L’Enfant ébranlé (Xiao)

Xiao © Kana – 2020

« L’Enfant ébranlé » est le premier ouvrage de Tang Xiao traduit et publié en France. Il a la même sensibilité que « Undercurrent » , « Le Pays des cerisiers », « Les Pieds bandés » ou encore « Solanin » que l’on retrouve dans la Collection Made In (édition Kana).

Yang Hao est cet enfant qui traverse à pas de loups son existence. Il a une dizaine d’années. Hypersensible, introverti, élève studieux qui en dehors de l’école aime retrouver ses copains pour jouer aux jeux vidéo ou lire des mangas. Son quotidien, il le partage entre l’école et la vie de famille. Une famille où le père est sans cesse retenu ailleurs par son travail. Une absence qui pèse à Yang Hao. Cette année-là pourtant, son père est de retour. Son secteur professionnel est en crise et il n’a d’autre choix que d’attendre qu’on le positionne sur une nouvelle mission. En attendant, il sera à la maison. Passée l’euphorie des retrouvailles, Yang Hao déchante vite en découvrant un père qui passe la majeure partie de ses journées à jouer au mah-jong avec ses amis, butinant la vie de famille, laissant à sa femme la gérance du foyer et s’étonnant que cette dernière tienne si peu compte des projets d’avenir qu’il a pour leur famille. Yang Hao devient amer et regrette le temps où il avait une image idéalisée de son père. En quête de nouveaux repères, Yang Hao fait la connaissance de Feng Zhun, un garçon qui a la réputation d’être une graine de délinquant.

Yang Hao est à un carrefour de son enfance. Alors qu’il s’apprête à rentrer dans l’adolescence, il se retrouve face à des perspectives nouvelles et une forte envie de contester l’autorité d’un père si distant et si peu affectueux.

Le personnage est sur le fil. Il flirte avec l’interdit sans jamais toutefois se rapprocher trop près de la fine frontière qui ferait tout basculer. Il canalise ses envies et apprivoise ses peurs. Il cherche sans cesse à faire la part des choses et se raccroche à sa mère qui est son seul repère. Il s’ancre à elle, aux valeurs qu’elle lui a transmises et cherche à apprendre doucement à exprimer ses émotions, ses inquiétudes. Le support rêvé se présente à lui ; c’est ainsi qu’il va utiliser l’écriture comme une catharsis. Ainsi, il s’engouffre dans ses devoirs de rédaction pour se dire, reconstruire les liens tels qu’il aurait aimé qu’ils soient, panser les souffrances, soulager sa culpabilité, avouer une fragilité ou un acte qu’il ne parvient pas à assumer. A bas bruit, il grandit. Il mûrit mais s’émanciper fait si peur ! Dans cet apprentissage de soi, il bute car la figure paternelle qu’il avait jusque-là idéalisée est friable, imparfaite, égoïste. Les certitudes enfantines de ce garçon sont tout à coup ébréchées, ébranlées, cahotantes.

En s’ouvrant au monde, il s’ouvre également à lui et identifie peu à peu les facettes de sa personnalité. Il parvient à repérer ce qu’il veut et ce qu’il ne veut pas. Ce qu’il aime, ce qui lui fait peur. Ce qui le dérange. Son regard perd sa naïveté enfantine et ce changement est douloureux. Les belles découvertes laissent plus facilement la place à des constats qui bousculent et embarrassent.

Les dessins réalistes de Tang Xiao contiennent beaucoup de sensibilité. Rien n’est en contraste, comme si l’enfant empilait renoncements et compromis pour trouver la frontière de ses possibles et parvenir – dans les minces interstices qui lui restent – à s’épanouir sans heurter quiconque autour de lui. Le noir et blanc des planches est travaillé au lavis et à l’encre ; il nous offre une myriade de dégradés de gris. L’ambiance graphique de cet ouvrage est généreuse en détails, d’une richesse réelle. Les visages sont dessinés avec autant de précision que de douceur. Les détails (architecture, flore, objets du quotidien) sont quasiment omniprésents, ce qui donne aux décors une vraie consistance et contribue à nous ancrer dans la lecture. Graphisme et scénario forment un tout cohérent. En toile de fond, Tang Xiao montre une société chinoise encore très soucieuse des traditions (fêtes nationales, cérémonies religieuses) mais qui voit l’organisation familiale changer du fait de la réalité économique ; le système patriarcal continue à se déliter.  

