Trois heures (Neyestani)

En matière de BD documentaire et/ou reportage, il y a – pour moi – des auteurs incontournables. Au même titre que Joe Sacco, Emmanuel Lepage ou encore Igort [pour ne citer qu’eux], Mana Neyestani a déjà prouvé à plusieurs reprises qu’il avait tout à fait sa place dans les auteurs qui ont ce talent de raconter une histoire en dépliant l’Histoire. Que ce soit dans un registre autobiographique comme dans « Une métamorphose iranienne » ou en reprenant un fait historique réel comme avec « L’Araignée de Mashhad » , Mana Neyestani témoigne avec force et conviction sans toutefois s’autoriser à juger arbitrairement. Sa plume nous informe, nous rend critique et nous permet d’acquérir une vision large d’une situation, d’une problématique… on se glisse alors entre les mots et on s’appuie sur ces espaces blancs laissés entre les cases pour tirer nos propres conclusions. Enrichissant.

Témoigner pour ne pas oublier. Témoigner pour dénoncer et dire sa désapprobation. Témoigner pour que d’autres sachent, que d’autres y réfléchissent… que d’autres en parlent à leur tour. Voilà la manière dont je perçois son travail.

Avec « Une métamorphose iranienne » , l’auteur nous parlait d’improbable. Improbable que la liberté d’expression soit aussi malmenée. Improbable qu’un régime politique aille aussi loin pour museler des individus, les contraindre au silence et les forcer à la docilité. Et pourtant… C’est « à cause » d’un petit crobard que Mana Neyestani a été contraint à fuir clandestinement l’Iran. Un petit crobard pour la presse que des gens sans humour, sans consistance, sans libre-arbitre ont jugé inapproprié et ont prétendu que ce crobard était capable d’ébranler tout un système…

C’était en 2006.

Depuis, les années ont filé. Mana Neyestani a vadrouillé. Il a obtenu des résidences d’auteur et a trouvé un « chez-soi » sur le territoire français. En 2017, il vivait en région parisienne. Sa vie reconstruite, il n’oublie pourtant rien des troubles qu’il a vécus. Il n’oublie rien des pressions, du chantage, des détentions, des gardes-à-vue que les autorités de son pays lui ont fait subir. Il n’a rien oublié du traumatisme qu’il a subit en Iran. Il a profondément changé. Marqué au fer rouge par cette période, il perdu cette part de nonchalance qui l’autorisait à croire qu’il n’avait rien à craindre pour son intégrité. Cette expérience a, en revanche, renforcé ses convictions. Il continue à avancer, conscient que la vie ne l’attendra pas s’il décide d’en être un passager.

Neyestani © Çà et Là & Arte Editions – 2020

Et le voilà à vivre ces « Trois heures » de 2017. « L’Araignée de Mashhad » vient de paraître et Mana Neyestani doit se rendre au Canada pour la promotion de l’album. Il soigne particulièrement les préparatifs de son départ. Papiers d’identité, planning une fois sur place… il pense le moindre détail, anticipe tout pour que les impondérables n’aient aucune prise sur lui.

« Je ne dois pas porter de chaussures à lacets. Quand on n’est pas très doué pour faire et défaire rapidement ses lacets, ce qui est mon cas, les contrôles de sécurité peuvent être considérablement prolongés par le fait de retirer puis de remettre ses chaussures. »

Le jour du départ, il se rend à l’aéroport trois heures avant l’heure de l’embarquement. Trois heures c’est largement pour enregistrer ses bagages, passer les contrôles de sécurité, lire pour oublier d’avoir stressé à l’idée des complications qu’il aurait pu rencontrer. Trois heures, c’est plus que trop même. Pourtant, une fois de plus, le contrôle de routine va virer au cauchemar. Son passeport n’est pas reconnu par le système informatique de l’aéroport. Le temps des vérifications administratives s’éternise. Une heure. Deux heures. Trois heures. Une interminable attente durant laquelle Mana Neyestani a tout loisir de repenser aux expériences passées et à son quotidien… à commencer par la course folle des déboires administratifs qu’il a dû mener pour effectuer ce voyage. Balloté entre la Préfecture, les ambassades… ce récit est l’occasion d’aborder la réalité kafkaïenne des réfugiés…

