
Grosso modo, à l’origine, il n’y avait rien que de la matière volatile et Dieu est arrivé ; il créa la Terre et ses différentes formes de vie. La suite de l’histoire, on la connaît, le jardin d’Eden, l’harmonie et puis… le début d’un laisser-aller – aux prétextes d’une plus grande liberté et de l’acquisition d’un certain confort de vie – où l’humanité a fait siennes des notions telles que la dépravation, l’hypocrisie, la cupidité… A bien y regarder – et en observant nos conditions de vie actuelle – on se demande à partir de quand ce fichu grain de sable s’est glissé dans le mécanisme bien huilé de la création (et tout ne peut pas s’expliquer par le fait qu’on ait croqué dans une pomme), pourquoi les voix qui s’élèvent contre ces dérives n’ont pas permis que l’on réagisse… et de quelles autres dérives peut-on bien être encore capable avant que la machine ne s’enraye définitivement ? Le problème avec cet album, c’est que Joe Sacco en imagine quelques-unes et malgré leur absurdité, elles ne semblent pas impossibles…
Quand allons-nous réagir ?
« Au commencement, Dieu créa le ciel et la terre. Or, la terre était informe, et vide ; les ténèbres couvraient l’abîme. Et l’Esprit de Dieu planait au-dessus des eaux. Et Dieu dit alors : que la lumière soit … Des millénaires plus tard, nous devons constater que cela a sacrément dérapé : pollution, violence, pauvreté, corruption… C’est dans ce contexte particulier que le capitaine d’aviation Joe Sacco, de l’escadron 6147, est amené à bombarder Téhéran. Heureusement, son identité d’auteur de roman graphique est révélée et il redevient simple soldat, assistant d’un colonel moustachu et bedonnant qui, pour en découdre avec l’ennemi teuton, a décidé de « baiser le kaiser » et ses hommes ; Par conséquent, il vit nu, prêt à donner de sa personne ! Bumf nous ramène donc au début de la carrière de Sacco, à l’époque où il était dessinateur humoristique d’avant-garde » (extrait du synopsis de l’éditeur).
Le lecteur va être amené à plonger dans un univers déjanté où les périodes de l’Histoire se mélangent. Ainsi, on voit évoluer des personnages directement sorti de l’époque de la Seconde Guerre Mondiale (fringues, avions, décors…) alors même que Nixon et les technologies existantes durant son mandat présidentiel… ainsi que les gadgets fonctionnels de notre temps (un caissier scanne les codes-barres d’articles, les ordinateurs portables pullulent sur les tables de réunions…). Dans ce fatras temporel, la mise en abyme de l’auteur [dans cet album] nous invite à le cueillir au moment-même où il reçoit les directives pour une nouvelle mission dont la cible est Téhéran. Affublé du grade de Colonel de l’armée de l’air U.S., il a tôt fait de corriger cette bévue en rappelant qu’il est auteur de bande dessinée. Cela dit, le quiproquo lui a tout de même permis de côtoyer un haut gradé qui ressemble étrangement à Clémenceau (le monocle en plus).
On est ainsi poussé dans un ailleurs, à la fois passé où l’on se fait assaillir par une succession étourdissante de propos qui montrent la guerre et ses absurdités et où le scandale du Watergate transpire à chaque page sans jamais être explicitement nommé. Durant la lecture, on ne manquera pas de repenser à la situation explosive du Moyen-Orient et aux enquêtes sur les écoutes téléphoniques (franco-françaises, révélations de Snowden). On est aussi dans un futur proche puisque cette configuration politico-économique est à la fois inconnue et surannée, du fait du caractère absurde des forces en présence et de l’attitude des protagonistes. Et puis il y a là quelque chose de très archaïque dans le rapport au corps et le recourt à une sexualité bestiale réduisant l’homme à tout ce qu’il a de plus primaire. On ressent une accentuation des tensions, un rapprochement douteux entre les médias et les politiques, la validation de textes de lois incohérents… L’auteur s’amuse, cinglant et cynique. Le ton est à l’humour mais les vérités qui sont tapies dans ses propos ne leurrent pas sur sa motivation à dénoncer les dysfonctionnements d’un système planétaire où les enjeux semblent parfois ne tenir qu’à une habile prouesse d’équilibriste.
Joe Sacco (Gaza 1956, Palestine, Gorazde…) nous offre donc un récit intemporel, qui raconte à la fois les déboires de l’histoire et anticipe sur d’hypothétiques dérives. Le ton sarcastique et satirique du récit tord à l’extrême les vices et actes malveillants des hommes politiques, des sociétés secrètes et autres entités obscures. Il s’amuse avec les concepts de dépravation, de perversité et de fantasmes qui conduisent à des pratiques parfois obscènes, parfois dégradantes… et auxquelles certains individus peuvent avoir recours à contrecœur mais non sans ressentir (peut-être) une certaine jouissance dans la réalisation de certains gestes. Une jouissance écœurante à laquelle on peut (parfois aussi) devenir dépendant.
