NoBody – Saison 2, tome 1 (De Metter)

La saison 1 de « NoBody » m’avait scotchée. Surprise par le dénouement, séduite par la psychologie torturée du personnage principal et malgré les quatre tomes qui composaient le récit, un doute plane toujours quant à l’enchaînement exact des événements et leur véracité… tout cela m’a laissé des souvenirs de lecture impérissables.

Alors curieuse de découvrir la saison 2, je l’étais forcément ! Curieuse de savoir si Christian De Metter restait seul aux commandes de l’œuvre et il le reste. Curieuse de savoir s’il parvient de nouveau à nous laisser sur le fil et il y parvient.

De Metter © Soleil Productions – 2019

On s’installe cette fois en la belle ville de Rome. L’événement qui installe l’intrigue a lieu en novembre 1974. Une jeune fille d’une famille bourgeoise est kidnappée. On saura bien évidemment le motif des ravisseurs et bien évidemment, je ne vous le donnerai pas ici. Je me contenterai de vous dire que son père est un haut magistrat, que la police se retrouve rapidement en charge de l’enquête et que nous sommes au cœur des années de plomb que l’Italie a connues.

Autant d’ingrédients dont Christian De Metter se délecte et arrange à sa sauce. Le scénario est ciselé, rien d’étonnant en cela et à ce niveau, je crois qu’il n’est plus nécessaire de vanter le talent scénaristique de l’auteur. Il a cette capacité à nous amener à faire abstraction de tout ce qui se passe en dehors de l’histoire que nous sommes en train de lire. Des personnages plutôt sympathiques mais ce n’est que le début… Quelques éléments lâchés à la volée et non utilisés dans ce premier tome et on se doute forcément que les apparences étant trompeuses, le retournement de situation nous sautera forcément en pleine gueule tôt ou tard. En bref, les cartes sont distribuées. Reste à observer la manière dont la partie va se dérouler.

Graphiquement, l’ambiance graphique est sombre. Très sombre. Petit bémol pour moi sur ce point puisqu’il est assez difficile de distinguer les faciès dès le premier coup d’œil. Sans compter que le dessin est assez figé, ce qui casse la fluidité que pourrait avoir la lecture. De fait, le regard bute sur certaines illustrations. A mesure qu’on avance dans l’histoire et que l’on se familiarise avec les uns et les autres, cette impression disparaît mais la lecture de la première partie de l’album est agacée par cette excès de ressemblances entre les personnages. Les jeux de clair-obscur ne facilitent pas la tâche du lecteur et certains protagonistes ont des noms de famille si proches qu’il est difficile de compter sur eux pour se repérer. Il m’a fallu parfois aller jeter un petit coup d’œil en arrière juste pour vérifier que je ne me trompais pas de personnage…

Pourtant, malgré ces petits rétropédalages graphiques en début d’album, le scénario nous attrape vite et on est ferré avant même de le refermer. Vivement le second tome de cette trilogie.

NoBody – Saison 2, Tome 1/3 : L’Agneau

Editeur : Soleil / Collection : Noctambule

Dessinateur & Scénariste : Christian DE METTER

Dépôt légal : novembre 2019 / 96 pages / 17,95 euros

ISBN : 978-2-302-07900-7

Imago – CYRIL DION

Repartir dans l’aventure des 68 premières fois, retrouver les copains, s’élancer dans ces premiers romans promesse de bonheur, de délice et de ravissement …. Evidemment le temps manque mais l’émotion est intacte et le plaisir, infini…

C’est avec Imago que débute cette nouvelle aventure et dès les premiers mots, me voilà embarquée sur un  petit territoire. Déchiré. Laminé. Un petit bout d’enfer sur notre terre … Qui représente un enjeu politique et stratégique immense. Un territoire explosif (sans mauvais jeu de mots). Un lieu qui se meurt, entrainant la douleur infinie de ses habitants. La violence aussi …. La bande de Gaza.

