Boualem SANSAL : 2084 – La fin du monde

product_9782070149933_195x320C’est avec un plaisir fou que j’ai reçu le dernier livre de Boualem Sansal  et c’est avec fougue (et un peu de courage, au vu de la thématique et du contexte bien sombre qui a clôturé l’année 2015) que je me suis plongée dans cette histoire de fin du monde ! Il faut dire que j’aime particulièrement cet auteur, son sourire, son impertinence, son espièglerie (et sa coupe de cheveux !). Boualem Sansal est un écrivain engagé, déterminé, constant, qui nous force à nous interroger, à douter, à penser. J’avais notamment adoré Le serment des barbares  et  Poste restante : Alger.

Et ce livre semblait être dans la continuité de ces combats contre l’obscurantisme, le fanatisme religieux et l’intolérance. Semblait faire douloureusement écho aux évènements tragiques qui ont secoué le monde il y a peu.

 

En préambule, un avertissement : « Le lecteur se gardera de penser que cette histoire est vraie ou qu’elle emprunte à une quelconque réalité connue. […] C’est une pure invention, le monde de Bigaye que je décris dans ces pages n’existe pas et n’a aucune raison d’exister à l’avenir, comme le monde de Big Brother imaginé par maître Orwell, et si merveilleusement conté dans son livre blanc 1984, n’existait pas en son temps, n’existe pas dans le nôtre et n’a réellement aucune raison d’exister dans le futur. Dormez tranquilles, bonnes gens, tout est parfaitement  faux et le reste est sous contrôle. »

Le ton est donné ! La plume de Boualem Sansal, incisive et pleine de malice est déjà un délice !

Il s’agit donc d’un roman (d’une fable ?) dystopique dans la lignée d’Orwell.

Dès les premières phrases, nous voici embarqués dans un monde imaginaire et terrifiant, fabuleux et épouvantable, celui de l’Abistan, empire immense, aux soixante provinces, dont le « fort joli nom » vient du prophète Abi. Ce dernier a été élu de Dieu, Yölah, « pour l’assister dans la tâche colossale de gouverner le peuple des croyants et de l’emmener en entier dans l’autre vie, où chacun se verra questionner par l’Ange de justice sur ses œuvres. » Ahuuuum ! Dès les premières pages, on a l’impression d’un désastre définitif, total… Dès les premiers mots, l’angoisse et le chamboulement….

Ati, le personnage central de cette parabole un brin désespérée, doute. En perd le sommeil. Cherche un Ailleurs. Et se lance dans une quête folle, audacieuse et peut-être sans retour. Il veut savoir dans quel monde il vit, pour comprendre et « pour l’endurer en connaissance de cause ».

Boualem Sansal nous entraîne, sur les pas de son « héros », dans une aventure à travers les méandres d’un empire totalitaire, monstrueux, implacable, « un monde pétri dans la tyrannie et piété la plus archaïque ». Un récit dont on ne sort pas indemne…

La force de ce livre, au-delà de l’histoire et de la thématique tout à fait  (et volontairement d’ailleurs) en prise avec la réalité, c’est la narration. Boualem Sansal a une façon bien particulière de décrire ce monde en perdition. Nous invitant à réfléchir et à nous indigner contre le fanatisme, l’omniprésence religieuse, l’intégrisme, la pensée unique…

 2084. La fin du monde est donc un conte moderne, cruel, fascinant, avec un petit rien d’oralité, comme si Boualem Sansal, lui-même, nous contait, dans le creux de l’oreille, ce qui, peut-être, pourrait nous arriver en 2084….

Ce livre est à lire, pour sa résonance, son message, sa tonalité, son combat, ses mots…

« La dictature n’a nul besoin d’apprendre, elle sait naturellement tout ce qu’elle doit savoir et n’a guère besoin de motif pour sévir, elle frappe au hasard, c’est là qu’est sa force, qui maximise la terreur qu’elle inspire et le respect qu’elle recueille. »

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Boualem SANSAL, 2084 – La fin du monde, Gallimard, 2015, 19,50€

Otages intimes de Jeanne Benameur

9782330053116« Il était une fois, il était mille fois, un homme arraché à la vie par d’autres hommes. Et il y a cette fois et c’est cet homme-là. »

Cet homme-là se prénomme Étienne, il est photographe de guerre, capturé en plein reportage, pris en otage pendant des mois. Combien de mois d’ailleurs ? « Il ne sait plus. Il l’a su il a compté mais là, il ne sait plus rien ».

Puis un jour on l’a conduit jusqu’à un avion. Libre. Enfin.

« Il a de la chance. Il est vivant. Il rentre. Deux mots qui battent dans ses veines Je rentre. Depuis qu’il a compris qu’on le libérait, vraiment, il s’est enfoui dans ces deux mots. Réfugié là pour tenir et le sang et les os ensemble. Attendre. Ne pas se laisser aller. Pas encore. »

Oui, mais voilà, comment être libre, comment « retrouver le jour », après l’enfermement, la peur, l’horreur, le confinement,  la violence, les privations, l’obscurité ? Reprendre sa place dans le monde est une épreuve dont on a pas idée. Surtout après avoir été une monnaie d’échange, simple marchandise entre deux mondes, et ce, pendant des mois. Sa seule utilité.

