Des Hommes couleur de ciel (Llobet)

Llobet © Editions de l’Observatoire – 2019

« Il n’est plus là, alors Adam peut bien en parler. Dans la cellule, l’ampoule grésille, menace de claquer. La réalité aussi clignote, bourdonne ; dans quelques minutes, ses tympans vont éclater, ses pensées s’arrêter. Il n’a pas vu les infos, mais comme tout le monde il s’est figé lorsqu’il a appris la nouvelle. »

La nouvelle est impensable : un attentat dans un lycée. Des enfants tués. Combien ? Une bombe à l’heure du déjeuner dans un pays en paix. Voilà, c’est possible. C’est arrivé. Nous sommes à La Haye. Une ville néerlandaise. Une ville tranquille, belle, cosmopolite. Une ville contemporaine…

Alissa est professeur de russe. Le lundi, juste après le repas, elle a douze élèves assoupis. Ce lundi, quand elle arrive, c’est déjà trop tard. C’est déjà l’horreur…

Il y a trois trajectoires  inscrites dans ce récit : celle d’Alissa donc et celles de deux de ses élèves, Oumar et Kirem, deux frères, deux contraires. Autant Oumar est lumineux, autant Kirem est sombre, étrange. Comment deux frères peuvent être si différents ? Dans leurs envies, dans leurs destinées, dans leurs choix posés.

Kirem est « un enfant étrange, la copie inversée de son frère. Oumar, qu’elle avait eu en cours deux ans auparavant. Ils avaient beau se ressembler comme deux gouttes d’eau, leurs personnalités étaient diamétralement opposées. Autant son frère était solaire, affectueux, toujours prêt à participer et à distribuer les copies, autant Kirem se faisait très vite oublier, et détester. Il avait un regard coulissant, furtif. Comme des fentes d’où l’on s’apprête à tirer, même si Alissa avait vite compris qu’il préférait économiser ses forces. »

Oumar, l’ainé, est brillant. A l’inverse de Kirem. Pourtant il est comme dissonant. Différent. Il est un homme couleur de ciel.

Les trois personnages de ce roman ont un même pays d’origine qu’ils taisent. Ils sont tchétchènes. Ce roman pose la question de l’intégration dans un pays. Il aborde également le sujet du terrorisme et de la radicalisation. Du basculement aussi. Il dit surtout l’exil ou, pour le dire autrement, comment être quand on est d’ailleurs ?

C’est un roman qui peut faire peur du fait du sujet terrible. Il est pourtant toutafé formidable. Il se dévore d’un coup. Il nous tient en haleine car il est un peu construit comme un polar. Et les personnages, complexes comme j’aime, sont justes et très forts. La langue d’écriture d’Anais Llobet est précise, nette, belle et terriblement efficace. Sans pathos. J’ai beaucoup beaucoup aimé cette histoire, à la fois intime et singulière et incroyablement actuelle. Une tragédie qui dit notre monde…

 

Extraits :

« Je te le dis, ils sont faciles à apprendre les verbes de mouvement en temps de paix

Moi je voudrais leur apprendre à aller sans se promener

A marcher sans savoir où aller

A s’immobiliser sans respirer

A entendre un bruit, une explosion, fuir et ne plus jamais revenir. »

« Tu voudrais que je te raconte quoi, avec tes consignes pour enfants sages « racontez au passé un souvenir qui vous est cher » je n’ai aucun souvenir que je voudrais effacer et toi tu veux que je te l’écrive en russe, mais je vais te le dire en tchétchène puisqu’il n’y a que nous pour comprendre ce que nous avons vécu. »

« Des adjectifs sur ma famille à décliner, mais je vais rien te décliner, moi

J’ai que des hommes dans ma famille, ma mère elle compte pas elle sait à peine dire son prénom. Tu sais ce que c’est de dire adieu à sa mère alors qu’elle est encore vivante ?

Mère : allongée éveillée verre d’eau vide folle obsession répétition baccalauréat ennui

Père : mort ombre effacé inconnu… »

 

« Alissa n’écoutait plus. Elle observait ces joues pleines qui mastiquaient et parlaient, ces yeux gris brumeux qui la regardaient sans la voir. Elle l’aimait, se dit-elle. Elle l’aimait comme on aime un feu de cheminée après une balade hivernale. »

 

Encore une découverte des 68 (pour découvrir les billets c’est ici : https://68premieresfois.wordpress.com/)

Anaïs Llobet, Des hommes couleur de ciel, Les Editions de l’Observatoire, 2019.