Ici habite Nadr. « […] au nord de Rafah, quelque part au milieu du champ d’ordures qui faisait face à la mer. Chacune de ses journées commençait au lever du soleil, à l’heure où les premières chaleurs le tiraient du lit. Il se lavait au-dessus du seau, puis se plantait devant l’entrée du petit bâtiment. Devant lui, il posait ses deux seuls livres, qu’il lisait et relisait. L’un de Darwich, l’autre de Rûmî. Vers huit heures commençait le défilé : jeunes, vieux, femmes, enfants. Il les regardait s’agiter dans la poussière et les détritus, le dos bien calé sur son vieux siège de toile. Ce qu’ils appelaient encore « le camp » (mais qui, d’un camp de réfugiés avait progressivement été transformé en quartier sale et délabré) était au portes de la ville et, dès les premières heures du jour, de petites grappes d’hommes s’en échappaient, quittaient les amas de ferraille et de pierres, les ruelles aux édifices morcelés, les dédales de fils électriques et de canalisations sauvages, pour rejoindre les rues animées du centre. Pas un ne pouvait déloger Nadr de son trône en lambeaux. »

Quatre histoires, quatre trajectoires, quatre voies se mêlent. S’entrechoquent. Nadr, Khalil, Fernando et Amandine. Entre Gaza et la France. Quatre personnages en quête d’un ailleurs. En quête d’eux-mêmes. En quête de liberté.

Et ça raconte l’histoire de Nadr parti à la recherche de son frère Khalil. Nadr, le doux, le rêveur, le lettré. Khalil, le révolté, le désespéré. Le kamikaze peut-être. Ou qui veut l’être. Alors Nadr, le grand, quitte tout. S’enfuit. Pour empêcher son frère. Ou du moins tenter de raisonner khalil. Et ce, malgré la peur et la violence.

Le sujet est grave, complexe. Douloureux. Et bien réel.

Et ça dit la souffrance des hommes, les peurs immenses, les croyances et les vengeances, les trajectoires ici et ailleurs, le terrorisme, l’injustice terrible, le sentiment d’enfermement, les rêves encore, l’espoir chevillé au corps, la solitude des êtres, l’entraide parfois, les liens tissés qui se font et qui défont, les destins croisés, les chemins contraires…

Mais ça dit aussi les livres, la poésie, la littérature et les mots qui sauvent (ou du moins qui aident). Qui adoucissent. Malgré tout…

 « Un autre jour viendra […]
adamantin, nuptial, ensoleillé, fluide, sympathique,
personne n’aura envie de suicide ou de migration
et tout, hors du passé,
sera naturel, vrai,
conforme à ses attributs premiers » Mahmoud Darwich

 

C’est un livre beau et triste, sobre et efficace. Rempli de poésie. Rempli de douleur.

J’ai hésité. J’ai aimé. J’ai eu du mal à en parler d’ailleurs. Je crois qu’il faut le lire. Vraiment. Parce que, quand la fiction s’invite dans une si triste réalité, elle permet notre regard, un autre regard sur notre monde. Un regard nécessaire. Un regard poétique. A travers les mots. Qui permet de creuser, d’imaginer, de comprendre. L’autre. Soi. Et le monde.

 

Extraits

« Jamais il n’avait considéré qu’un homme pût être empêché dans son ascension par autre chose que le manque d’effort et de rigueur. Sur ce point, les hommes surpassaient la nature, y réintroduisaient l’équité. »

 

« Il me faut t’écrire, je ne peux que t’écrire.
Toi qui vis à l’intérieur de mon crâne.
Toi qui n’as plus de visage dans mes rêves, mais une ouverture béante.
Mon histoire est la tienne. Du moins en partie.
Aujourd’hui, je dois la déposer.
Qu’elle cesse de me dévorer. »

 

