Celestia (Fior)

« La grande invasion est arrivée par la mer. Elle s’est dirigée vers le nord, le long du continent. Beaucoup se sont enfuis, certains ont trouvé refuge sur une petite île dans la lagune. Une île de pierre, construite sur l’eau il y a plus de mille ans. Son nom est Celestia. »

Fior © Atrabile – 2020

Ville-refuge, ville mouvante, ville double, ville trouble. Ville espoir. Ville chimère. Celestia contient en son sein toute une part de mystères. Dans les ruelles de ses entrailles, une société s’agite. Codée. Son histoire devient une énigme car peu nombreux sont ceux qui, aujourd’hui, se rappellent encore ce qui a motivé l’exode vers Celestia et la manière dont la vie s’est posée là.

« Je vois briller dans tes yeux cette détermination qui était la nôtre à l’époque. Cette illusion que tout pourrait recommencer ici… sur cette île de pierre… Apparue là où il n’y avait tien, telle une vision destinée à dominer la mer et la terre… C’était il y a si longtemps, mais aujourd’hui… aujourd’hui, les visionnaires, c’est vous, dans un monde sans limite. Celui de la pensée. »

Pierrot appartient à cette communauté qui grouille dans les venelles de cette ville nénuphar qui flotte sur l’eau. Il y a ceux qui œuvrent pour le bien de tous, il y a les bandes organisées. Puis il y a la foule des anonymes, affranchis de toute appartenance clanique et qui se fondent dans la masse. Pierrot fait partie de ceux-là. Suspicieux, solitaire, autonome… il s’est construit son petit réseau personnel qu’il contacte au gré de ses besoins ; le troc est encore la meilleure monnaie pour s’en tirer.

Le docteur Vivaldi aimerait pourtant que Pierrot rejoigne son équipe de télépathes. Les compétences de Pierrot lui seraient une aide précieuse pour mener à bien son projet… et pour ramener Dora dans le groupe. Faire alliance avec Pierrot l’aiderait également à atténuer la culpabilité qu’il a vis-à-vis du jeune homme. Mais Pierrot est bien trop rancunier pour accepter l’offre du Docteur. L’affabilité de ce dernier le convainc même d’aider Dora à fuir Célestia. Ensemble, ils vont tenter de trouver un asile dans la lagune. Cette cavale est l’occasion pour eux de découvrir le continent et ceux qui le peuplent.

« Les choses les plus belles ne durent qu’un instant. »

Dans « L’Entrevue », Manuele Fior avait déjà cherché à imaginer ce que pourrait être l’humanité de demain. Tenter d’entrapercevoir les possibles et la manière dont l’espèce humaine pourrait évoluer. Il avait également placé au cœur de son récit le personnage énigmatique et fragile de Dora. Cette dernière relie ainsi ces deux récits intemporels de façon troublante.

Dans ce monde post-apocalyptique, le ton narratif est relativement doux. Et face à cette société qui renait lentement de ses cendres, on ne peut éviter d’attendre des réponses qui resteront en suspens. Quelle est la nature de cette catastrophe qui a balayé la civilisation ? Quelle est donc la teneur de cette « grande invasion » à laquelle il est fait référence ? Catastrophe nucléaire ? écologique ? Folie des hommes ? Nul doute que ce chamboulement était de taille pour ainsi forcer le cours des choses. On fantasme sur les causes réelles sans toutefois peiner à trouver nos repères dans ce monde. Celestia est une copie conforme de Venise et Manuele Fior et organise son échiquier narratif autour de ce lieu mythique. Il matérialise le fait que l’espoir d’une vie meilleure a été placé dans chaque pierre de Celestia… Une enclave de pierre entourée d’eau comme une promesse féconde que les erreurs du passé sont loin derrière… Fadaises ! La mémoire de l’Homme est fugace…

Le monde d’après aurait pu être pacifique mais ce scénario ne l’entend pas de cette oreille. Il vient titiller les penchants de l’homme à s’immiscer dans les failles et glisser sur la mauvaise pente. On retrouve les déviances de nos sociétés actuelles : mensonges, harcèlement, manipulation, domination par la peur… Maquillage, costume ou port du masque vénitien, il est rare de voir des badauds se promener à visage découvert. Dans cette ville d’apparat, les malfrats en tout genre peuvent manœuvrer en toute impunité. Le porte du masque vénitien sert à afficher son identité… ou à se protéger.