« Pourquoi je ne dis rien et je ne râle pas ? Peut-être parce qu’en tant que réfugié, je me sens comme un gosse que sa mère n’a pas hésité à virer de chez lui d’un coup de pied dans le derrière… et qui a été recueilli par des étrangers. Un réfugié est un orphelin qui ne doit pas se montrer trop exigeant avec sa famille d’accueil. »

Le récit nous met face à un constat édifiant, déprimant. Bien sûr, on connait cette réalité. On connaît la rigidité des démarches administratives. La rigueur des fonctionnaires veillant à ce que chaque mot soit à la bonne place et que chaque justificatif fourni corrobore chaque information. « Qu’est-ce que vous avez foutu dans les cases ? Ça déborde ! (…) on vous demande de répondre par « oui » ou par « non » alors : ça dépend, ça dépasse ! » constate Katia en lisant le formulaire complété par Zézette dans « Le père noël est une ordure » . Sauf qu’ici, Mana Neyestani veille à ne rien laisser dépasser pour qu’aucun grain de sable ne grippe les procédures. Mais c’est sans compter l’existence d’aprioris des gens natifs du Moyen-Orient. Délit de sale gueule, préjugés… la suspicion complexifie tout, jusqu’aux rapports humains. Mana Neyestani fait le point sur cette expérience qui a un goût de déjà-vus.

Il liste les amères et angoissantes auxquelles il a été maintes fois confronté. La France est-elle vraiment la terre d’accueil qu’elle prétend être ? Pourquoi accule-t-elle des personnes réfugiées des peurs sourdes comme celle du rejet ? Avec des mots crus, Mana Neyestani se confie sur les maux qui le ronge. A l’aide de son crayon, il dépeint de façon réaliste son quotidien et évite l’écueil du pathos en utilisant de belles métaphores graphiques. Un dessin tout en rondeur, tout en douceur pour décrire un quotidien aux facettes anguleuses et qui entretient un sentiment d’insécurité permanent.

Une réflexion sur l’identité, le déracinement, la place qu’une société laisse à un individu et le fait qu’elle le ramène sans cesse à son statut d’étranger. Un très beau témoignage.

Trois heures (récit complet)

Editeurs : Çà et Là & Arte Editions

Dessinateur & Scénariste : Mana NEYESTANI

Traduction : Massoumeh LAHIDJI

Dépôt légal : octobre 2020 / 124 pages / 16 euros

ISBN : 978-2-36990-283-6

La Part du ghetto (Corbeyran & Dégruel)

Du noir et blanc charbonneux pour illustrer cette adaptation du roman éponyme de Manon Quérouil-Bruneel et Malek Dehoune (éditions Fayard, 2018)… comme pour rappeler de façon délicate que vivre dans une cité implique quelque chose de très tranché. C’est noir ou blanc, on doit choisir son camp, poser cartes sur table et annoncer la couleur. Mais le côté charbonneux pour lequel a opté Yann Dégruel vient apporter tout le tranchant et toutes les nuances nécessaires à la (re)lecture de cet univers.

« On est toujours l’étranger de quelqu’un. »

Corbeyran – Dégruel © Guy Delcourt Productions – 2020

Retour dans une enquête menée il y a trois ans au cœur d’une banlieue de Seine-Saint-Denis. Manon Quérouil-Bruneel (grand reporter) décide d’enquêter sur une banlieue après avoir rencontré Malek Dehoune (intermittent du spectacle). Ce dernier l’emmène dans le quartier où il a grandi. Il faudra quelques mois à la journaliste pour être acceptée et intégrée dans les groupes [essentiellement masculins] qui se forment dans la rue, au bar, chez le coiffeur. Au final, leur ouvrage est le fruit d’un an d’enquête et l’occasion de dresser le portrait actuel d’une/des banlieue(s). Le constat est sans appel, sans jugement de valeur.