« Le monde dont il venait ne connaissait pas la solitude. Quand il était petit, sa mère, son père, son frère, ses cousines vivaient avec lui, dormaient avec lui. Jamais il n’avait envisagé la solitude comme un mode de vie. Jusqu’à aujourd’hui ; jusqu’à ce que l’envie lui prenne de crier pour l’extrémité du ciel. Même endeuillé, même obscurci, le goût de la délivrance n’avait pas de mots pour être décrit. Il supposa que la liberté devait être l’état naturel d’un homme, mais qu’aucun des hommes ni aucune des femmes qu’il connaissait n’avaient jamais éprouvé quelque chose de semblable. Il supposa encore qu’un chien privé de liberté, soudain rendu à la férocité et à la nuit, japperait comme il jappait à présent, mais que son extase ne durerait que le temps que son ventre se vide. Alors il serait tenté de regagner les grillages familiers, de retrouver la main gantée qui le battait et le caressait, le bras qui le nourrissait et le retenait captif. Dieu sait quand viendrait l’heure où la faim lui tenaillerait le ventre. Pour le moment, la paix était encore en lui. »

 

Imago fait parti de la sélection des 68 premières fois, édition 2017. Pour retrouver toute cette si belle sélection, les  chroniques de cette année et des éditions passées  ainsi que les diverses opérations menées (t’as vu Sabine, j’ai repris un peu tes mots !), allez faire un tour sur ce blog formidable qui donne sacrément envie de dévorer des premiers romans !

Et c’est une LC avec ma copine Noukette ❤ et pour lire son avis, c’est par ici (et pour lui coller des bises aussi, elle mérite, elle est toutafé formidable !)

 

Imago, Cyril Dion, Actes Sud, 2017.

Danser, encore (De Lestrange)

De Lestrange © Mazarine – 2017

Quelques années ont passé depuis que Sophie et Alexandre ont effectué ce voyage en Thaïlande. Ces deux-là se sont enfin trouvés. Ils sont aujourd’hui mariés et ils ont deux enfants. Juliette est en crèche et Nathan va à l’école maternelle. Le temps de la nonchalance est donc révolu, ce temps-là où l’on pouvait se consacrer entièrement à la personne que l’on aime, celui où l’on pouvait décider d’aller au cinéma ou au théâtre au dernier moment. Le temps des responsabilités est venu. Celui de l’âge adulte, celui de la parentalité. Ils forment une jolie famille maintenant. Alexandre a décroché un poste de journaliste depuis trois ans, il y est bien même s’il « attend son heure », celle-là même où il pourra partir à l’étranger pour couvrir des reportages plus ambitieux. Sophie travaille dans un ministère.

Leur routine est pourtant régulièrement bouleversée par les violentes crises d’asthme de Nathan. Sophie et Alexandre ne comptent plus ces passages aux urgences en catastrophe ou ces nuits passées à l’hôpital, aux côtés de Nathan sédaté, bourré de cortisone, intubé, épuisé par la dernière crise.

En devenant parents, ils ont relevé le défi d’incarner ce qu’ils sont de meilleur. La plus belle part d’eux-mêmes. Celle qu’ils ne soupçonnaient pas, mais qui peut tout donner, tout sacrifier, tout pardonner, qui aime inconditionnellement. Sans fléchir, compter, se fatiguer, encore moins abandonner. En une seconde, ils ont pris perpétuité.

Marco lui, s’est installé avec Pénélope. Il vit à cent à l’heure mais son couple bat de l’aile et Alexandre s’inquiète. Marco n’a jamais su vivre seul. Quant à Anouk, la sœur d’Alex, elle vit à Londres, est plasticienne et lorsqu’elle revient à Paris pour voir sa famille, elle annonce qu’elle va se marier et Claude, son père, s’inquiète quand il apprend que c’est un mariage blanc.