Le côté lumineux du récit vient de ce que l’auteur imagine des conséquences du besoin de survie. Ainsi, nombre d’individus ont développé des capacités de télépathe. L’humanité du futur verrait ainsi ses individus reliés les uns aux autres. Ce qui est intéressant et ouvre la question d’agir pour le bien commun de tous… exit l’individualisme. Manuele Fior dose enfin parfaitement différents registres narratifs et parvient à semer le trouble entre illusion et réalité et entre passé, présent et futur. On est de nouveau dans un récit intemporel dont on a du mal à décrocher une fois que la lecture est commencée.  

C’est un album abouti que Manuele Fior nous livre. Superbe découverte.

Celestia (one shot)

Editeur : Atrabile

Dessinateur & Scénariste : Manuele FIOR

Traduction : Christophe GOUVEIA ROBERTO

Dépôt légal : août 2020 / 272 pages / 30 euros

ISBN : 978-2-88923-091-4

Le Repas des Hyènes (Ducoudray & Allag)

Ducoudray – Allag © Guy Delcourt Productions – 2020

En Afrique, les adultes consacrent une attention particulière à la transmission de leur expérience aux plus jeunes. L’initiation à cette pratique est le meilleur moyen de confronter la théorie et la pratique. Ainsi, l’enfant tire ses propres conclusions quant à ses erreurs et à ses réussites. Observer, écouter, ne pas agir dans la précipitation…

C’est en tout cas ainsi que cela se passe encore dans le petit village reculé où habitent Kubé et Kana, des frères jumeaux. Kubé est né le premier de fait, c’est à lui que revient certains privilèges, comme celui d’accompagner leur père à la cérémonie du repas des hyènes. Kana se glisse clandestinement non loin de là pour observer le rituel. Le cérémonial est troublé par la venue d’un Yéban.

« Les Yébans sont comme nous, ils craignent l’oubli. Alors qu’importe d’être une chèvre ou une fourmi, du moment qu’ils évitent la mort. Le Yéban est coincé entre notre vie et celle des esprits. Il a juste besoin d’un vaisseau pour voyager. »

Tapis dans les fourrés, Kana ne rate pas une miette de la jouxte verbale qui est menée entre son père et le démon. Voyant que son père n’a pas l’avantage, Kana s’interpose pour protéger son père et son frère. Surpris, le Yéban décide finalement de capturer Kana et conclu un pacte avec l’enfant.

« Décidément, vous les hommes, vous nommez bien rapidement folie ce qui est différent de vous. »

Ce conte fantastique nous emmène sur les chemins de l’Afrique. C’est un enfant qui nous tient compagnie et c’est avec lui et lui seul que ce voyage atypique s’effectue. Petit bonhomme aussi insouciant que courageux. Sa franchise est aussi grande que sa curiosité et ces deux traits de caractère le conduiront malgré lui dans des situations complexes.

En nous invitant ainsi à faire ce voyage onirique, Aurélien Ducoudray aborde avec brio des thèmes pourtant assez casse-gueule. La voix qui nous raconte cette fable est grave et le conteur a le talent pour donner le ton adéquat à chaque séquence narrative. On rit, on est inquiet ou joyeux… le registre des émotions est employé avec gourmandise… et ça fait mouche. Pas de temps morts. Pour ne rien gâcher, le scénariste utilise avec aisance des figures historiques (Behanzin, Jaja d’Opobo…) qui ont marqué de leur empreinte l’Histoire du continent africain. En faisant référence à ces hommes d’état que l’on a érigés depuis belle lurette au rang de légendes, Aurélien Ducoudray chahute la nette frontière qui sépare habituellement fiction et réalité. Car en toile de fond, il est bien question de l’identité africaine. Un continent qui a eu son âge d’or il y a plusieurs siècles puis qui a été étouffé par les colonisations successives et le pillage de sa culture, l’exploitation de son peuple et de ses richesses.

