Celestia (Fior)

« La grande invasion est arrivée par la mer. Elle s’est dirigée vers le nord, le long du continent. Beaucoup se sont enfuis, certains ont trouvé refuge sur une petite île dans la lagune. Une île de pierre, construite sur l’eau il y a plus de mille ans. Son nom est Celestia. »

Fior © Atrabile – 2020

Ville-refuge, ville mouvante, ville double, ville trouble. Ville espoir. Ville chimère. Celestia contient en son sein toute une part de mystères. Dans les ruelles de ses entrailles, une société s’agite. Codée. Son histoire devient une énigme car peu nombreux sont ceux qui, aujourd’hui, se rappellent encore ce qui a motivé l’exode vers Celestia et la manière dont la vie s’est posée là.

« Je vois briller dans tes yeux cette détermination qui était la nôtre à l’époque. Cette illusion que tout pourrait recommencer ici… sur cette île de pierre… Apparue là où il n’y avait tien, telle une vision destinée à dominer la mer et la terre… C’était il y a si longtemps, mais aujourd’hui… aujourd’hui, les visionnaires, c’est vous, dans un monde sans limite. Celui de la pensée. »

Pierrot appartient à cette communauté qui grouille dans les venelles de cette ville nénuphar qui flotte sur l’eau. Il y a ceux qui œuvrent pour le bien de tous, il y a les bandes organisées. Puis il y a la foule des anonymes, affranchis de toute appartenance clanique et qui se fondent dans la masse. Pierrot fait partie de ceux-là. Suspicieux, solitaire, autonome… il s’est construit son petit réseau personnel qu’il contacte au gré de ses besoins ; le troc est encore la meilleure monnaie pour s’en tirer.

Le docteur Vivaldi aimerait pourtant que Pierrot rejoigne son équipe de télépathes. Les compétences de Pierrot lui seraient une aide précieuse pour mener à bien son projet… et pour ramener Dora dans le groupe. Faire alliance avec Pierrot l’aiderait également à atténuer la culpabilité qu’il a vis-à-vis du jeune homme. Mais Pierrot est bien trop rancunier pour accepter l’offre du Docteur. L’affabilité de ce dernier le convainc même d’aider Dora à fuir Célestia. Ensemble, ils vont tenter de trouver un asile dans la lagune. Cette cavale est l’occasion pour eux de découvrir le continent et ceux qui le peuplent.

« Les choses les plus belles ne durent qu’un instant. »

Dans « L’Entrevue », Manuele Fior avait déjà cherché à imaginer ce que pourrait être l’humanité de demain. Tenter d’entrapercevoir les possibles et la manière dont l’espèce humaine pourrait évoluer. Il avait également placé au cœur de son récit le personnage énigmatique et fragile de Dora. Cette dernière relie ainsi ces deux récits intemporels de façon troublante.

Dans ce monde post-apocalyptique, le ton narratif est relativement doux. Et face à cette société qui renait lentement de ses cendres, on ne peut éviter d’attendre des réponses qui resteront en suspens. Quelle est la nature de cette catastrophe qui a balayé la civilisation ? Quelle est donc la teneur de cette « grande invasion » à laquelle il est fait référence ? Catastrophe nucléaire ? écologique ? Folie des hommes ? Nul doute que ce chamboulement était de taille pour ainsi forcer le cours des choses. On fantasme sur les causes réelles sans toutefois peiner à trouver nos repères dans ce monde. Celestia est une copie conforme de Venise et Manuele Fior et organise son échiquier narratif autour de ce lieu mythique. Il matérialise le fait que l’espoir d’une vie meilleure a été placé dans chaque pierre de Celestia… Une enclave de pierre entourée d’eau comme une promesse féconde que les erreurs du passé sont loin derrière… Fadaises ! La mémoire de l’Homme est fugace…

Le monde d’après aurait pu être pacifique mais ce scénario ne l’entend pas de cette oreille. Il vient titiller les penchants de l’homme à s’immiscer dans les failles et glisser sur la mauvaise pente. On retrouve les déviances de nos sociétés actuelles : mensonges, harcèlement, manipulation, domination par la peur… Maquillage, costume ou port du masque vénitien, il est rare de voir des badauds se promener à visage découvert. Dans cette ville d’apparat, les malfrats en tout genre peuvent manœuvrer en toute impunité. Le porte du masque vénitien sert à afficher son identité… ou à se protéger.