Lorsque j’ai lu « Hier encore, c’était l’été », je ne savais pas que Julie De Lestrange était en train d’écrire la suite de son roman. La suite, la voilà ! Et c’est le même plaisir de passer quelques heures en compagnie de cette écriture si fluide, si simple. De retrouver des personnages que l’on a aimé sans mesure, pour leurs défauts comme pour leurs qualités.

Le regard coule sur les mots, les phrases, l’histoire. On enfile les chapitres sans se poser de question, on bute sur les sentiments douloureux des personnages, les épreuves qu’ils traversent, puis on rit. On connaît leurs vies, la complicité qu’il y a entre eux et les boutades qu’ils se lancent. C’est un vrai feel good book même si les sujets abordés sont tout de même plus durs que dans le premier opus (du moins, c’est ainsi dans mes souvenirs).

Car il y en a de la peine et de la dans ce roman. Des douleurs multiples que traversent chaque personnage. Deuil, rupture, angoisses… mais il y a aussi d’autres formes de violences qui les toucheront plus ou moins directement. Pour y faire face, certaines fuient et d’autres restent en fouillant inlassablement leurs limites et leurs possibilités de se remettre en question, de changer, pour ne pas être emportés par la vague d’inquiétudes et de tristesse qui ne demande qu’à les submerger.

Julie De Lestrange a su de nouveau nous emmener dans ce dédale de combinaisons parfois impossibles que prennent leurs vies. On retrouve tous les personnages, du moins ceux auxquels on était le plus attachés et une fois encore, on a l’impression d’être là, à leurs côtés, confidents intimes de leurs pensées. Beaucoup d’empathie et de sympathie pour ces hommes et ces femmes qui n’ont rien d’exceptionnels en soi si ce n’est le fait d’être dans ces pages, dans cette ambiance qui s’est construite très vite dans le premier tome de cette saga et que l’on a plaisir à retrouver. Mais… a-t-on le droit de parler de saga ? a-t-on le droit d’espérer une suite à cette suite ? En tout cas, moi qui me suis laissée surprendre par Hier encore, c’était l’été, j’attendais Danse, encore avec impatience. J’avais des attentes et la romancière a su y répondre. Un roman qui fait du bien.

La chronique de LaSardine et celle d’Antigone.

Danser, encore

Roman
Editeur : Mazarine
Auteur : Julie DE LESTRANGE
Dépôt légal : octobre 2017
268 pages, 16.50 euros, ISBN : 97882863744642

Le Pays des Purs (Caron & Maury)

Caron – Maury © La Boîte à bulles – 2017

« Le 27 décembre 2007, la ville de Rawalpindi, au Pakistan, est la proie de violentes émeutes, suite à l’assassinat de Benazir Bhutto, principale opposante au régime en place.
Dans la foule, Sarah Caron, photographe française, saisit avec son appareil les moindres détails de la scène. Mais très vite, la jeune femme est repérée et se retrouve poursuivie, craignant pour sa vie.
Un mois plus tôt, Sarah rencontrait Benazir Bhutto afin de réaliser une série de portraits commandée par le magazine Time. Une entrevue difficilement décrochée et qui, par un pur hasard, survenait le jour même de l’assignation à résidence de l’opposante. Une aubaine pour Sarah : pendant 4 jours, elle se retrouvait aux premières loges de l’actualité ! De jour, elle mitraillait les lieux, de nuit, elle transférait ses clichés.
En immersion totale et au gré des commandes, la jeune femme passe cette année-là du monde de l’élite pakistanaise à celui des talibans, avec l’aide d’un fier guerrier pachtoune. Son objectif est une arme dont elle se sert pour frapper les esprits et franchir les frontières, qu’elles soient physiques ou culturelles, et ce malgré le danger des lieux et des situations » (synopsis éditeur).

« Pakistan » en urdu, ça veut tout simplement dire « Pays des Purs »

En immersion totale. On colle totalement au témoignage, comme si on se lovait autour de Sarah Caron pour prendre le moins de place possible, épouser le décor pour profiter du meilleur point de vue, comme si le fait de garantir notre intégrité physique nous permettait d’affuter tout notre objectivité.