« La République, l’égalité des chances, toutes ces belles valeurs de papier, on a beau dire, ça franchit rarement le périph’. »

Le scénariste se fait le porte-parole de ces voix anonymes. Dealer, clandestin, mère, fils, prostituée… ils se livrent à visage découvert et racontent leur quotidien, cet entre-soi dans les murs de la Cité. Ils décrivent un repli communautaire, leur place (dans la société) sans cesse remise en question et une première génération (parents qui ont immigré en France) qui se sent plus français que les jeunes d’aujourd’hui alors qu’ils sont nés dans l’Hexagone !

« Le hijab, la barbe longue, le kamis… tout ça, c’est pas de la conviction, c’est de l’ostentation… c’est à la fois un étendard et une cuirasse identitaire ! Un bras d’honneur à la société française ! »

La débrouille, le chômage imposé malgré le fait que certains de ces jeunes sont bardés de diplômes… pour tromper l’ennui au pied des barres d’immeubles, ils en viennent à des solutions qui leur sautent à la gueule : le deal pour les uns, la prostitution pour les autres ; il n’y a rien de plus facile pour mettre de l’argent de côté et faire un pied-de-nez au destin qui les a fait naître du mauvais côté du périph’. Leurs rêves : pouvoir se payer un petit appartement dans le 16ème à Paris ou financer son envie de s’installer au bled. Car contre toute attente, le bled est devenu un Eldorado pour ces jeunes en mal d’identité… le seul moyen de faire « fructifier » légalement les études qu’ils ont suivies en France.

Eric Corbeyran adapte cette enquête, trouve le rythme narratif qui colle aux codes de la bande-dessinée. On sort des images préformatées sur les banlieues en donnant la voix aux principaux intéressés. L’accent des cités, ces regards fiers malgré les parcours cabossés… ces chemins de traverse empruntés pour se faire une micro-place au soleil…

« La vie en Cité pousse ses habitants à une forme de schizophrénie. Il y a d’un côté le poids du regard des autres, l’injonction à se conformer aux attentes de la Communauté, et de l’autre, l’envie de vivre sa vie comme on l’entend. »

Des paysages symétriques aux barres HLM interminables, le blanc délavé de ces façades interminables qui sont juste égayées par les couleurs du linge qui sèche à l’air libre. Yann Dégruel illustre cet horizon de béton sur lequel le regard bute, étriqué par les reliefs ternes. Le gris des entrées où les jeunes dealent de la cocaïne avec des gants parce qu’on n’est plus à un paradoxe près et que la drogue, ça reste… un « truc » sale pour les croyants. Un quotidien de contradictions où les jeunes filles rêvent de mariage avec des princes du Qatar et, en attendant, se prostituent pour pouvoir se payer le billet d’avion fantasmé qui la rapprochera de son prince charmant au pays des mille et une nuits. Un système de dupes. Des rouages grippés d’une société qui tourne à l’envers.

« Il est ressorti il y a un an, bardé de contacts. La prison est une formation accélérée pour monter en grade dans la délinquance. »

J’avoue, je pensais avoir à faire à un récit un peu plus couillu. Cette adaptation n’en reste pas moins l’occasion de se sensibiliser à l’enquête de Manon Quérouil-Bruneel et Malek Dehoune… ça donne même sacrément envie de mettre le nez dedans !