Le dessin fait ressortir toute la fragilité du personnage. J’ai eu l’impression qu’il était en alerte, apeuré à l’idée de mal faire et surtout, inquiet à l’idée que ses repères volent en éclat. Et le retour de son père dans le quotidien vient justement chahuter une routine rassurante. Un père tant attendu dont la présente malmène finalement la moindre habitude, le moindre repère.

Il y a de la poésie dans la manière de raconter et de dessiner cette tranche de vie. Un peu de légèreté par-ci par-là que l’on attrape à pleine mains. Et une forme de tristesse chez cet enfant tiraillé par les désirs que les autres ont pour lui, ses propres désirs et une situation familiale dont il peine à comprendre les tenants et les aboutissants. A un âge où les jeux imaginaires occupent encore une belle part du quotidien, le personnage fait preuve d’une maturité surprenante. Cela donne une vraie consistance à l’intrigue et capte notre attention. Un album intéressant et émouvant.

L’Enfant ébranlé (récit complet)

Editeur : Kana / Collection : Made In

Dessinateur & Scénariste : Tang XIAO

Traduction : An NING

Dépôt légal : septembre 2020 / 394 pages / 19,95 euros

ISBN : 978-2-5050-8432-7

L’Emouvantail, tome 2 (Dillies)

Dans les rares chroniques que j’ai partagées avec vous cette année, il y eu celle sur « L’Emouvantail » au mois de janvier dernier. J’avais eu un coup de cœur très fort pour ce personnage de Renaud Dillies et j’ai plusieurs fois saisi l’occasion de relire l’album depuis.

L’Emouvantail est un épouvantail qui, pour une raison inconnue, a pris vie. On peut supposer que c’est parce que le fermier qui l’a assemblé a mis tellement de cœur à l’ouvrage qu’il a insufflé un peu de vie à son mannequin… mais ce n’est qu’une supposition parmi d’autres.

La première fois qu’on pose les yeux sur l’Emouvantail, on le découvre planté dans un champ et l’âme en peine car il est bien incapable de faire ce à quoi il est destiné : effrayer les oiseaux. Il les aime tant et tant qu’il ne parvient pas une seconde à les éloigner du champ du fermier. L’Emouvantail se contente donc de les observer avec ravissement tout en se lamentant de voir les graines de son fermier englouties… et les promesses belles récoltes fondre comme neige au soleil. Cela met l’Emouvantail dans un affreux dilemme qui fait toute l’histoire du premier tome.

Pour tout dire, je ne m’attendais pas à avoir en mains un second tome de l’Emouvantail. Alors c’est avec beaucoup de curiosité et d’excitation que j’ai commencé cette lecture.

L’Emouvantail, tome 2 – Dillies © Editions de La Gouttière – 2019

A l’instar du premier tome, l’histoire commence au milieu d’un champ. Mais cette fois-ci, l’Emouvantail n’est pas captivé par les couleurs chamarrées des oiseaux mais envoûté par la beauté d’une femme épouvantail. Malheureusement, elle n’est pas (comme lui) animée d’une flamme de vie. Elle est immobile, sa beauté est suspendue dans sa gracieuse posture et dans son si beau sourire. Elle est plantée là, au beau milieu d’un champ, incapable elle aussi d’effrayer les oiseaux. Au premier coup d’œil, l’Emouvantail tombe amoureux. Il va tenter de trouver le moyen de réveiller cette magnifique femme-épouvantail.