Sarah Caron, grand reporter, raconte. Son métier pour commencer. Arriver dans un pays, s’engager dans un nouveau reportage, c’est en premier lieu trouver un pied-à-terre. Puis d’autres incontournables sont réalisés : repérage des lieux, des habitudes locales, des lieux d’approvisionnement… identifier les contacts et les ressources locales (trouver un fixeur, un traducteur si besoin, quelqu’un qui puisse la véhiculer à n’importe quelle heure du jour ou de la nuit…). On entre réellement dans son quotidien de travail, une professionnelle qui partage sa conception du métier.

Je fais des photos de Lahore en attendant mon rendez-vous. C’est la partie la plus personnelle de mon boulot, documenter les lieux où je me trouve, même sans commande précise. Ça me détend. Je photographie également les gens dans la rue juste pour me donner un peu d’assurance. Il faut dire que faire le portrait d’une personnalité comme Benazir Bhutto me fiche un sacré trac, bien plus que de couvrir un événement d’actu !

L’album s’ouvre sur une série de photos réalisées par Sarah Caron lors de ce reportage. Outre le portrait de Benazir Bhutto et les clichés qu’elle a pris lors d’une assignation à résidence de l’opposante au régime politique, nous découvrons également une série de photos de son reportage au cœur du Pakistan, en plein territoire tribal pour rencontrer – suite à une commande du New York Times – le mollah Fazl ur Rehman. Elle est toujours au Pakistan lorsqu’un mois après son arrivée, Benazir Bhutto est assassinée à Rawalpindi. Alors qu’elle couvre l’événement, au cœur de la foule, des hommes la repèrent et s’en prennent à elle. Bénéficiant de quelques appuis et de l’aide précieuse de Faris Khan, elle se rend dans des endroits reculés (et non sécurisés) du Pakistan, là où les étrangers ne sont pas autorisés à se rendre (série de photos magnifiques ici).

Premier album de Hubert Maury qui réalise des dessins limpides et expressifs. Cet auteur a un parcours pour le moins surprenant : diplômé de Saint-Cyr, il s’engage tout d’abord dans une carrière militaire avant d’être nommé à l’Ambassade de France au Pakistan. Dessinateur à ses heures, son coup de crayon colle parfaitement à la BD-reportage.

Un reportage intéressant qui ne nous laisse pas le temps de se poser. Sarah Caron ne se laisse visiblement pas de temps mort lorsqu’elle est sur le terrain.

Le Pays des Purs

One shot
Editeur : La Boîte à Bulles
Collection : Contre-cœur
Dessinateur : Hubert MAURY
Scénariste : Sarah CARON
Dépôt légal : mai 2017
192 pages, 25 euros, ISBN : 978-2-84953-282-9

Bulles bulles bulles…

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Le Pays des Purs – Caron – Maury © La Boîte à bulles – 2017

Rapport sur la torture (Jacobson & Colón)