Il y a ici des relents d’air chaud, un souffle de sirocco qui nous surprend à la moindre occasion et une espièglerie malgré la gravité de ce qui nous est conté. Mélanie Allag donne vie à ces paysages de brousse sauvage et à ses reliefs indisciplinés. Son trait est fluide et nous entraîne facilement à découvrir cette quête identitaire.

Jolie surprise de la rentrée que cet album !

Le Repas des Hyènes (One shot)

Editeur : Delcourt / Collection : Mirages

Dessinateur : Mélanie ALLAG / Scénariste : Aurélien DUCOUDRAY

Dépôt légal : septembre 2020 / 112 pages / 17,50 euros

ISBN : 978-2-4130-0211-6

Joker (Adam)

« Joker » était épuisé depuis un moment jusqu’à ce que les éditions de La Pastèque le réimprime, profitant au passage pour apporter quelques modifications (format et finition). L’album fait partie de la sélection officielle du FIBD 2016 (cette année-là, c’est « Ici » de Richard McGuire qui a été récompensé du Fauve d’Or). Une bien bonne chose puisque cette fois, j’ai sauté sur l’occasion pour lire cet album.

Adam © Editions de La Pastèque – 2020

Joker Battie est un enfant de 7 ans qui se retrouve bien malgré lui au centre de cette histoire pour diverses raisons. L’une d’elles est dévoilée dans le dénouement, raison pour laquelle il vous faudra à votre tour lire l’album si vous voulez savoir de quoi il en retourne. La seconde est qu’il a tenté de fuguer ; il a appris par hasard que sa mère, Darlène, avait tué son père, Jed. Il a appris en même temps qu’il apprenait que sa tante, Charlène, avait tué son oncle, Herb. Les deux sœurs, Charlène et Darlène, ont tué leurs maris parce ceux-ci avaient tués leur cousin, Hawk. Hawk n’était autre que l’unique héritier de l’immense empire financier de leur famille. Mais ce n’est pas parce que Hawk a hérité de la prospère entreprise familiale que ses cousins l’ont tué… ou du moins, pas consciemment… Et puis il y a Sally, la mère d’Hawk, qui est décédée mais bien avant que les trois cousins ne passent de vie à trépas.

Joker est issu d’une fratrie de sept enfants. Sa tante, Charlène, a eu huit enfants avec son oncle Herb. Son oncle Hawk quant à lui n’avait pas d’enfants… du moins, il n’a pas eu d’enfants légitimement déclarés…

Prenant peur, les deux sœurs s’élancent dans une cavale désorganisée avec toute leur marmaille.

Tout cela, on le sait dès les premières pages de l’album…

Les détails de cet imbroglio, Benjamin Adam nous l’apprend au fil de son récit choral qui convoque une trentaine de personnages que l’on se surprend à identifier et reconnaître très vite. A tour de rôle, Joker, Charlène, Darlène, Jed, Herb, Hawk – ainsi que d’autres protagonistes importants – se relayent pour prendre la parole et nous donnent les pièces permettant de reconstruire le puzzle de l’intrigue. On saura tout des pourquoi et des comment, avec quelques redites puisque la majeure partie des personnages ne communiquent pas entre eux. Tous ont une vision parcellaire de la situation excepté… nous, lecteurs qui sommes aux premières loges pour les écouter. Arsène (l’oculiste) est le premier à nous inviter à recouper cela et c’est un peu grâce à son intervention que l’histoire prendre des allures d’enquête (quant aux flics, il en sera très peu question !!).

C’est par le prisme de ces drames funestes survenus dans une même famille que l’on découvre également le contexte dans lequel ils se sont produits. La famille Battie, du temps de l’arrière-grand-père de Joker, est passée en quelques années d’une petite entreprise d’artisanat local à une entreprise très prospère. Batimax a continué de s’étendre et de se diversifier avec les fils Battie (Walter, le grand-père de Joker, et son frère John) jusqu’à devenir l’empire industriel qu’elle est aujourd’hui. Non content d’être le principal employeur de toute une région, le groupe industriel injecte des fonds dans les petites entreprises locales pour leur éviter la faillite… et les tient ensuite sous sa botte.