La Part du ghetto (one shot)

Editeur : Delcourt / Collection : Mirages

Dessinateur : Yann DEGRUEL / Scénariste : Eric CORBEYRAN

Dépôt légal : septembre 2020 / 136 pages / 17,95 euros

ISBN : 978-2-413-01989-3

Anuki, tome 9 (Maupomé & Sénégas)

Petite chronique pour ce neuvième tome d’Anuki…

Maupomé – Sénégas © Editions de La Gouttière – 2019

C’est l’été. Le temps de l’insouciance. Anuki est avec ses amis, au bord de l’eau. Au programme, de joyeux sauts au milieu des éclats de rire. Pendant que les enfants s’en donnent à cœur-joie, un sanglier et un putois tentent de se désaltérer au bord de l’eau. L’instant est comme suspendu, les amis sont légers lorsqu’ils rentrent au camp. Loin de se soucier qu’un terrible incendie est en train de dévorer la forêt.

Lorsque les fumées se dissipent, c’est un paysage ravagé qui apparaît. Au milieu des arbres calcinés, c’est toute une famille d’une tribu étrangère qui se présente au seuil de leur campement. Le feu les a contraints à quitter leurs terres.

Au rythme d’un album par an depuis neuf années, l’univers d’Anuki poursuit son bonhomme de chemin. Si l’amitié et l’entraide sont au cœur de chacun des tomes de la série, chaque album apporte sa pierre à l’édifice et sensibilise le jeune lecteur à un sujet d’actualité. Cette fois il est question de migrants et de l’accueil qui leur est réservé. Des individus qui ont tout perdu, qui n’ont eu d’autres choix que de fuir et de livrer leur survie au destin et aux hasards des rencontres. L’exil. Le contact avec une autre langue, une autre culture, une autre terre. Autant de différences qui ravivent les jalousies et la méfiance. Frédéric Maupomé traite de ce sujet avec toute la pudeur nécessaire. Cela rend l’histoire bienveillante et surtout accessible à son lectorat. Aborder la question des migrants pour des petites têtes blondes de 4-5 ans, cela implique tout de même une certaine finesse et une grosse dose de talent !

Les autres ingrédients qui font le sel de la série sont présents : péripéties, courses poursuites effrénées, quelques jalousies enfantines, beaucoup d’entraide, de l’humour… tout y est. Stéphane Sénégas illustre le tout d’un trait vif. Les trognes des gamins sont impayables, l’absence de textes n’est pas un frein à la compréhension de l’histoire car elle est largement compensée par la qualité du graphisme. Beaucoup de dynamisme et un découpage des planches qui se met au service de l’histoire. Les cases s’agrandissent et rétrécissent au gré des pages… tout est bon pour éviter que le récit ne s’appesantisse trop et que la lecture reste ludique.

Un album amusant et un bon support intermédiaire pour parler des migrants avec son enfant.

Album muet, à partir de 4 ans.

En fouillant le site, vous trouverez les précédents tomes de la série (excepté le tome 8 !).

 Anuki, tome 9 : L'Eau et le Feu (série en cours)
Editeur : Editions de La Gouttière
Dessinateur : Stéphane SENEGAS / Scénariste : Frédéric MAUPOME
Dépôt légal : septembre 2019 / 40 pages / 10,70 euros
ISBN : 978-2-35796-002-2

Dédales, tome 1 (Burns)

Il y eu d’abord « Black Hole » que j’ai lu il y a quelques années et qui fut une immense claque pour moi. Puis « La Ruche » que je ne suis pas parvenue à chroniquer. Puis quelques extraits lus çà et là. Pour la parution française de « Dédales » , je voulais être là. Déjà parce que Cornélius met souvent les petits plats dans les grands. Ensuite (et surtout)… par curiosité.

© Charles Burns / Cornélius 2019

Brian s’est mis à l’écart. Il s’est posé dans la cuisine pour dessiner pendant que les autres font la fête, parlent, dansent, boivent, vivent.