Jacobson – Colón © Guy Delcourt Productions – 2017

Après les attentats du 11 septembre 2001 à New York, la CIA met en place une nouvelle technique d’interrogatoires pour soutirer des informations aux terroristes qui sont détenus par les services américains. Les TIR (Techniques d’Interrogatoire Renforcées) ont été pratiquées sans réel contrôle à partir de l’année 2001 et ont donné lieu à des centaines de rapports, tout aussi imprécis les uns que les autres sur les maltraitances réelles dont les détenus ont été victimes. On se penche ainsi sur le contenu des séances de TIR et les résultats soient disant obtenus. Les principaux prisonniers soupçonnés de terrorisme dont il est ici question : Abou Zubaydah, Ridha al-Najjar, Gul Rahman (qui décède des suites des traitements qui lui sont infligés), Janat Gul, Hassan Ghul, Abd al-Rahim al-Nashiri, Ramzi Bin al-Shibh et Khalid Cheikh Mohammed.
Walling (projection du détenu contre les murs), claques, coups dans le ventre, privations de sommeil sur des périodes allant parfois jusqu’à 72 heures, manipulation alimentaire, nudité forcée, position debout prolongée, port de couches, simulations de noyade, simulations d’enterrement, douches glacées, cellule glaciale, tapage sonore, confinement dans une boîte (75x75x53 cm), isolement, défaut de soins… Les agents de la CIA font preuve d’imagination lorsqu’il s’agit de mener des interrogatoires musclés. A plusieurs reprises, le Congrès et le Sénat américains ont tenté de réguler cette pratique et de contrainte la CIA à s’en tenir uniquement aux techniques d’interrogatoires listées dans le règlement de l’Armée mais c’était sans compter les interventions du Président Bush qui mit son véto à plusieurs reprises, donnant ainsi carte blanche à la CIA pour évaluer la nécessité d’avoir recours à différentes techniques pour mener ses interrogatoires musclés.

Un outil archaïque ?

Cent quarante pages au sein desquels Sid Jacobson (journaliste) reprend point par point les nombreuses contradictions soulevées dans les rapports transmis par la CIA. L’Agence américaine de renseignement est présentée sous son aspect le plus retors et excelle dans sa capacité à manipuler les informations les plus opaques. Mensonges, argumentations fondées sur des informations fausses ou erronées. Le journaliste démontre à plusieurs reprises que la CIA n’a pas hésité à reprendre à son compte des éléments découverts par le FBI ou par d’autres services de renseignements (anglais, pakistanais…) parfois plusieurs années avant.

De même, Sid Jacobson montre que l’emploi des TIR est souvent infructueux. Il montre que certains détenus sont plus coopérations avec des méthodes d’interrogatoire relationnelles comme celle utilisées par le FBI. Des détenus seraient passés aux aveux dès les premiers jours de leur détention pourtant, malgré les informations capitales obtenues par les services de renseignement, la CIA a tout de même décidé de leur fait subir des séances de TIR répétées. Il est démontré que les détenus les plus coopératifs cessent même de coopérer une fois qu’ils sont soumis aux TIR. Pourtant, les pratiques de torture se sont poursuivies plusieurs mois durant ; la CIA arguant que ces techniques « ont permis de déjouer des attentats et de sauver des vies ». Un paravent.

La CIA n’a jamais été en mesure de fournir une liste précise de ses détenus (le chiffre de 119 revient à plusieurs reprises mais on sait qu’il est sous-estimé). En bout de course, lorsque la CIA estimait qu’elle n’avait plus rien à tirer d’un détenu, elle le transférait à la prison militaire de Guantanamo Bay. A l’arrivée, le seul traitement possible à administrer à un détenu – et compte-tenu des sévices répétés qu’il avait subi – était la prescription d’antipsychotiques.

Un ouvrage rébarbatif et qui se répète. Le reportage s’organise par thématiques ce qui nous amène à relire plusieurs fois les mêmes informations. On se perd au niveau des dates, des vétos de l’un, des dénonciations de l’autre, des rapports transmis, des tentatives de régulation de la CIA. Au final, on retient que la CIA est parvenue à éviter toute intervention visant y voir clair sans ses pratiques d’interrogatoires. A coups de fausses informations et de langue de bois, elle est parvenue durant tout le mandat Bush à poursuivre ses agissements en construisant autour d’elle un mur opaque… une nébuleuse.

Un bilan de l’ensemble des rapports d’interrogatoire de Zubaydah indique que les deux premiers mois d’interrogatoire en présence des agents du FBI furent bien plus prolifiques que les deux mois d’application des TIR. Le 2 mars 2005, un mémo de la CIA affirma que Zubaydah n’avait livré des renseignements relatifs à un projet d’attentat à la bombe qu’après avoir été soumis aux Techniques d’Interrogatoire Renforcées. En réalité, ces renseignements avaient été obtenus le 20 avril 2002, avant l’application des TIR, par les agents du FBI qui pratiquaient des techniques d’interrogatoire relationnelles.