Comment faire face ? Comment réapprendre ?

Étienne, depuis sa libération, est dans l’entre-deux. Entre le dehors et le dedans, l’intime et le visible, entre deux voix, deux histoires, deux vies. « Plus vraiment captif, mais libre, non. Il n’y arrive pas. Pas dedans. » Il est comme suspendu. En exil. « Quelque chose de sourd bat à l’intérieur de lui comme un tambour de guerre. »  « Quelque chose d’obscur est à l’œuvre ». « Un gouffre » qui l’envahit.

Étienne lutte, chaque jour, chaque nuit, depuis son retour, il lutte « pour ne pas se sentir réduit. Il lutte contre le sentiment d’avoir perdu quelque chose d’essentiel, quelque chose qui le faisait vivant parmi les vivants. Il n’y a pas de mots pour ça. »

Alors pour de nouveau être relié au monde, c’est auprès des siens, au village, qu’il se réfugie…. Tout doucement, il va réapprendre à marcher, au rythme des autres. Tout contre. Dans leurs voix. Dans leurs souffles. Dans leurs pas. Irène. Enzo. Jofranka. Avec eux, Étienne ira jusqu’au bout, là où l’on perd pied, en quête de ce qu’il est, de sa vérité…

Les personnes qui gravitent autour d’Étienne, tour à tour,  prennent  en charge le récit. Un bruissement de voix multiples, d’histoires, de vies, qui se répondent, se chevauchent, suspendues à celle d’Etienne. Tous, l’accompagnent « dans sa reprise du monde »Être ensemble, pour « apprivoiser les ombres », faire face ensemble dans l’espérance d’un nouveau  bonheur… Dans ces liens qui relient au monde, malgré tout…

Dormez, dormez encore, c’est juste l’aube, moi je veille. Pour chacun de vous. Pour nos enfances. Pour la part à l’intérieur de nous que nous n’atteignons jamais. Notre part d’otage.

Comme toujours chez Jeanne Benameur, les personnages sont remarquables, saisissants d’humanité…. Avec un petit rien tout spécial pour le personnage de mère (vous savez bien, la maternité, moi, ça me chamboule !) :

« Oh mon fils tu ne sauras jamais tout ce qui a étreint mon cœur. Les fils ne savent pas ce que vivent les mères. J’ai vécu en fonction de toi en croyant être libre. Je ne voyais pas que c’était toi qui avais pris toute la place. Et il n’y a pas à t’en vouloir. C’est comme ça que les mères font. Elles laissent le fils prendre peu à peu toute la place et elles deviennent d’étranges et absolues servantes. »

Des mots de mère, sublimes, qui se disent « dans les veines, au secret des poitrines […] Rien ne passe par les lèvres ». Comme toujours chez cette auteure, tout se ressent, dans l’intimité de chacun de nous…. Un bouleversement… Voyez un peu :

« Son pas aura désormais cette fragilité de qui sait au plus profond du cœur qu’en donnant la vie à un être on l’a voué à la mort. Et plus rien pour se mettre à l’abri de cette connaissance que les jeunes mères éloignent instinctivement de leur sein. Parce qu’il y a dans le premier cri de chaque enfant deux promesses conjointes : je vis et je mourrai. Par ton corps je viens au monde et je le quitterai seul.

Il n’y a pas de merci. Et toute cette attente et tout ce travail de l’enfantement mène à ça. […]

A qui dire cela ? A qui confier ce qu’elle a pressenti, qu’elle ne sait pas nommer ? Il faudra pourtant qu’elle réponde de cela toute sa vie dans la part obscure que les mères tiennent cachée. Et toute sa vie elle luttera contre la peur sourde de qui a voué un être au temps. Elle transportera la crainte d’abord sur les petits riens de l’enfance vulnérable : une chute possible, un mauvais mal. Mais la grande peur, celle qui traverse les rêves obscurs, elle n’en parlera à personne. Jamais. C’est l’ombre des mères. »

Vous dire enfin que ce livre a résonné comme un écho au roman Laver les ombres (de la même auteure, dont je vous parlerai tout bientôt), avec, au détour des pages, les mêmes mots, les mêmes silences, les mêmes respirations…. Et la même émotion qui étreint. Une sidération. Un remuement qui est à l’œuvre. Dans la bascule du monde….

Vous l’aurez compris, ce roman est un véritable coup de cœur, à savourer sans aucune modération !

Otages intimes de Jeanne Bénameur, Actes Sud, 18,80€

Lecture commune pour la sortie de ce SUBLIME roman (vous dire comme je suis émue de partager ce livre avec Noukette, Leiloona et Jérôme, blogueurs chers à mon cœur !)

 

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