Je vais rester (Trondheim & Chevillard)

Trondheim – Chevillard © Rue de Sèvres – 2018

Fabienne et Roland ont prévu de passer une semaine de vacances à Palavas. La chambre est réservée chez l’habitant, les places pour les spectacles sont achetées. Roland a des souvenirs d’enfance merveilleux ici, il voulait absolument faire découvrir le coin à Fabienne.
Parce qu’ils sont en avance, ils décident de garer la voiture le long de la plage et d’aller faire une balade. Le soleil donne, les vacanciers sont heureux. Main dans la main, le couple marche tranquillement, le sourire aux lèvres. Une bourrasque de vent sème la panique. Les parasols s’envolent, les grains de sable se nichent dans les yeux, les ballons gonflables des enfants roulent à toute allure. Amusée, Fabienne cherche son homme des yeux et découvrent, effarée, que le pire est arrivé. Des le lendemains les journaux titreront relayeront la nouvelle du vacancier décapité par un auvent.
L’enquête s’ouvre en même temps que les formalités administratives. Fabienne supervise à distances la bonne marche des choses tout en décidant de rester à Palavas et de suivre le programme que Roland leur avait concocté.
Perdue dans ses pensées cotonneuses et endeuillées, Fabienne croise la route de Paco, un drôle de monsieur qui remplit ses carnets de coupures de journaux… sa collection de « morts à la con » comme il dit.

Les histoires de Lewis Trondheim parviennent quasiment systématiquement à m’embarquer dans leur sillage. Que l’auteur se lance un défi fou de réaliser une BD en 500 pages (Lapinot et les carottes de Patagonie), qu’il mette en mots l’enfance de sa femme (Coquelicots d’Irak), qu’il se fende d’une série de science-fiction (Infinity 8), qu’il se lance dans un western (Texas cowboys) ou dans un univers jeunesse (Les trois chemins) … je suis toujours emballée. Barrés, loufoques, fictifs, anticipatifs, aventureux, tendres… chaque récit est la promesse d’un nouveau voyage, original et atypique.

« Je vais rester » ne déroge pas à la règle d’autant que je ne m’attendais pas à découvrir une tranche de vie aussi « simple ». Un récit doux et bourré de nostalgie, sans retournements de situation rocambolesques, sans « dingueries » narratives. Etonnant de la part de Trondheim.

Le scénariste pose rapidement les grandes lignes de l’intrigue. L’héroïne est là, joyeuse à l’aube de ses vacances et cinq pages plus loin, la voilà devenue veuve. A peine le couple respire-t-il l’air des vacances que la faucheuse vient jouer les troubles fêtes. Le drame est si soudain que j’ai d’abord cru à une farce. Mais en voyant la réaction des témoins, on voudrait changer notre fusil d’épaule mais l’héroïne semble aller à contre-courant. Elle flotte. On dirait qu’elle traverse cette période comme un fantôme, qu’elle ne saisit pas encore la gravité de la situation.

Je me suis pourtant raccroché à elle comme elle se raccroche au petit carnet où son homme a consigné les temps forts de leur programme de vacances. « 15 août » , « 16 août » , « 17 août » … les jours défilent lentement, entre visites, attractions, spectacles et restaurants réservés à l’avance. Elle choisit de vivre ces quelques jours en étant collée à ce qui est désormais les dernières volontés de son époux. J’ai scruté les expressions de son visage, cherché à comprendre ce qui motive ses décisions… j’ai tenté de percer le mystère de cette femme silencieuse et j’ai fini par abandonner. Rien ne sert de juger alors je me suis laissée porter par l’atmosphère si sereine de l’album.

Pendant toute la lecture, cette femme m’a fascinée. Elle reste impassible, elle est souvent mutique et les couleurs estivales posées sur les dessins léchés d’Hubert Chevillard donnent l’impression qu’elle traverse son deuil comme si elle était posée sur un nuage et sentait à peine la peine qui la poignarde.

Elle s’autorise ces quelques jours en terre inconnue, comme un droit de pouvoir garder le silence et de se dérober aux regards de ceux qu’elle connait. C’est pour elle l’opportunité de faire son deuil à sa manière, à son rythme.

Lewis Trondheim observe le couple et cette alchimie si douce qui peut se tisser entre deux individus. Que devient celui qui reste après un deuil ? Comment se reconstruire après une séparation qu’on n’a pas eu le temps de préparer ? Qu’est-ce qui motive nos choix quand, de nouveau, on se retrouve à devoir décider pour soi, sans l’autre ?

Un récit étonnant, qui interroge forcément. Le choix du personnage surprend. Quand on regarde cette femme qui interroge le sens de la vie, qui se confie une dernière fois à son homme et qui se laisse guider par le programme de vacances qu’il a prévu… ses dernières volontés.

Je vais rester

One shot
Editeur : Rue de Sèvres
Dessinateur : Hubert CHEVILLARD
Scénariste : Lewis TRONDHEIM
Dépôt légal : mai 2018
120 pages, 18 euros, ISBN : 978-2-36981-228-9
L’album sur Bookwitty.