Andrée A. Michaud- Bondrée

 

images
Bondrée – Michaud © Rivages – 2016

« A l’été 67, une jeune fille disparait dans les épaisses forêts entourant Boundary Pond, un lac aux confins du Québec rebaptisé Bondrée par un trappeur enterré depuis longtemps. Elle est retrouvée morte, sa jambe déchirée par un piège rouillé. L’enquête conclut à un accident : Zaza Mulligan a été victime des profondeurs silencieuses de la forêt. Mais lorsqu’une deuxième adolescente disparaît à son tour, on comprend que les pièges du trappeur ressurgissent de la terre et qu’un tueur court à travers les bois de Bondrée. »

Un roman noir, un programme alléchant, une histoire de tueur et d’une mystérieuse légende, de l’angoisse et de la psychologie, la mention un peu folle de Twin Peaks, une écriture toutafé raffinée, voilà ce que tout ce me promettait la quatrième de couverture…

Et puis, les premiers mots. Une écriture serrée, ne laissant que peu de place à une respiration… Et puis, les langues mélangées : du français, des mots d’anglais et du canadien si si ! Et puis, des histoires mêlées. Des personnages, du Je, du Elle, du Lui…. Jusqu’à me donner le tournis. Me faire perdre l’envie.

Dépitée, je l’ai laissé de côté, ce polar-là, erf, pas le courage de l’affronter. C’était décidé, il n’était pas fait pour moi ! Mais la « pression » de ce Grand Prix des Lectrices de ELLE a fait son œuvre.  La curiosité aussi : comment ce polar-là a-t-il pu passer la sélection, sapristi ?! C’était à ne rien ni comprendre. Alors, samedi dernier, dans un moment d’accalmie dans ma folle vie, me revoilà repartie à l’assaut de ce livre mystérieux et un brin déconcertant….

Et puis… lentement, avec un air de ne pas y toucher, la magie a opéré ! C’est que Bondrée se mérite. Il faut lui accorder du temps. Infiniment. Ou plutôt, prendre son temps pour s’enfoncer dans les bois sauvages de Bondrée, au petit gout d’un été 67… Et puis, vous dire que j’ai fini par aimer. Incroyablement ! Tellement, que je n’ai pu le lâcher. Ne faire rien d’autre que me perdre dans les méandres de ce polar canadien. Pour savoir, qui, mais qui, était le tueur : un fantôme, ce Pierre Landry, pourtant mort depuis des années ? Ou alors, un trappeur parfaitement inconnu ? Un père de famille auquel je m’étais si fort attachée ? Mais qui ??? Jusqu’aux dernières lignes, je vous promets que vous allez sacrément vous creuser les méninges !

C‘est donc un polar envoutant à la langue belle, ou plutôt à la lisière des langues, à la lisière des mondes… Un récit incroyablement maitrisé qui vous entrainera dans des contrées inconnues et pourtant pas si lointaines (grâce notamment à la petite fille, le JE de ce livre, Audrée Duchamp, dont les pertinentes réflexions feront sacrément écho, je vous le garantis !).

A lire absolument pour une surprenante expérience de lecture qui vaut vraiment qu’on s’y attarde et qu’on prenne le temps !

 

Premiers mots

« Bondrée est un territoire où les ombres résistent aux lumières les plus crues, une enclave dont l’abondante végétation conserve le souvenir des forêts intouchées qui couvraient le continent nord-américain il y a de cela trois ou quatre siècles. Son nom provient d’une déformation de « boundary », frontière. Aucune ligne de démarcation, pourtant, ne signale l’appartenance de ce lieu à un pays autre que celui des forêts tempérées s’étalant du Maine, aux Etats-Unis, jusqu’au sud-est de la Beauce, au Québec. Boundary est une terre apatride, un no man’s land englobant un lac, Boundary Pond et une montagne [..] C’est dans cet éden qu’une dizaine d’années plus tard, quelques citadins en mal de silence ont choisi d’ériger des chalets, forçant Landry à se réfugier au fond des bois, jusqu’à ce que la beauté d’une femme nommée Maggie Harrison ne l’incite à revenir rôder près du lac et que l’engrenage qui allait transformer son paradis en enfer se mette en branle. »

 

Extrait

On n’avait donc pas été surpris d’apprendre ce qui leur était arrivé. Ces filles l’avaient cherché, voilà ce que la plupart des gens ne pouvaient s’empêcher de penser, et ces pensées soulevaient en eux une espèce de repentir gluant qui leur donner envie de se battre à coups de poing, de se gifler jusqu’au sang, car ces filles étaient mortes, bon Dieu, dead, for Christ’s sake, et personne, pas plus elles que les autres, ne méritait la fin qu’on leur avait réservée. Il avait fallu ce malheur pour qu’on songe à ces filles autrement qu’à des intrigantes, pour qu’on comprenne que leur attitude ne cachait rien qu’un vide immense où chacun se jetait bêtement, ne voyant que la peau bronzée couvrant le vide. »

logo-grand-prix-lectrices-elle

Andrée A. Michaud, Bondrée, Rivages, 2016.

Le Piano oriental (Abirached)

Abirached © Casterman – 2015
Abirached © Casterman – 2015

« Avoir l’accent enfin, c’est, chaque fois qu’on cause, parler de son pays en parlant d’autre chose ! » (extrait du poème « L’accent » de Miguel Zamacoïs).