Les principaux médias sont au service de l’empire Batimax (les autres ont fait faillite) ce qui permet à la société de contrôler l’information régionale ; les journalistes sont désormais des employés de l’empire Bati, ils alignent leur travail d’investigation sur les attentes de leur employeur et contribuent « de leur plein gré » à la diffusion de la culture Batimax ! Jusqu’à ce qu’Arsène (l’oculiste oui, encore lui) se questionne sur les enjeux de ces morts Battie successives et soit à l’initiative de la création du Diagno, un journal indépendant. Sur le fond, c’est l’occasion de parler du travail de la presse, de l’importance de préserver la liberté d’expression. Puis plus largement, avec un contexte socio-économique tel que celui que j’ai décrit supra… comment ne pas parler de corruption, de culture de masse…

… et j’en passe parce que c’est rudement succulent et qu’il m’est avis que vous devriez le lire, cet album ! Récit chorale et maxi bordel, assaisonné par un trait épais et noir qui donne l’impression qu’on est plongé dans ouvrage de la veine des comics underground. Succulent donc !

Joker (one shot)

Editeur : La Pastèque

Dessinateur & Scénariste : Benjamin ADAM

Dépôt légal : mai 2020 (réédition) / 128 pages / 18 euros

ISBN : 978-2-89777-081-5

Les enquêtes polar de Philippine Lomar, tome 3 (Zay & Blondin)

Philippine est régulièrement contactée pour enquêter sur des affaires qui touchent aussi bien au harcèlement qu’à la corruption. La jeune fille a 13 ans mais elle a déjà fait ses preuves en tant que détective privé émérite. On a déjà eu deux fois l’occasion de côtoyer Philippine, on sait qu’elle est futée et aussi butée qu’un âne quand elle a une idée en tête ou un os à ronger.

Cette fois, Philippine est contactée par Maxime dont le cousin est en prison. Ce dernier aurait été injustement accusé de l’agression d’un épicier. Maxime pense qu’il s’agit d’une stratégie d’un groupe de malfrats que son cousin avait pris en flagrant délit, ces derniers auraient donc trouvé le moyen de mettre son cousin hors-circuit le temps de la procédure judiciaire.

Maxime charge donc Philippine de réunir des preuves de leurs actes délictueux afin que les véritables coupables soient arrêtés. La détective en herbe se met rapidement au travail mais elle constate tout aussi vite qu’elle a affaire à de vraies racailles. En tout cas, leurs méthodes d’intimidations ne laissent aucun doute sur leurs facultés à employer des méthodes très expéditives…

Chaque enquête de Philippine Lomar est l’occasion pour Dominique Zay d’aborder un sujet d’actualité… le genre de sujets dont on ne parle pas de prime abord avec de jeunes lecteurs. Certaines problématiques traitées peuvent faire partie de leur quotidien (la question du harcèlement par exemple) mais le scénariste pioche aussi dans d’autres registres comme le racket en bande organisée ou la pollution volontaire des rivières. Ces sujets font en partie l’originalité de la série. Ils servent à « camper le décor » et à installer les personnages secondaires amenés à intervenir durant l’intrigue. Des personnages dont les caractères et comportements sont loin d’être cousus de fil blanc. Les rebondissements multiples donnent au récit et à l’enquête un rythme vraiment plaisant. On tourne les pages avec gourmandise et on ne peut s’empêcher d’apprécier le sang-froid et l’humour dont fait preuve l’héroïne.

Outre l’originalité scénaristique de cette série, on évolue dans une ambiance graphique qui s’inspire des mangas : les expressions des personnages sont exagérées par moment et cela permet de décaler la tension grâce au comique de situation, évitant ainsi de dramatiser inutilement les moments où surviennent des événements qui conditionnent la suite de l’histoire.

On continue ici à apprécier cette série haute en couleurs. Un univers jeunesse qui va très prochainement être enrichi d’un nouveau tome.

Les deux tomes précédents sont également sur le blogs (aidez-vous des index si vous voulez accéder à ces chroniques)

Les Enquêtes polar de Philippine Lomar
Tome 3 : Poison dans l'eau
Série en cours
Editeur : Editions de La Gouttière
Dessinateur : Greg BLONDIN
Scénariste : Dominique ZAY
Dépôt légal : juin 2018 / 48 pages / 14.70 euros
ISBN : 979-10-92111-76-7

Ça va faire des histoires (Desplechin)

Desplechin – Chapron © L’Ecole des Loisirs – 2018

Depuis le temps que je vois les lecteurs craquer pour les histoires de Marie Desplechin, en vanter les qualités, faire saliver tout le monde… depuis le temps ! Alors j’ai saisi l’occasion au vol. Une parution : hop… c’est l’occasion de découvrir cette plume que l’on m’a présentée comme si délicieuse.