Une nouvelle fois, Renaud Dillies emprunte à la métaphore ses plus belles notes pour composer un album délicat. Dans ce monde imaginaire, la violence n’existe pas. Le trouble, l’émoi et la joie ont tout loisir de s’exprimer pleinement. Aux côtés de l’Emouvantail, on prend le temps de vivre, de contempler, d’écouter… et cela fait un bien fou de quitter la ville et toute son agitation pour se poser là, au creux de l’album, au cœur de cet objet tout en papier et carton vêtu pour profiter d’une douceur bénéfique car inespérée. On savoure aussi tout le charivari des couleurs de la faune et de la flore qui peuplent ce monde onirique. Rien ici ne vient nous heurter.

C’est surtout un régal de côtoyer cet émouvant personnage, si sensible, si candide et tellement empathique. Comment rêver meilleur guide pour permettre à Renaud Dillies d’explorer le sentiment amoureux. Car avec l’Emouvantail, l’art de la séduction est un tâtonnement rendu difficile du fait de son inexpérience. Il se fie à son instinct, à ces frissons qui parcourent son échine quand il repense à sa belle. L’amour est un voyage délicat qui nous emmène à la rencontre d’un autre individu et de l’accueillir dans sa vie comme il se doit.

Un délicieux album que je vous recommande chaudement.

A partir de 5 ans.

Le premier tome est également sur le blog. Cliquez ici pour lire la chronique.

 L’Emouvantail
Tome 2 : Cache-cache
Editeur : Editions de La Gouttière
Dessinateur / Scénariste : Renaud DILLIES
Dépôt légal : mai 2019 / 32 pages / 10.70 euros
ISBN : 978-2-35796-010-7

Oreiller d’herbes (Sôseki)

Mettant un point d’honneur à atteindre les objectifs que je me suis fixés dans le cadre de l’aventure collective proposée par Enna… je suis quelque peu poussée dans mes retranchements. Ce blog va donc accueillir ponctuellement des critiques littéraires… et me permettre de donner suite à certaines conversations débutées en d’autres lieux 😉

Oreiller d'herbes
Sôseki © Rivages – 2007

« Un peintre se retire dans les montagnes, pour peindre, pour se reposer, mais surtout pour faire le point sur son art. Qu’est-ce que la sensibilité artistique ? Qu’est-ce que la création ? Qu’est-ce qu’une sensation ? Comment distinguer l’art japonais de l’art occidental ? Le peintre observe la nature mais aussi les êtres humains. Dans l’auberge où il loge, il est le témoin silencieux d’un curieux manège. Une femme exceptionnellement belle paraît chargée d’un passé mystérieux qu’il essaie de mettre au jour. Les légendes du lieu, les commérages s’entremêlent et, à travers l’observation de cet être qui est à la fois le modèle idéal du peintre et le personnage du roman en train de s’écrire, l’auteur tente de définir son art, dans l’attente de la crise qui lui donnera son sens » (extrait présentation éditeur).

Difficile exercice dans lequel je me lance car il est ardu d’expliquer le cheminement par lequel nous fait passer ce roman. J’ai tout d’abord cru que je ne parviendrais pas au terme de l’ouvrage tant la lecture des premières pages est laborieuse.

Pourtant, en apparence, la « prise de contact » est agréable. Le récit se développe à la première personne et nous permet d’accéder au monologue intérieur du narrateur. Lorsqu’on fait la connaissance de cet homme – un peintre – il est train de gravir les sentiers rocailleux d’une montagne. A mesure qu’il progresse dans son ascension, ses pensées cheminent sur la démarche qu’il est en train d’entreprendre. On comprend que son intention est de se soustraire de l’agitation de la Cité (de la société) pour être au plus près de la nature et y mener une réflexion sur le sens de la vie, des valeurs. Il souhaite trouver un lieu propice pour vivre en adéquation avec l’art de vivre qu’il s’est fixé. Sôseki Natsumé ne raconte pas l’histoire d’un homme en quête d’inspiration mais propose une réflexion plus large sur la création artistique et l’importance de l’Art dans nos sociétés (orientales et occidentales).