Le côté lumineux du récit vient de ce que l’auteur imagine des conséquences du besoin de survie. Ainsi, nombre d’individus ont développé des capacités de télépathe. L’humanité du futur verrait ainsi ses individus reliés les uns aux autres. Ce qui est intéressant et ouvre la question d’agir pour le bien commun de tous… exit l’individualisme. Manuele Fior dose enfin parfaitement différents registres narratifs et parvient à semer le trouble entre illusion et réalité et entre passé, présent et futur. On est de nouveau dans un récit intemporel dont on a du mal à décrocher une fois que la lecture est commencée.  

C’est un album abouti que Manuele Fior nous livre. Superbe découverte.

Celestia (one shot)

Editeur : Atrabile

Dessinateur & Scénariste : Manuele FIOR

Traduction : Christophe GOUVEIA ROBERTO

Dépôt légal : août 2020 / 272 pages / 30 euros

ISBN : 978-2-88923-091-4

Le Trésor du Cygne noir (Corral & Roca)

Corral – Roca © Guy Delcourt Productions – 2020

Le point de départ de ce récit nous fait revenir en 2007 lorsqu’un groupe de chasseurs d’épaves américains découvrent les restes du Cygne noir dans les profondeurs du Détroit de Gibraltar. Dans ses soutes, des pièces de monnaies de plus de deux siècles. L’équipe de chercheurs est dirigée par Frank Stern, un homme passionné, sorte d’Indiana Jones des temps modernes… l’honnêteté en moins.

A l’annonce de la découverte, les espagnols revendiquent le trésor puisque le galion serait ibérique. A Madrid donc, on s’active. Alex Ventura, jeune agent du Ministère de la Culture, est mandaté pour suivre le dossier et coordonner la bataille juridique qui s’engage et qui attribuera la propriété légale de ce navire et de sa cargaison.

Ma lecture de « Rides » il y a 10 ans a été une rencontre coup de cœur avec la sensibilité que Paco Roca injecte dans ses récits et personnages. J’avais lâché une larme, émue par ce vieux monsieur en proie à la maladie d’Alzheimer, la cruauté de ses moments de lucidité où il mesurait le vide abyssal qui se creusait insidieusement entre lui et son entourage. « Le Phare » et « Les Rues de sable » n’ont fait que confirmer le fait que je trouvais très vite ma place dans les univers développés par Paco Roca. Puis le temps a passé et je me suis davantage tournée vers de nouveaux genres : reportages, documentaires… et surtout vers des artistes qui proposaient des ambiances graphiques moins conventionnelles, moins « lisses » . Aujourd’hui disons-le, quand on me demande de faire une petite sélection des ouvrages qui m’ont le plus plu, c’est principalement des ouvrages en noir et blanc que je sors de ma bibliothèque (Sergio Toppi, Danijel Zezelj, Fred Peeters, Manu Larcenet…). Bref, j’aime les dessins qui ne cherchent pas la perfection esthétique mais qui veillent à nous transmettre des émotions ; ils me parlent beaucoup plus que des illustrations propres trop proprement mise en couleurs à la palette graphique. Et puis côté scénario, j’aime bien quand cela nous brusque, nous interroge, nous malmène tout autant que nous dorlote… Et donc en 2016, quand « La Maison » a été publiée, j’étais forcément au rendez-vous mais ce fut un peu la déception d’être face à du trop-lisse-pour moi. Trop lisse au niveau graphique et trop lisse au niveau de la psychologie des personnages. J’ai eu l’impression d’effleurer un univers.