Les vacances sont arrivées et avec elles, l’éternelle question de savoir comment s’occuper pendant cette période. Du haut de ses 7 ans, Fanta est perplexe. Sa mère ne veut pas qu’elle fasse de l’écran mais elle ne veut pas non plus qu’elle aille jouer dehors. Alors comment faire ? D’autant qu’entre elle, sa sœur et son frère, les rapports ne sont pas toujours… cordiaux. Heureusement, la bonne nouvelle ne tarde pas à venir : Fanta est invitée à passer quelques jours chez sa marraine. Son papa lui dit que c’est pour que sa maman se repose mais Fanta sait bien que c’est parce qu’elle est la « préférée » qu’elle a le droit de partir. Et puis ces « petites vacances » vont être pour Fanta l’occasion de se faire une nouvelle copine.

Diable que cette fillette est turbulente ! Je ne sais pas si c’était déjà le cas dans L’Ecole de ma vie que Marie Desplechin avait précédemment écrit mais c’est un vrai tourbillon de vie. Entre les bêtises qu’elle fait en permanence et les mensonges qu’elle trouve pour se couvrir, on comprend vite que partager le quotidien avec elle n’est pas de tout repos ! Sa marraine et son mari ne sont pas trop de deux adultes pour s’occuper de l’enfant.

Ça va faire des histoires – Desplechin – Chapron © L’Ecole des Loisirs – 2018

Marie Desplechin décrit une petite fille espiègle qui a recours à de nombreux subterfuges pour tenter de détourner les choses à son avantage. Incapable de voir plus loin que le bout de son nez quand elle est prise par ses jeux, Fanta est une petite peste qui ment à tout bout de champ ! Une peste très attachante en fait.

Marie Desplechin se glisse dans la tête de la fillette et partage avec le lecteur les moindres pensées de l’enfant. Elle est sans cesse en mouvement. Elle butine à droite et à gauche, délaisse un jeu pour un autre et donne libre court à son imagination. Généralement, les jouets qui passent entre ses mains ne sortent pas indemnes de ses épopées imaginaires… Et quand l’adulte gronde, la fillette invente des excuses farfelues. Ce petit bout de femme est peut-être naïve mais elle n’en est pas moins intelligente ; elle comprend vite que les adultes ne sont pas dupes.

Petit à petit, on voit que les choses vont bouger. La fillette veut comprendre ses erreurs et cherche un moyen de ne pas toujours décevoir « les grands » et/ou de ne pas les mettre tout le temps en colère. Elle comprend que ses mensonges lui servent de façon très éphémère voire lui compliquent l’existence… et qu’il lui faut agir autrement. C’est ce cheminement à hauteur d’enfant que Marie Desplechin nous invite à suivre.

Un sympathique roman jeunesse qui permet de parler des bêtises, des mensonges et de la confiance. Il y a beaucoup de fraicheur dans cet ouvrage !

Pour les 6-8 ans.

Ça va faire des histoires

Roman jeunesse
Editeur : L’Ecole des Loisirs
Collection : Mouche
Auteur : Marie DESPLECHIN
Illustrateur : Glen CHAPRON
Dépôt légal : avril 2018
76 pages, 8 euros, ISBN : 978-2-211-23677-5

Le Rapport de Brodeck, diptyque (Larcenet)

Larcenet © Dargaud – 2015
Larcenet © Dargaud – 2015

Larcenet © Dargaud – 2016
Larcenet © Dargaud – 2016

« Hier soir, les hommes ont tué l’Anderer. Ça c’est passé à l’auberge de Schloss, aussi simplement qu’une partie de cartes. Moi, je venais juste acheter du beurre, je suis arrivé après, je n’étais pas de la tuerie. Je suis simplement chargé du rapport. Je dois expliquer ce qui s’est passé depuis sa venue et pourquoi on ne pouvait que le tuer. C’est tout »

