
« Il n’est plus là, alors Adam peut bien en parler. Dans la cellule, l’ampoule grésille, menace de claquer. La réalité aussi clignote, bourdonne ; dans quelques minutes, ses tympans vont éclater, ses pensées s’arrêter. Il n’a pas vu les infos, mais comme tout le monde il s’est figé lorsqu’il a appris la nouvelle. »
La nouvelle est impensable : un attentat dans un lycée. Des enfants tués. Combien ? Une bombe à l’heure du déjeuner dans un pays en paix. Voilà, c’est possible. C’est arrivé. Nous sommes à La Haye. Une ville néerlandaise. Une ville tranquille, belle, cosmopolite. Une ville contemporaine…
Alissa est professeur de russe. Le lundi, juste après le repas, elle a douze élèves assoupis. Ce lundi, quand elle arrive, c’est déjà trop tard. C’est déjà l’horreur…
Il y a trois trajectoires inscrites dans ce récit : celle d’Alissa donc et celles de deux de ses élèves, Oumar et Kirem, deux frères, deux contraires. Autant Oumar est lumineux, autant Kirem est sombre, étrange. Comment deux frères peuvent être si différents ? Dans leurs envies, dans leurs destinées, dans leurs choix posés.
Kirem est « un enfant étrange, la copie inversée de son frère. Oumar, qu’elle avait eu en cours deux ans auparavant. Ils avaient beau se ressembler comme deux gouttes d’eau, leurs personnalités étaient diamétralement opposées. Autant son frère était solaire, affectueux, toujours prêt à participer et à distribuer les copies, autant Kirem se faisait très vite oublier, et détester. Il avait un regard coulissant, furtif. Comme des fentes d’où l’on s’apprête à tirer, même si Alissa avait vite compris qu’il préférait économiser ses forces. »
Oumar, l’ainé, est brillant. A l’inverse de Kirem. Pourtant il est comme dissonant. Différent. Il est un homme couleur de ciel.
Les trois personnages de ce roman ont un même pays d’origine qu’ils taisent. Ils sont tchétchènes. Ce roman pose la question de l’intégration dans un pays. Il aborde également le sujet du terrorisme et de la radicalisation. Du basculement aussi. Il dit surtout l’exil ou, pour le dire autrement, comment être quand on est d’ailleurs ?
C’est un roman qui peut faire peur du fait du sujet terrible. Il est pourtant toutafé formidable. Il se dévore d’un coup. Il nous tient en haleine car il est un peu construit comme un polar. Et les personnages, complexes comme j’aime, sont justes et très forts. La langue d’écriture d’Anais Llobet est précise, nette, belle et terriblement efficace. Sans pathos. J’ai beaucoup beaucoup aimé cette histoire, à la fois intime et singulière et incroyablement actuelle. Une tragédie qui dit notre monde…
Extraits :
« Je te le dis, ils sont faciles à apprendre les verbes de mouvement en temps de paix
Moi je voudrais leur apprendre à aller sans se promener
A marcher sans savoir où aller
A s’immobiliser sans respirer
A entendre un bruit, une explosion, fuir et ne plus jamais revenir. »
« Tu voudrais que je te raconte quoi, avec tes consignes pour enfants sages « racontez au passé un souvenir qui vous est cher » je n’ai aucun souvenir que je voudrais effacer et toi tu veux que je te l’écrive en russe, mais je vais te le dire en tchétchène puisqu’il n’y a que nous pour comprendre ce que nous avons vécu. »
« Des adjectifs sur ma famille à décliner, mais je vais rien te décliner, moi
J’ai que des hommes dans ma famille, ma mère elle compte pas elle sait à peine dire son prénom. Tu sais ce que c’est de dire adieu à sa mère alors qu’elle est encore vivante ?
Mère : allongée éveillée verre d’eau vide folle obsession répétition baccalauréat ennui
Père : mort ombre effacé inconnu… »
« Alissa n’écoutait plus. Elle observait ces joues pleines qui mastiquaient et parlaient, ces yeux gris brumeux qui la regardaient sans la voir. Elle l’aimait, se dit-elle. Elle l’aimait comme on aime un feu de cheminée après une balade hivernale. »
Encore une découverte des 68 (pour découvrir les billets c’est ici : https://68premieresfois.wordpress.com/)
Anaïs Llobet, Des hommes couleur de ciel, Les Editions de l’Observatoire, 2019.