Qu’à cela ne tienne, j’ai mon caractère et il me faut plus que ça pour abandonner une lubie (un auteur en l’occurrence). Logiquement, je voulais donc découvrir « Le Trésor du Cygne noir » …

L’intrigue s’appuie sur des faits dont Guillermo Corral a été directement témoin lorsqu’il était diplomate pour le Ministère de la Culture. Le récit relate donc des événements historiques véridiques qui cimentent les différents éléments du scénario. Pour le reste, on est en présence de personnages qui ont de la consistance [mais pas assez, ils sont trop plein de bons sentiments ou de mauvais sentiments… il n’y a finalement pas de demie mesure] et il y a une réelle fluidité dans la chronologie des événements. On s’arrête tour à tour sur chacun des deux parties en présence (qui se résume en l’éternel combat entre le bien et le mal) et on touche du doigt des questions diverses : le patrimoine national et culturel d’une nation, l’existence d’enjeux économico-politiques, le déroulement d’une procédure juridique sur fond de secret, de corruption, de manipulation, de malhonnêteté… Le dessin est d’une limpidité redoutable, les couleurs sont proprettes… Bref, voilà un album qui offre un bon divertissement et qui se lit sans aucune difficulté mais… qui sans surprise, n’a pas la profondeur que j’aurais espérée. J’aimerais tant que Paco Roca parvienne de nouveau à créer un personnage sensible, touchant, presque palpable et capable de nous faire vibrer ! On est loin… bien loin de l’alchimie que Paco Roca était parvenu à créer dans « Rides » … et c’est bien dommage !

Du suspense, des rebondissements, une course contre la montre, des bons sentiments… voilà une douceur un peu trop douce qui m’a cantonnée au rôle de simple spectatrice-lectrice.

Le Trésor du Cygne noir (récit complet)

Editeur : Delcourt / Collection : Mirages

Dessinateur & Scénariste : Paco ROCA

Co-scénarisé par Guillermo CORRAL VAN DAMME

Dépôt légal : février 2020 / 216 pages / 25,50 euros

ISBN : 978-2-4130-1996-1

La Loterie (Hyman)

Hyman © Casterman – 2016

Un village paisible des Etats-Unis.
Chaque année à la même date, Harry et Joe se retrouvent pour organiser les derniers préparatifs de la loterie nationale qui doit se dérouler le lendemain.
Le 27 juin, à 10 heures, les villageois se regroupent sur la place principale pour participer au tirage. Ils quittent pour quelques heures leurs tâches domestiques pour les unes, les travaux aux champs pour les autres. A midi, en principe, la loterie est terminée et tout le monde peut rentrer pour s’attabler autour du repas. La famille Hutchinson n’échappe pas à la coutume.

La loterie était organisée par Mr. Summers (…). Le matériel d’origine de la loterie avait été perdu il y a bien longtemps, tout comme la plupart des rituels qui l’accompagnaient d’ailleurs. Certains villageois se souviennent encore d’une sorte de déclamation. Une incantation mécanique atonale débitée chaque année avec diligence et l’organisateur de la loterie se chargeait de la réciter…

Seuls les hommes de plus de 16 ans ont le droit de plonger la main dans l’urne, à moins d’un cas de figure qui justifie qu’une mère de famille puisse temporairement prendre la place de son époux. Tous les villageois sont sur la place du village. La loterie peut commencer. Et le gagnant gagne un lot très singulier.

Cet album est l’adaptation d’une nouvelle de Shirley Jackson (grand-mère de l’auteur). La couleur des crayons de Miles Hyman est la seule source de chaleur de cette histoire. Grâce à elles, on se déplace dans un petit village de Nouvelle-Angleterre où tout est calme, où les rues sont propres, les pelouses parfaitement tondues, les champs parfaitement entretenus, les maisons parfaitement rangées. Tout est net.

Mais il y a une lourdeur qui plane dans l’air et le trait figé des personnages nous donne l’intime conviction que cet événement annuel a une place à part dans la vie du village. La cérémonie est rodée, sans aucune fioriture… tout le monde respecte à la lettre le protocole. Les villageois ont des mines sérieuses et les quelques apartés qui peuvent être prononcés dans l’assemblée sont laconiques.