Bulles bulles bulles…

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Je vais rester – Trondheim – Chevillard © Rue de Sèvres – 2018

En ce mercredi de vacances, ça bulle aussi chez :

Soukee :                                                 Eimelle :                                                    Brize :

Jacques :                                                 Blandine :                                           Gambadou :

Enna :                                                       Mylène :                                                  Blondin :

Sandrine :                                              Karine :                                              Amandine :

Nathalie :                                                 Madame :                                             Noukette :

Jérôme :                                                   Bouma :                                                  Stephie :

Moka :                                                    Sabine :                                                   Caro :

Alice :                                                      Itzamna :

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Auteur : Mo'

Chroniques BD sur https://chezmo.wordpress.com/

69 réflexions sur « Je vais rester (Trondheim & Chevillard) »

  1. Très tentée, je vais noter, tout comme les autres titres que tu cites : sortie de l’atelier Mastodonte, je ne connais pas trop l’auteur…

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    1. Je trouve ça fou que dans des styles très différents, il parvienne toujours à m’intéresser. J’ai même remis le nez dans une série SF depuis l’année dernière puisqu’il est aux manettes d’Infinity 8 (bon… la qualité des tomes est inégale mais toudemême ! C’est rare quand je me remets à la SF maintenant 😀 )

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    1. Le début est très spécial oui ! Et vu le dessin, j’ai vraiment à un gag avant de me rendre compte quelques cases plus loin que ça ne l’était pas

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    1. Ça se tente en tout cas ! Si tu accroches avec le personnage de Fabienne et le fait qu’on a l’impression qu’elle est souvent à côté de ses pompes, ça devrait te plaire 😉

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    1. Pour info, ce « Lapinot » dont je parle est un peu particulier. Jusque-là, Trondheim était uniquement scénariste et puis en voyant l’album d’un auteur, il a trouvé que le dessin ne cassait pas trois pattes à un canard et s’est lancé le défi de faire un album en 500 pages. Au début, le dessin est vraiment bancal mais il évolue (lentement mais surement). J’avais trouvé tout ça très drôle 😉
      Par contre, je ne suis pas certaine que tu accroches avec « Infinity 8 » 😉

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    1. Un auteur qui a une sacrée bibliographie à son actif. Il y a forcément une série qui va te plaire.
      Cet one-shot n’est pas vraiment représentatif de ce qu’il fait habituellement (cela dit, je suis loin d’avoir lu tout ce qu’il a fait) mais ce peut être une bonne entrée en matière 😉

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  2. J’aime beaucoup Trondheim… du coup, comme ce thème, quoique triste, me tente, je le lirai certainement. Je ne connaissais pas du tout. Merci pour la découverte.

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    1. Chouette !… et vivement que je puisse te lire. La femme de cette histoire m’a un peu déstabilisée. Je suis curieuse de savoir « l’effet » qu’elle va produire chez d’autres lecteurs 🙂

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    1. OMG ! Je ne vois le contenu de ton commentaire que ce matin ! Je me suis pourtant connectée hier mais je n’ai pas fait attention. Je viens seulement d’ajouter ta participation 😉

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  3. Habituellement, contrairement à toi, je ne suis pas très amateur de l’univers de Trondheim, mais cet album (moins excessif que d’habitude, semble t il) m’interroge. Merci pour le coup de projecteur.

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    1. Moi excessif je ne sais pas… dans le sens où une nouvelle fois, il va chercher à prendre le contre-pied de ce que la majorité d’entre nous aurait décidé. Je me suis plusieurs fois posée la question, pendant la lecture, de savoir si je serais restée ou pas. Ça me semble fou de faire le choix de rester sur le lieu de vacances dans une situation pareille. Ça me semble fou et déplacé. Pourtant, le scénario est tel qu’on se dit qu’elle a choisit de rester là où elle devait être

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  4. Cette BD me fait énormément envie, notamment ce que tu en dis ! ça fait un moment que je projette de lire Trondheim, de me faire la série des Lapinot déjà pour faire connaissance. Mais qui sait, je vais peut-être commencer par celle-ci finalement, même si elle n’est pas représentative de son oeuvre.

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    1. C’est la première fois que je vois un dessin aussi « doux » sur un texte de Trondheim. En cela, cet album est un ovni pour moi. Et la manière qu’il a de déplier le sujet, j’avoue que ça a le mérite de m’avoir fait me questionner 😉

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  5. J’ai rencontré Lewis Trodheim l’année dernière. Il semble avoir un sacré caractère et n’a pas sa langue dans sa poche. Je ne sais pas si cet album me plairait mais ce que tu en dis m’intrigue.

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  6. Le résumé donne envie, même si le sujet est loin d’être joyeux ! Je suis curieuse de voir le traitement d’une telle thématique !

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  7. De Trondheim, je ne connaissais que le côté illustrateur (que je n’aime pas beaucoup). Mais je ne connaissais pas son côté scénariste (il a fait un paquet de trucs !!) Alors pourquoi pas ? Même si ça n’a pas l’air super super gai…

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    1. Oui, il est très productif le Monsieur !! J’ai dans ma PAL une bonne trentaine d’albums d’une série que j’aimerais lire (mais ça, c’est pour un moment de vacances où je n’aurais pas de route à faire/les gamins/des trucs et des machins au programme (autant dire…). C’est la série des « Donjon » (« Donjon Parade », « Donjon Potron-Minet » etc). Si jamais tu mets la main dessus, on pourrait peut-être se mettre le pied à l’étrier… 😛
      Sinon, peut-être « Omni-visibilis » (bizarre album tout de même) te plairait ??? Mais vu la masse des bouquins sur lesquels il a oeuvré, je pense que tu peux piocher à l’aise (et y aller à l’instinct 😀 )

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    1. Je ne sais pas trop si cet album peut parvenir à tenir chaud. Son dénouement est plutôt optimiste mais pour le reste de la lecture… ça bouscule un peu les repères 😀

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