Les planches sont chargées et cela n’est pas à imputer aux dessins d’Ernie Colón. L’illustrateur livre un travail très propre est très explicite. La violence n’est pas masquée pourtant, le dessinateur parvient à ne pas heurter. Il ne s’attarde pas sur des dessins sanglants qui pourraient choquer. Ernie Colón se contente d’accompagner le compte-rendu de Sid Jacobson, comme si son intervention n’était destinée qu’à aérer le propos. Les illustrations sont secondaires, c’est du moins l’impression que j’ai eue.

Après lecture de l’album, je retiens la piètre efficacité de ces techniques d’interrogatoire. Les mensonges répétés de la CIA capable de manipuler l’opinion à sa guise. L’absence de contrôle de cette organisation, des pratiques clandestines nébuleuses et douteuses. Des détenus épuisés qui, par simple instinct de survie, en viennent à fabriquer des informations fausses afin que cessent les actes de torture.

Une vaste fumisterie. Un amas de mensonges en partie listés par le journaliste. Un déni réel pour les conséquences physiques et psychiques. Un reportage qui donne la nausée. Cela aurait très certainement pu être évité si le propos n’avait pas tendance à revenir sans cesse sur les mêmes informations.

Rapport sur la torture

One shot
Editeur : Delcourt
Collection : Encrages
Dessinateur : Ernie COLÓN
Scénariste : Sid JACOBSON
Dépôt légal : avril 2017
140 pages, 15,50 euros, ISBN : 978-2-7560-7633-1

Bulles bulles bulles…

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Rapport sur la torture – Jacobson – Colón © Guy Delcourt Productions – 2017

S’enfuir, récit d’un otage (Delisle)

Delisle © Dargaud – 2016
Delisle © Dargaud – 2016

« En 1997, alors qu’il est responsable d’une ONG médicale dans le Caucase, Christophe André a vu sa vie basculer du jour au lendemain après avoir été enlevé en pleine nuit et emmené vers une destination inconnue. Guy Delisle l’a rencontré des années plus tard et a recueilli le récit de sa captivité – un enfer qui a duré 111 jours. Que peut-il se passer dans la tête d’un otage lorsque tout espoir de libération semble évanoui ? » (synopsis éditeur).

Trois lignes, deux cases. Invariablement sur chaque page. Quatre cent vingt pages. Quelques rares variantes sur une bichromie de bleu, un foncé et un clair, comme si on avait pénétré dans une nuit interminable et morne… la même que celle du narrateur. Pendant presque quatre mois, Christophe André n’a pas eu d’autres alternatives que celle de se fier à la lumière extérieure pour évaluer l’heure de la journée et celle de dormir pour tenter de faire passer plus vite ses longues journées de captivité. Le reste du temps, Guy Delisle s’efforce de mettre en avant l’intérêt de canaliser ses pensées sur d’autres sujets que la peur ou le manque lié à l’absence des proches. Garder en tête qu’il ne faut pas sombrer dans la dépression ou pire, la mélancolie. Le récit est assez linéaire et comprend [logiquement] assez peu de dialogues. Il y a peu de choses à quoi se raccrocher dans cette répétition interminable de journées aussi identiques les unes que les autres.