Je pense toujours que le rapport entre l’air, les choses et les couleurs est un des sujets d’étude les plus intéressants au monde. Faut-il rendre l’air en s’appuyant sur les couleurs, faut-il peindre l’air en s’appuyant sur les objets ? Ou bien encore, faut-il intriquer ensemble les couleurs et les choses, en s’appuyant sur l’air ? Il suffit d’une modification de l’état d’esprit pour que le tableau change de tonalité. Ces tonalités diffèrent selon le gout de l’artiste : c’est normal, mais il est aussi naturel que cette tonalité se définisse en fonction du temps et du lieu.

Dès la première page, le narrateur est entièrement consacré à sa quête spirituelle et chaque élément (un caillou, une fleur, le relief d’une montagne…) est prétexte à la réflexion et à l’introspection. Cependant, pour le lecteur, ce n’est pas simple de lui emboiter le pas aussi promptement.

Oreiller d’herbes est une œuvre poétique. La contemplation est un élément central du récit, le rythme narratif est au service des cheminements intérieurs du personnage principal. La présence de quelques personnages secondaires permet de le relier à des considérations plus matérielles ; leurs agissements et leurs propos interpellent le narrateur, le surprennent, l’incitent à approfondir sa démarche et à l’ancrer dans la réalité.

Moi qui me suis provisoirement écarté du monde des passions humaines, je n’ai pas à le regagner, du moins durant ce voyage. Sinon, je gâcherais ce voyage exceptionnel. Je dois passer le monde des passions humaines au crible, comme du sable, et ne contempler que l’or splendide qui y est retenu.

Je me suis finalement laissée porter par la douceur de cette ambiance et j’ai apprécié la facilité avec laquelle Sôseki s’efface derrière son personnage pour aborder son questionnement autour de l’acte de création artistique. Il revient également à plusieurs reprises sur le décalage entre tradition et modernité. Sôseki n’hésite pas à faire référence à des auteurs japonais et européens ainsi qu’à son propre répertoire bibliographique puisque plusieurs de ses haïkus sont repris par son personnage.

Merci à qui de droit 😉

Les chroniques : Anthony (Littexpress), Fred (BenzineMag), Juliette Clochelune (Francopolis), Falbalapat.

Extraits :

« Ce qui disparaît soudain donne la sensation de la soudaineté, mais la nostalgie est alors sans consistance. Dans le cœur de celui qui entend une voix qui se tait d’un seul coup, se produit une sensation de coupure nette. Or, lorsqu’un phénomène se dissipe de lui-même et disparaît sans qu’on s’en soit aperçu, le temps s’attarde et s’affine et notre angoisse se réduit en subtilités. Tel un mari malade dont on attend la mort et qui ne meurt pas, telle une lampe dont on attend l’extinction et qui ne s’éteint pas, ce chant qui vous trouble et dont vous ne savez pas s’il doit ou non s’arrêter, contient en lui cet air où sont résumés tous les regrets du printemps de ce monde » (Oreiller d’herbes).

« La civilisation, de nos jours, consiste à offrir quelques mètres carrés de terrain à chacun et à dire : Faites ce que vous voulez sur ce terrain, que vous dormiez ou que vous restiez éveillé. Elle entoure de grillages ces quelques mètres carrés en vous interdisant, sous la menace, de faire un pas de plus, mais il est normal que ceux qui jouissent de la liberté sur ces quelques mètres carrés désirent en jouir aussi au-delà de ces grillages. Les malheureux habitants de ces pays civilisés, du matin au soir, aboient en s’agrippant aux grillages. La civilisation, après avoir fait de chaque individu un tigre féroce en lui rendant la liberté, maintient la paix civile en le jetant dans une cage. Cette paix n’est pas la paix véritable. C’est celle d’un tigre au zoo, qui fixe les visiteurs, le corps tapi. Il suffirait qu’une seule barre de la cage cédât… et le monde serait sens dessus dessous » (Oreiller d’herbes).

Oreiller d’herbes

Récit complet / Littérature japonaise

Challenge Petit Bac
Catégorie Végétal

Titre original : Kusamakura

Éditeur : Rivages

Collection : Rivages Poche / Bibliothèque étrangère

Auteur : SÔSEKI Natsumé

Dépôt légal : 2007

ISBN : 978-2-86930-245-7

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