Brodeck l’orphelin a été mandaté par les hommes du village. Lui qui, enfant, a été trouvé par une vieille femme, errant, sur les ruines de son village natal. Elle l’a pris sous son aile. Elle l’a protégé. Puis l’a invité à la suivre, chez elle, dans ce village d’adoption qui l’a vu grandir. Là, il s’y est fait des amis. Il est devenu un homme. Jusqu’à ce jour maudit où la guerre a éclaté et que les soldats ennemis ont pris possession du village. Ils sont arrivés par un jour d’hiver. Ils sont restés presque une année durant. Et durant ce laps de temps, le sort du village s’est noué. Les choses ont changé. Subrepticement, sournoisement, les esprits ont changé sous le joug de la peur. Comme il n’était pas né au village, son nom a été donné aux soldats étrangers. Ces derniers ont fait irruption chez lui, en pleine nuit. Puis ils l’ont rossé et attaché comme un chien. Ils l’ont emmené dans un camp de prisonnier. Un camp de la mort… dont il est revenu quelques temps après la fin de la guerre. Pendant toute cette période, il a connu l’horreur. Il a assisté, de force, aux exécutions matinales et quotidiennes que les soldats réalisaient pour se divertir. Il s’est rabaissé à exécuter leur moindre caprice. Il a accepté d’être mis en laisse. Il a fait le chien. Puis, libéré de ses oppresseurs… il a fui le camp. Erré des jours durant. Il a marché, hébété, affamé… et ses pas l’ont conduit jusqu’à sa maison. Il y a retrouvé sa femme… différente. Plongée dans une torpeur sans fin. Muette… elle a trouvé refuge dans le silence.

Jusqu’à ce jour où un nouvel étranger est arrivé. L’Anderer. Il a posé ses valises. Il s’est fait sa place au village. Il a appris à connaître les locaux. Il a laissé les autres l’observer, le jauger, le juger. Jusqu’à ce soir où, assoiffés de sang, les hommes du village l’ont assassiné.

Arrivé par hasard sur les lieux du crime, juste après que celui-ci ait été commis, Brodeck a été investi par les hommes du village. Ils attendent de lui qu’il rédige un rapport. Celui-ci devant contenir une description précise de ce qui s’est passé. Comme un témoignage collectif.

Adapté du roman éponyme de Philippe Claudel, « Le Rapport de Brodeck » s’ouvre sur le meurtre d’un homme. Appelé « Anderer » car il n’a aucune attache avec les gens de la région, c’est l’Etranger dans tout ce qu’il représente et symbolise. Ce récit se déroule en période d’après-guerre, probablement en Allemagne ou en Pologne. L’intrigue met en scène des gens frustres et le personnage principal est en proie à la peur. Il souhaite honorer son engagement, réaliser le rapport qui lui a été demandé, mais cette mission l’expose. Durant toute la lecture, on le sent tiraillé : hors de question pour lui de fuir, il assume cette responsabilité tout en sachant parfaitement que sa vie est en jeu. Il n’est pas certain que ses congénères apprécient la vérité.

Le Rapport de Brodeck, tome 2 – Larcenet © Dargaud – 2016
Le Rapport de Brodeck, tome 2 – Larcenet © Dargaud – 2016

Le scénario s’appuie totalement sur Brodeck. Grâce à lui, on découvre les villageois, on côtoie essentiellement les hommes du village. Ils vivent la peur au ventre, marqués par la crainte de l’autre et le besoin de se faire respecter. Ils sont traumatisés par la guerre et les souvenirs qu’ils en gardent. Ils ont peur, sont suspicieux, intranquilles. Le « rapport » est une bombe, Brodeck l’a très bien compris en voyant les regards méfiants qui se posent désormais sur lui. Pourtant, ce rapport permet au personnage de faire ce qu’il aurait dû faire depuis bien des années… avant même que la guerre n’éclate : aller à la rencontre des autres. Mais dans ces contrées reculées, cela n’est pas une habitude. On ne s’en remet pas facilement à la confidence. On reste sur le paraître et on rumine ses blessures. En tentant de retracer le fil des événements, Brodeck provoque des échanges avec les acteurs du drame. Ces derniers, terrifié par le poids du secret et retranchés dans leur propre solitude, se confient.