« Je suis un alien compressé, assis à une autre table, dans un autre monde. »

Son univers à lui est dans sa tête. Il traverse sa vie comme un fantôme. Ses pensées le happent vers des mondes lointains aux paysages rocailleux et désertés. Sous son crayon, naissent des créatures extraterrestres, étranges, mi aquatiques mi aériennes. Elles nagent dans le ciel et leurs ondulations dansantes sont fascinantes. La vie imaginaire de Brian l’aimante et le retient loin de ses pairs. Il ne côtoie les autres que partiellement. Il a le regard absent et l’oreille distraite, son corps n’est qu’une façade derrière laquelle il vagabonde en permanence dans son monde intérieur.

Seule Laurie ose sortir le jeune homme solitaire de sa torpeur. Délicatement. Son regard se pose d’abord sur les dessins. Cela facilite le contact. Ce soir de fête, elle le questionne et le raccroche à la réalité. Ils se reverront les jours qui suivront. Brian s’ouvrira progressivement à Laurie et lui dévoilera l’importance qu’a pour lui cette autre dimension qu’il est le seul à percevoir.

Charles Burns construit son scénario sur de la dentelle. On oscille entre une représentation inconsciente d’un monde et une réalité fade. L’auteur mêle à cela l’univers cinématographique ; il incorpore à son récit des bribes de films d’horreur sur lesquels s’appuie le personnage principal pour nourrir son monde intérieur. Le « héros » se sert également de ce media et réalise des films amateurs qui lui permettent de matérialiser les visions qu’il a sur pellicule.

« Dédales » a cette particularité d’être un récit autobiographique. Charles Burns y couche ses obsessions et la part obscure de lui-même… celle-là même qui l’a poussé et qui l’a nourri pour écrire et dessiner tout au long de sa vie.

On y retrouve également ce thème de prédilection cher à l’auteur : l’adolescence. Un sujet récurrent qu’il aborde dans ses albums. Il est question des obsessions, des peurs et des fantasmes de toute une jeunesse adolescente souvent en quête de sens et de repères. Burns n’a eu de cesse d’explorer encore et encore cette période de l’adolescence dans la société américaine. Comme pour chasser ses propres démons. Pour cela, il utilise les images de son propre monde intérieur pour créer ses fictions qu’il juxtapose à la réalité… il tire ainsi les ficelles de la narration et fait évoluer ses personnages de telle sorte que le lecteur soit lui aussi amené à évoluer entre rêve et réalité. Burns sait jouer avec les frontières qui habituellement séparent réalisme et irréalisme, il crée des atmosphères complexes et captivantes.

« Dédales » raconte enfin la naissance d’une romance. Des liens vont peu à peu se tisser entre les deux personnages principaux (son alter-ego de papier et la jeune femme). Comme deux étrangers qui s’apprivoisent, cherchent à se comprendre comme pour s’assurer qu’ils se reconnaissent. Car il y a comme un lien ténu entre eux, comme si le fait d’être au contact de l’autre suscitait une attraction familière.

Furtivement, par petites touches, le héros sort de ses pensées et accepte de vivre cette rencontre. Lui fantasme, elle rationalise. Lui ouvre son imaginaire pour y accueillir cette femme, elle cherche à se protéger de ses visions fantasmées effrayantes qui pourtant l’interpellent. Ils se relayent et prennent à tour de rôle les rênes de la narration en voix-off. Deux mouvements opposés mais complémentaires. Cela crée de l’électricité, de la tension… un effet dont le scénario va profiter pour permettre à l’intrigue de se déplier.

Dédales, tome 1 © Charles Burns / Cornélius 2019

Le dessin de Charles Burns est une pure tuerie. La couleur est douce, elle ne crie pas, n’agresse pas. Elle a les tons de la rêverie et de la fantasmagorie. Les formes se tordent avec rondeur. Les images sorties de l’imagination du jeune homme prennent vie et se superposent à la réalité. Où commence le rêve ? Où s’arrête la frontière de la vie quotidienne ?

On est comme suspendu dans un cadre spatio-temporel indéfini. L’équilibre entre réel est irréel est fragile, on sent que tout peut arriver à n’importe quel moment… comme la menace qu’au détour d’une page, l’un des univers est capable de prendre le dessus. On est sur le fil et c’est délicieux.