Bumf. Un titre obscur qui pourrait compléter le registre des onomatopées. Un titre qui trouve peut-être son socle dans le mot anglais « bum » (et que l’on pourrait traduire par clochard). L’image du clochard à laquelle on associe trop souvent un manque d’hygiène flagrant, une tendance à la dépravation et au laisser-aller. Une image qui colle parfaitement à la manière dont Sacco représente ce monde décadent : une décharge à ciel ouvert où tout est sale et vicié. Des hommes semblables à des automates, dépourvus de libre-arbitre. Outre ce regard accusateur sur le monde politique, Joe Sacco dénonce également la docilité des « petits peuples » à se plier aux exigences de leurs élus. Les prises de conscience sont si ténues et si fragile qu’elles risquent à chaque moment d’être dispersées à tout vent. Il est ici question d’une humanité qui se meure, d’intérêts individuels qui étouffent toute notion de solidarité, de citoyens qui perdent tout sens des valeurs face à un système politico-économico-juridique qui les écrase comme des fourmis. L’appât du gain a cette vertu de pouvoir inciter l’individu à renoncer à des principes forts : intégrité, franchise… Le plaisir de faire a laissé place à la cupidité. L’aspect vénal des choses est ici poussé à son paroxysme. Joe Sacco n’hésite d’ailleurs pas à se remettre lui-même en question et à montrer les effets pervers de ce qu’il avance. Une invitation officielle du Président, quelque courbettes destinées à le brosser dans le sens du poil et voilà notre auteur-narrateur qui perd son âme – et sa raison – en se mettant au service de la propagande et en devenant ainsi un outil du système gouvernemental, répandant des rumeurs infondées et élaborant des ouvrages qui vantent les éloges de cette hypocrisie à l’échelle planétaire.
Dans Bumf, le personnage de Nixon nous marque de par la manière qu’il a d’œuvrer dans les couloirs de la Maison blanche. Il est décrit comme un grand marionnettiste aux allures d’adolescent attardé (mais qui détient dans ses mains des responsabilités gigantesques, détenant ainsi droit de vie et de mort sur ses opposants, qu’ils soient chef d’Etat ou simple petite merde citoyenne). Gourou à ses heures – ce qui lui pose un léger problème de conscience – mais face aux bénéfices ainsi obtenus, il a tôt fait de recourir abondement à des jeux puérils.
La métaphore est grande. Sacco l’utilise à chaque page et l’injecte aussi bien dans son propos que dans ses dessins. La majeure partie de ses personnages sont masqués et dénudés. L’enculement devient central dans les rapports relationnels de la société qu’il dépeint. L’enculement comme arme de guerre, comme méthode d’endoctrinement… et comme mode de jouissance du bourreau mais aussi de sa victime. L’enculement comme une pilule que l’on avalerait pour palier à une simple céphalée.
L’absence de garde-fous, la frénésie induite par la direction que prend le collectif et qui ne permet pas à l’individu isolé de lutter longtemps, la théorie du complot… Une lecture jouissive, une lecture impulsive mais une lecture censée et réflexive. L’humour est noir et grinçant. L’argumentation est fluide et malgré l’emploi de métaphores illogiques, le lecteur voit tout à fait ce que l’auteur pointe du doigt. Un doigt accusateur certes, mais cela est fait avec finesse et esprit.
Un propos largement exagéré mais curieusement… pas tant de mauvaise fois que cela ^_^
L’ouvrage est dédié à Kim Thompson et Spain Rodriguez, acteurs de la scène comics underground et tous deux morts d’un cancer en 2013 et 2012.
Extraits :
« Revoyons les opérations de demain. L’heure H est fixée à 5h30. C’est l’assaut final. Vous avez tous reçu vos ordres, mais laissez-moi résumer. Au premier coup de sifflet, les soldats retireront leurs bottes, leurs uniformes et tous leurs vêtements. Au deuxième coup de sifflet, ils auront d’énormes érections. Au troisième coup de sifflet, ils avanceront dans les tranchées des Fritz. Ils tueront l’ennemi où qu’il se trouve. Et ce n’est pas tout… Ils devront aussi l’enculer » (Bumf, volume 1).
« Eh bien, Monsieur, on allait justement s’occuper du citoyen suspect que vous voyez-là.
– Qu’est-ce qu’elle a fait ?
– Rien à strictement parler, Monsieur le Président.
– Rien vous dites ?
– Exactement, Monsieur. Selon le rapport, elle était plantée là, sans motif apparent, occupée à une non-action dont on n’a pu tirer aucune conclusion.
– Elle avait donc un comportement suspect ?
– Moins suspect qu’incompréhensible, Monsieur.
(…)
– Mais cette personne a-t-elle fait quelque chose de mal ?
– Le mal, le bien… qui sommes-nous pour en juger, Monsieur le Président ? » (Bumf, volume 1).
Du côté des challenges :
Tour du monde en 8 ans : Malte
Bumf
Volume 1
Série en cours
Editeur : Futuropolis
Dessinateur / Scénariste : Joe SACCO
Dépôt légal : mars 2015
ISBN : 978-2-7548-1204-7
Bulles bulles bulles…