Un peu de bouillon renversé et une cigarette… les deux événements marquants de ma journée

Les journées sont rythmées par trois temps identiques : les deux hommes qui le gardent entre matin, midi et soir pour lui donner à manger, l’emmener aux toilettes voire, ponctuellement, lui permettre de prendre une douche, lui offrir une cigarette ou un verre d’alcool, de pouvoir manger autre que chose que l’éternel bouillon de légumes agrémenté de pain et d’un bol de thé. Il parvient à garder conscience du jour que l’on est malgré certains doutes, comme celui d’avoir sauté un jour. Malheureusement, on ne peut pas s’empêcher de ressentir un peu de lassitude à certains moments de la lecture. On tourne en rond et l’on a bien conscience que Guy Delisle souhaitait – en quelque sort – amener son lecteur à ressentir cette impression, comme s’il était en phase avec le personnage. Et puis, par moments, les battements s’accélèrent : un cliquetis de serrure à une heure inhabituelle de la journée, un transfert dans un nouveau lieu de confinement, un nouveau gardien… quels sont les changements qui se profilent ?

S’enfuir, récit d’un otage – Delisle © Dargaud – 2016
S’enfuir, récit d’un otage – Delisle © Dargaud – 2016

Mais au final, le scénario a peu de choses à se mettre sous la dent et l’on se demande par quel miracle il parvient à prendre quatre cent vingt pages !!? Beaucoup d’impuissance dans ces pages, quelques stratégies échafaudées pour s’échapper mais finalement, elles sont mortes dans l’œuf, étouffées par la raison. Les souvenirs d’instants passés avec les proches sont eux aussi vite évacués. La colère par moment qui gronde et gonfle comme un soufflé… et retombe, quelques instants plus tard… comme un soufflé. L’humiliation d’être traité comme un chien, attaché à un radiateur dans une pièce vide où il n’y a rien à regarder, pas même à la fenêtre puisque celle-ci est obstruée. Et, de jour en jour, le sommeil qui devient un refuge de plus en plus nécessaire pour échapper à cette angoissante réalité. Le seul palliatif pour penser à autre chose en restant éveillé fut de se réciter les grandes batailles napoléoniennes, seul vestige d’une passion d’amateur d’histoire que cultivait le narrateur.

Il faut être culotté pour raconter 111 jours de captivité où rien ne se passe…. culotté ou s’appeler Delisle. Intéressant, mais un peu long.

Lire un extrait sur le site du Monde.

Extraits :

« Crevé, j’ai essayé de dormir. J’imaginais en avoir pour 24 heures. Le temps qu’une cellule de crise se mette en place et que les contacts s’établissent avec les réseaux qu’on avait dans le pays… Au pire, deux ou trois jours » (S’enfuir, récit d’un otage).

« Une semaine… ça fait une semaine que je suis enfermé ici. Il faut qu’ils se dépêchent de me sortir de là parce que je ne pense pas pouvoir être capable de tenir une autre semaine comme ça. Je vais devenir fou » (S’enfuir, récit d’un otage).

« Ne pas perdre le décompte des jours. Le temps, c’est la seule chose dont je sois certain. Je ne sais pas où je suis… Je ne sais pas pourquoi je suis ici… Je n’ai aucune idée de ce qui se passe à l’extérieur… Ça ne m’avance à rien d’y penser. 10 juillet, jeudi, le 10 juillet. Tout ce que j’ai comme repères, c’est le jour et la date. 10 juillet » (S’enfuir, récit d’un otage).

« Etre otage, c’est pire qu’être en prison. Au moins, en prison, tu sais pourquoi tu es enfermé. Il y a une raison, qu’elle soit fausse ou vraie, mais au moins il y a une raison. Alors qu’otage, c’est juste de la malchance. Au mauvais endroit, au mauvais moment. En prison, tu connais le jour où tu vas sortir, la date précise… De là, tu peux compter combien il t’en reste à tirer. Alors qu’ici, je peux juste compter les jours qui sont passés sans savoir quand ça va s’arrêter » (S’enfuir, récit d’un otage).

S’enfuir, récit d’un otage

One shot

Editeur : Dargaud

Dessinateur / Scénariste : Guy DELISLE

Dépôt légal : septembre 2016

420 pages, 27,50 euros, ISBN : 978-2-205-07547-2

Bulles bulles bulles…

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S’enfuir, récit d’un otage – Delisle © Dargaud – 2016

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