 Dédales / Tome 1
Editeur : Cornélius / Collection : Solange
Dessinateur & Scénariste : Charles BURNS
Dépôt légal : octobre 2019 / 64 pages / 22,50 euros
ISBN : 978-2-36081-164-9

Facteur pour Femmes (Quella-Guyot & Morice)

Les habitants de cette petite ile bretonne font peu cas de l’assassinat d’un archiduc austro-hongrois par un jeune nationaliste serbe. Pêcheurs et paysans se cassent l’échine à la tâche pendant que les femmes entretiennent leurs foyers. Personne ne fait grand cas de cet événement qui s’est produit dans un lieu qu’ils localisent à peine sur la carte du monde. Pourtant, quelques jours plus tard, l’ordre de mobilisation générale est décrété. La première guerre mondiale vient de commencer.

« Aucune île n’est à l’abri des continents imbéciles »

Les hommes âgés de 20 à 50 ans sont appelés sous les drapeaux. Gonflés d’un orgueil patriotique, ils partent au combat. Ils sont plutôt amusés de pouvoir donner une bonne déculottée à ces allemands qui nous ont déclaré la guerre. Dans les esprits, ils reviendront dans quelques semaines, quelques mois tout au plus.

« Ces derniers laissent derrière eux de vieux parents, fiers peut-être, mais inquiets, des femmes ulcérées, des fiancées éplorées, des enfants incrédules… »

L’île se vide. Maël lui ne part pas. Une amertume pour lui. Une fois de plus il est mis à l’écart, rabaissé. Avec son pied-bot qui le handicape, il restera à l’arrière, avec les femmes, les enfants et les vieillards. La vie se réorganise sur l’île. En plus des tâches ménagères, les mains des femmes feront aussi la traite et prendront faux et fourches pour s’occuper des récoltes. Les vieux remontent leurs manches pour les aider. Solidarité.

Maël quant à lui, puisqu’il sait lire, sera chargé de la distribution du courrier. A sa surprise, il constate que cette tâche a un goût grisant de liberté et lui permet de se soustraire à l’autorité brusque de son père. Au fil des jours, il lie connaissances jusqu’à accueillir leurs confidences. Il se révèle habile pour distraire ces dames qui vont se surprendre à l’attendre, à l’apprécier et… à le désirer.

L’ambiance graphique de Sébastien Morice est trompeuse. Elle nous installe dans un îlot de quiétude et nous berce de doux pastels. Le dessinateur caresse les courbes d’un bout de Bretagne isolé, une enclave baignée de toutes parts par cette immensité bleue dans laquelle le regard se perd. Les ocres de l’automne, les fades gris de l’hiver, les verts gorgés de vie printanière et durant l’été, les jaunes sont délavés à force d’être exposés au soleil. La nature impose aux hommes son rythme. Des formes douces des collines au charme fou des vieilles pierres qui résistent au souffle des vents démontés, on se love là au bord d’un feu de cheminée ou dans les herbes folles d’une nature sauvage. On est loin des affres de la guerre. Sur ce coin de terre, chaque chose a sa place, chacun a son rôle et la vie file ainsi. Tout est quiétude… en apparence du moins.

Car sur ces images idylliques, Didier Quella-Guyot développe un scénario pour le moins surprenant et incisif. Il rentre au cœur de son personnage et montre, page après page, les étapes de sa métamorphose. C’est un jeune homme écorché par la vie qui nous accueille. On assiste à sa lente ouverture aux autres. On mesure à quel point cela modifie son regard sur le monde et lui permet de prendre confiance en lui. Et lorsqu’il en prend conscience, l’innocent garçon se dépouille de sa naïveté aussi rapidement qu’une gourgandine se déleste de ses vêtements. Son nouveau lui procure une énergie qu’il va utiliser de façon malsaine. Il devient fourbe et son attitude stupéfie.