On s’aide donc des couleurs printanières pour avancer dans la lecture. Rien ne permet de nous permet d’envisager quelle sera l’issue de cette loterie ni la nature du lot. Toutes les suppositions nous passent par la tête et je dois dire que j’ai apprécié ce tabou qui nous aspire vers la page suivante. On ressent une curiosité de plus en plus grande à mesure qu’on se rapproche du dénouement.

Un thriller glaçant et excellent.

Les chroniques de Natiora, Antigone, Nahe, Soukee, Caro.

La Loterie

One shot
Editeur : Casterman
Dessinateur / Scénariste : Miles HYMAN
Traduction : Juliette HYMAN
Dépôt légal : septembre 2016
168 pages, 23 euros, ISBN : 978-2-203-09750-6

Bulles bulles bulles…

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La Loterie – Hyman © Casterman – 2016

Quatre jours de descente (Bonne)

Bonne © Mosquito – 2017

Un procès.
Celui de Salesky. Un polonais un peu étrange. Un étranger.

Un procès pour juger un assassin. Un procès pour juger l’auteur d’un crime qui s’est passé en pleine nuit, sans aucun témoin alentours.

Charles Myrmetz a été désigné pour faire partie des jurés de la Court d’Assise. Pendant le procès, il se rend compte que l’accusé est innocent. Dans le même temps, Charles est pris de malaises soudains et victime de d’étranges visions.

Pendant que les témoins (voisins, commerçants…) défilent à la barre pour s’exprimer sur le regard qu’ils portent sur le mode de vie marginal du Polonais, donnant lieu à un déferlement de fantasmes haineux, Charles quant à lui suit un chemin inverse.

– Le soir, je l’entendais sacrifier des animaux au Seigneur des Ténèbres. J’entendais les incantations maléfiques !
– Madame Giacomini !
– Demonio !
– Madame Giacomini. Je vous en prie…
– Vous ne comprenez pas ! C’est un sorcier !
– Huissier ! Faits-la sortir !

Quatre jours de descente – Bonne © Mosquito – 2017

On imagine la pression qui doit peser sur nos épaules lorsqu’on apprend qu’on a été tiré au sort pour être juré d’Assises. Et pour avoir été confrontée à la question lors d’un accompagnement que j’effectuais, il est très difficile d’obtenir la révocation de la décision (les conditions pour se rétracter sont limitées et il faut fournir plusieurs documents pour que l’administration accepte d’examiner votre demande… et vous réponde favorablement).

Cela, Grégoire Bonne ne le dit pas dans son scénario mais il impulse la réflexion tout en s’attardant sur un autre aspect de cette obligation. Avec parfois peu de mots mais de généreux coups de pinceaux, il montre le cercle vicieux dans lequel est enfermé son personnage : une responsabilité à honorer, une écoute attentive à avoir pendant quatre jours, une décision finale à prendre. De cette dernière dépend la vie d’un homme…

On sent bien le poids de cette responsabilité, on sent le stress et la nervosité. Le personnage n’en dort plus. Il est mal, stressé, nerveux. On prend ses doutes en plein visage, sa crainte d’avoir à juger un homme est d’autant plus forte que cette histoire se déroule dans les années 60. L’homme assis sur le banc des accusés est passible de la peine de mort.

Pour épicer l’intrigue, Grégoire Bonne instille un étrange paradoxe dans son récit et une vérité qui se situe à mi-chemin entre le rêve et la réalité. L’auteur nous montre un homme tiraillé entre ce qui relève du bon sens et l’envie folle de suivre son instinct. Sachant que le temps est compté, que le procès se déroule sur quatre jours… Tout est fait pour que l’on se sente pris entre eux feux.

Voilà un album qui mérite un coup d’œil appuyé ! Visuellement, c’est un régal et pour ne rien gâcher, le scénario qui l’accompagne est solide.

Quatre jours de descente

One shot
Editeur : Mosquito
Dessinateur / Scénariste : Grégoire BONNE
Dépôt légal : septembre 2017
78 pages, 18 euros, ISBN : 978-2-35283-446-5

Bulles bulles bulles…

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Quatre jours de descente – Bonne © Mosquito – 2017

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