Zeina Abirached a deux langues maternelles : l’arabe et le français. Née au Liban, elle fut sensibilisée très tôt au français qui était la langue officielle de cet Etat jusqu’à la guerre civile. Son grand-père paternel était bilingue. Passionné par le français, il en avait fait son métier en devenant traducteur. En parallèle, il a veillé à ce que ses enfants et petits-enfants maîtrisent couramment les deux langues employées au Liban. Zeina fut donc nourrie de culture occidentale tant par les contes traditionnels européens que lui lisait sa mère que par ses enseignements scolaires appris sur les manuels d’enseignement français. De fait, ses pensées s’échappaient régulièrement vers l’Occident :

Mes mots arabes étaient de plus en plus catastrophiques. L’arabe était la langue de la violence du monde dans lequel nous vivions. C’était la langue des miliciens. Celle des barbares armés, celle de la radio. L’arabe était la langue des mauvaises nouvelles. Celle de ce qu’on a envie d’oublier. Les mots en français étaient devenus un refuge

L’auteure a pris appuis sur des racines linguistiques différentes. C’est cela que raconte « Le Piano oriental » : Zeina Abirached parle de ses origines et de sa double culture…

Une double culture que l’on retrouve aussi chez Abdallah, l’arrière-grand-père de Zeina.

En effet, dans cet ouvrage, deux récits s’entrelacent et se répondent en écho. Dans le premier, nous suivons le parcours d’Abdallah Kamanja, inventeur du piano oriental dans les années 1950. Issu d’une famille modeste, Abdallah se découvre une passion pour le piano. Amateur de musique orientale, il rêve de pouvoir un jour jouer les mélodies orientales sur cet instrument occidental. Mais il bute sur une difficulté de taille : l’intervalle minimal entre deux touches de piano est le demi-ton alors que l’intervalle dans les musiques orientales est le quart de ton. Pendant plusieurs années, il s’obstine à trouver la solution à ce problème épineux. S’il y parvient, il aura eu le mérite de créer un instrument unique, passerelle entre deux cultures.

Tandis que la vie d’Abdallah nous est racontée sur des planches au fond blanc, Zeina Abirached témoigne – sur fond noir – de son propre parcours. Née au début des années 1980 à Beyrouth, elle parle de son rapport singulier avec la langue française. Habituée très tôt à employer l’arabe et le français, elle rêvasse sur les photos d’écoliers français vues dans les manuels scolaires et envisage petit à petit de s’installer en France. A 23 ans, son rêve devient réalité. Elle s’installe dans la capitale française.

C’était clair, je pouvais emmener un kilo d’affaires par année vécue. Et chaque fois que j’ajoutais quelque chose dans ma valise, j’avais l’impression de répondre à la question : qu’emporterais-tu si tu devais passer un an sur une île déserte ?

Un bel objet que cet ouvrage à la couverture gaufrée sur laquelle le titre en lettres dorées attrape le regard. A l’intérieur, le lecteur profite de planches où l’espace est entièrement pris par les illustrations. Il y a beaucoup de bruits dans les pages de l’album, un peu comme dans les mangas ; on y entend des chaussures qui crissent, un oiseau qui chante, une valise qui roule sur le trottoir, les bruits de la ville… Le crayon s’envole au moment où il dessine des boucles de cheveux ou des notes sur une partition de musique. Au beau milieu de ces dessins soignés où tout semble bien rangé, bien droit et parfaitement positionné afin que chaque élément vienne séduire l’œil du lecteur, on se laisse surprendre par une envolée graphique, une métaphore visuelle qui injecte de la vie dans ces pages. On imagine aisément cet univers s’animer et ainsi voir les personnages se mouvoir.

Tout au long de l’album, Zeina Abirached met en exergue ce penchant commun qu’elle partage avec Abdallah : tous deux montrent qu’il est possible de construire des passerelles entre deux civilisations souvent décrites comme étant radicalement différentes. Chacune s’enrichit des savoirs de l’autre et réciproquement et l’on peut tout à fait concevoir l’émergence d’une culture transversale qui trouve racines grâce à cette ouverture de pensée. Le piano oriental est une belle métaphore puisque cet objet symbolise parfaitement cette idée… « Le piano oriental – l’histoire d’un piano qui réunit deux cultures : Orient et Occident. » peut-on lire sur le site de l’éditeur.

PictoOKSuperbe récit autobiographique d’une musicalité rare et entraînante. Il nous fait voyager entre passé et présent, entre Orient et Occident et où, malgré les décennies qui les séparent, une jeune femme et son aïeul se répondent en écho. Si vous avez l’occasion de lire cet album, n’hésitez pas un seul instant.

Les chroniques : Damien Canteau (pour Comixtrip), Le Fil du bilingue.

Extraits :

« Je suis partie sur la pointe des pieds, laissant la ville se réveiller sans moi » (Le Piano oriental).

« Je tricote depuis l’enfance une langue faite de deux fils fragiles et précieux » (Le Piano oriental).

Les BD de ce mercredi sont chez Noukette !!

la-bd-de-la-semaine-150x150

Le Piano oriental

One shot

Editeur : Casterman

Collection : Univers d’auteurs

Dessinateur / Scénariste : Zeina ABIRACHED

Dépôt légal : septembre 2015

ISBN : 978-2-203-09208-2

Bulles bulles bulles…

Ce diaporama nécessite JavaScript.

Le Piano oriental – Abirached © Casterman – 2015

%d blogueurs aiment cette page :