Une intrigue fort bien ciselée, des visuels de toute beauté et une issue aussi inévitable qu’imprévisible.

Merci ma Nouk pour cette délicieuse découverte !

La chronique de Framboise est déjà sur le blog depuis au moins une éternité !!

 Facteur pour Femmes (one shot)
Editeur : Bamboo / Collection : Grand Angle
Dessinateur : Sébastien MORICE / Scénariste : Didier QUELLA-GUYOT
Dépôt légal : septembre 2015 / 120 pages / 18,90 euros
ISBN : 978-2-81893-413-5

Sous les arbres, tome 1 (Dav)

Fraîchement débarqué au catalogue des Editions de la Gouttière, la série « Sous les arbres » s’adresse à un lectorat de pitchouns (disons à partir de 4 ans).

Annoncé d’entrée de jeu en quatre tomes, l’univers de « Sous les arbres » nous installe aux côtés de Monsieur Grumpf. Ce dernier doit son surnom au fait que tout mais absolument tout le contrarie et qu’il « Grumpf » à la moindre contrariété. Ce blaireau solitaire est quelqu’un d’ordonné qui aime que tout soit à sa place… chaque imprévu le met donc de mauvaise humeur. A première vue, il fait rustre mais sous son imposante carrure se cache en réalité un gros tendre. La preuve en est : chaque habitant de la forêt prend le temps d’échanger avec lui quelques mots, voire s’invite à sa table. Personne ne se formalise de ses « grumpf » intempestifs.

Contenue dans un petit format à l’italienne, l’histoire que Dav nous raconte-là regorge d’optimisme. Elle montre aux petits lecteurs qu’il ne faut pas toujours se fier aux apparences ET qu’une main tendue vers autrui n’est jamais une chose vaine.

Graphiquement, l’ambiance nous permet de profiter d’une jolie palette de couleurs aussi automnales que chaleureuses. Ce microcosme anthropomorphe a des habitudes assez similaires aux nôtres ; chacun vaque à ses occupations sans toujours prendre la peine de s’inquiéter des soucis de son voisin. Les uns s’inquiètent de ne pas parvenir à stocker la quantité suffisante de provisions pour l’hiver, tandis que d’autres se demadent s’ils ont pris assez de gras pour ne pas dépérir pendant leur hibernation. Monsieur Grumpf est de loin celui qui s’agite le moins. Il paraît être perméable aux saisons et à leurs frimas. Les tracas de ses congénères semblent lui glisser sur le poil pourtant c’est loin d’être le cas. Monsieur Grumpf est aussi bougon qu’il est surprenant !

Sans donner l’impression d’être grand donneur de leçon, le récit a sur son lecteur un effet bénéfique. Le genre à donner le sourire. Le genre à nous rappeler que l’existence de personnes humanistes n’est pas uniquement fictive. En s’appuyant sur des gestes anodins du quotidien, Dav montre qu’il est facile de faire plaisir aux gens qui nous entourent… à condition pour cela de tendre un peu l’oreille et de regarder ce qui se passe dans notre environnement.

Ce premier album est également un vrai régal pour les yeux. Les trognes des personnages sont expressives à souhait. Le trait de l’auteur nous installe dans un environnement plutôt douillet où passent des personnages à la bonhomie délicieuse. Si chaque tome de la série respecte la même trame, cela nous promet de savoureux moments de lecture. Sans compter qu’il n’y a aucun cliffhanger à la fin de ce tome. On en sort avec la satisfaction d’avoir vécu une histoire complète (avec un début et une fin) et la certitude que le prochain tome sera tout aussi exquis.

Une série à mettre dans un maximum de petites mains. 

Sous les Arbres
Tome 1 : L'Automne de Monsieur Grumpf
Série en cours
Editeur : La Gouttière
Dessinateur / Scénariste : DAV
Dépôt légal : août 2019 / 32 pages / 10,70 euros
ISBN : 978-2-35796-005-3

 

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