J’avais brièvement vu l’homme derrière l’homme… comme un paysage aux reliefs harmonieux, caché au bout d’un chemin aride et pierreux.

Manu Larcenet ( » Le Combat ordinaire « ,  » Journal d’un corps « ,  » Blast « …) propose un récit troublant et saisissant. Une réflexion sur la guerre, le mensonge, la honte, la peur. Meurtre de l’Anderer, l’étranger du village, cet « Autre » qui est le premier à venir en ces contrées reculées depuis la fin de la guerre. L’ambiance est tendue, pesante… mais on avance dans la lecture comme hypnotisé par les mots que le héros pose dans son cahier ; des mots que nous lisons, qui donnent forme à la voix-off… les pensées du narrateur.

La narration à la première personne. Des pleines pages totalement silencieuses, écrasées par la neige et le froid. Des trognes (une difficulté cependant à les reconnaitre, trop semblables entre barbes et toques, comme si la consanguinité avait uniformisé la gueule des habitants des environs). Des clairs obscurs et le jeu permanent d’ombres et de lumières. La même immensité blanche que dans « Construire un feu » (Chabouté) mais le trait de Larcenet est plus charbonneux. L’auteur joue avec les imprécisions visuelles, créant des flous grâce au brouillard, aux flocons, aux caprices de la mémoire qui grignotent des scènes entières de souvenirs…

Brodeck et sa personnalité qui change au fil du récit, l’impression qu’il reprend confiance en lui, il ose affronter l’autre et imposer ses choix et ce malgré toute l’appréhension qu’il a de le faire et la peur des conséquences. Ses prises de position le mettent en tension, comme si nous mesurions après coup les conséquences d’une phrase énoncée. Des scènes marquantes, des personnages touchants qui se mettent soudainement à nu alors que rien ne le laissait supposer. Comme cette scène avec le prêtre :

« – A qui t’es-tu confié Brodeck ? A l’homme ou à ce qu’il reste du prêtre ?
– Peu importe…
– Au contraire ! si je te pose la question, c’est justement parce que ce n’est pas la même chose du tout. Je sais que tu ne crois plus en dieu, Brodeck, depuis ton retour de… du… Comme tu as été honnête avec moi, je vais faire de même… Moi non plus je n’y crois plus. Longtemps je lui ai parlé, j’ai suivi ses pas… Parfois même, il semblait me répondre, par des pensées, des gestes qui me venaient… Il m’inspirait. Puis tout s’est arrêté. Aujourd’hui, je sais. Nous sommes seuls, voilà tout. Si j’entretiens encore la boutique, c’est uniquement pour quelques vieilles âmes qui seraient encore bien plus seules si je laissais tomber le spectacle. Il y a pourtant un principe que je n’ai jamais renié. Le secret de la confession. C’est ma croix, et je la porterai jusqu’à la fin. Je sais tout Brodeck… tout. Et tu ne peux même pas imaginer ce que « tout » signifie. Les hommes sont plus pervers que les pires bêtes sauvages. Ils commentent le pire si facilement, puis sont incapables de vivre avec la vérité de leurs actes ! Leurs souvenirs, Brodeck, ceux cachés tout au fond, bien au chaud, ils ne mentent pas. Alors, ils viennent me voir parce qu’ils pensent que je peux les soulager, et ils me parlent, ils me disent tout. Je suis celui dans le cerveau duquel ils déversent toutes leurs sanies, leurs ordures, pour s’alléger… » (Le Rapport de Brodeck, tome 1).

PictoOKPictoOKSuperbe récit, superbe maîtrise des contrastes, superbe composition graphique. Superbe.

Une lecture que j’ai le plaisir de partager avec Noukette et Jérôme à l’occasion.

Je participe aujourd’hui à la « BD de la semaine » ; les liens des autres participants sont chez Noukette.

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Le Rapport de Brodeck

Diptyque terminé

Editeur : Dargaud

Dessinateur / Scénariste : Manu LARCENET

Dépôt légal : avril 2015 (tome 1) et juin 2016 (tome 2)

Bulles bulles bulles…

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Le Rapport de Brodeck, tomes 1 et 2 – Larcenet © Dargaud – 2015 et 2016

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