Peeters et ça, ça doit forcément venir occulter quelque chose dans l’accueil que je fais de ses albums. Après, c’est vrai aussi que j’ai beaucoup lu ce qu’il a fait et que forcément, avec cette expérience, je sais maintenant qu’il y a toujours une part d’inconnu qu’il laissera en suspens… charge au lecteur de tricoter avec ce qui est tut et d’imaginer.
      Pourtant, c’est vrai que dans cet album, je peux dire avec le recul que le personnage que j’ai peut-être le moins aimé, c’est Max. Comme toi, le fait qu’on perde ce personnage ou du moins qu’il n’intervienne pas plus que ça dans le dénouement, ça m’a déstabilisée. Après, ne peut-on pas le considérer comme ces personnages de « gros méchants » que l’on doit côtoyer dans certains univers (littérature, cinéma…) et qui n’ont qu’une seule fonction : faire suer le ou les héros pour les empêcher de mener à bien leurs projets (quête, voyage, retrouvailles…) ? Mais Max n’incarne-t-il finalement pas l’éternelle lutte entre le bien et le mal ? S’il parvient à ses fins, n’est-ce pas pour lui la possibilité de prendre la main sur le devenir de l’Humanité ? Un peu comme Dark Vador qui œuvre à répandre le côté obscur sur toute la galaxie 😛
      Mais si j’ai tant aimé cet ouvrage, c’est d’abord parce qu’il m’a surprise. Incapable de deviner où l’auteur avait décidé de nous emmener, j’ai fini par arrêter de faire des suppositions et je me suis laissée faire. Et puis j’ai aimé la manière dont la mère et la fille découvrent finalement quelle est leur « don ». J’ai aimé ce doute, cette fragilité et ce courage finalement dont elles font preuve. J’ai aimé cette obstination pleine de curiosité qui les pousse à aller de l’avant, à foncer presque tête baissée vers le danger. J’ai aimé cette cohabitation entre passé, présent, histoire et fantastique.

      Je ne sais pas te répondre en ce qui concerne Les Traversants. Ça fait un an que j’ai lu l’album et à ce stade… j’avoue les avoir totalement oubliés (ahem). Pour autant, je me rappelle très bien de l’histoire principale

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  12. Merci de ta réponse! j’ai bien aimé ces trois membres de la même famille. je peux voir ce que la bibli propose de l’auteur… les garçons affamés, aama, les pilules bleues, tiens, déjà lu. ^_^

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    1. Tu peux tenter « Lupus » (une tétralogie… succulente d’ailleurs ^^) aussi. Enfin, je dis ça, je dis rien (dit-elle en sifflotant).

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