Otages intimes de Jeanne Benameur

9782330053116« Il était une fois, il était mille fois, un homme arraché à la vie par d’autres hommes. Et il y a cette fois et c’est cet homme-là. »

Cet homme-là se prénomme Étienne, il est photographe de guerre, capturé en plein reportage, pris en otage pendant des mois. Combien de mois d’ailleurs ? « Il ne sait plus. Il l’a su il a compté mais là, il ne sait plus rien ».

Puis un jour on l’a conduit jusqu’à un avion. Libre. Enfin.

« Il a de la chance. Il est vivant. Il rentre. Deux mots qui battent dans ses veines Je rentre. Depuis qu’il a compris qu’on le libérait, vraiment, il s’est enfoui dans ces deux mots. Réfugié là pour tenir et le sang et les os ensemble. Attendre. Ne pas se laisser aller. Pas encore. »

Oui, mais voilà, comment être libre, comment « retrouver le jour », après l’enfermement, la peur, l’horreur, le confinement,  la violence, les privations, l’obscurité ? Reprendre sa place dans le monde est une épreuve dont on a pas idée. Surtout après avoir été une monnaie d’échange, simple marchandise entre deux mondes, et ce, pendant des mois. Sa seule utilité.

Comment faire face ? Comment réapprendre ?

Étienne, depuis sa libération, est dans l’entre-deux. Entre le dehors et le dedans, l’intime et le visible, entre deux voix, deux histoires, deux vies. « Plus vraiment captif, mais libre, non. Il n’y arrive pas. Pas dedans. » Il est comme suspendu. En exil. « Quelque chose de sourd bat à l’intérieur de lui comme un tambour de guerre. »  « Quelque chose d’obscur est à l’œuvre ». « Un gouffre » qui l’envahit.

Étienne lutte, chaque jour, chaque nuit, depuis son retour, il lutte « pour ne pas se sentir réduit. Il lutte contre le sentiment d’avoir perdu quelque chose d’essentiel, quelque chose qui le faisait vivant parmi les vivants. Il n’y a pas de mots pour ça. »

Alors pour de nouveau être relié au monde, c’est auprès des siens, au village, qu’il se réfugie…. Tout doucement, il va réapprendre à marcher, au rythme des autres. Tout contre. Dans leurs voix. Dans leurs souffles. Dans leurs pas. Irène. Enzo. Jofranka. Avec eux, Étienne ira jusqu’au bout, là où l’on perd pied, en quête de ce qu’il est, de sa vérité…

Les personnes qui gravitent autour d’Étienne, tour à tour,  prennent  en charge le récit. Un bruissement de voix multiples, d’histoires, de vies, qui se répondent, se chevauchent, suspendues à celle d’Etienne. Tous, l’accompagnent « dans sa reprise du monde »Être ensemble, pour « apprivoiser les ombres », faire face ensemble dans l’espérance d’un nouveau  bonheur… Dans ces liens qui relient au monde, malgré tout…

Dormez, dormez encore, c’est juste l’aube, moi je veille. Pour chacun de vous. Pour nos enfances. Pour la part à l’intérieur de nous que nous n’atteignons jamais. Notre part d’otage.

Comme toujours chez Jeanne Benameur, les personnages sont remarquables, saisissants d’humanité…. Avec un petit rien tout spécial pour le personnage de mère (vous savez bien, la maternité, moi, ça me chamboule !) :

« Oh mon fils tu ne sauras jamais tout ce qui a étreint mon cœur. Les fils ne savent pas ce que vivent les mères. J’ai vécu en fonction de toi en croyant être libre. Je ne voyais pas que c’était toi qui avais pris toute la place. Et il n’y a pas à t’en vouloir. C’est comme ça que les mères font. Elles laissent le fils prendre peu à peu toute la place et elles deviennent d’étranges et absolues servantes. »

Des mots de mère, sublimes, qui se disent « dans les veines, au secret des poitrines […] Rien ne passe par les lèvres ». Comme toujours chez cette auteure, tout se ressent, dans l’intimité de chacun de nous…. Un bouleversement… Voyez un peu :

« Son pas aura désormais cette fragilité de qui sait au plus profond du cœur qu’en donnant la vie à un être on l’a voué à la mort. Et plus rien pour se mettre à l’abri de cette connaissance que les jeunes mères éloignent instinctivement de leur sein. Parce qu’il y a dans le premier cri de chaque enfant deux promesses conjointes : je vis et je mourrai. Par ton corps je viens au monde et je le quitterai seul.

Il n’y a pas de merci. Et toute cette attente et tout ce travail de l’enfantement mène à ça. […]

A qui dire cela ? A qui confier ce qu’elle a pressenti, qu’elle ne sait pas nommer ? Il faudra pourtant qu’elle réponde de cela toute sa vie dans la part obscure que les mères tiennent cachée. Et toute sa vie elle luttera contre la peur sourde de qui a voué un être au temps. Elle transportera la crainte d’abord sur les petits riens de l’enfance vulnérable : une chute possible, un mauvais mal. Mais la grande peur, celle qui traverse les rêves obscurs, elle n’en parlera à personne. Jamais. C’est l’ombre des mères. »

Vous dire enfin que ce livre a résonné comme un écho au roman Laver les ombres (de la même auteure, dont je vous parlerai tout bientôt), avec, au détour des pages, les mêmes mots, les mêmes silences, les mêmes respirations…. Et la même émotion qui étreint. Une sidération. Un remuement qui est à l’œuvre. Dans la bascule du monde….

Vous l’aurez compris, ce roman est un véritable coup de cœur, à savourer sans aucune modération !

Otages intimes de Jeanne Bénameur, Actes Sud, 18,80€

Lecture commune pour la sortie de ce SUBLIME roman (vous dire comme je suis émue de partager ce livre avec Noukette, Leiloona et Jérôme, blogueurs chers à mon cœur !)

 

28 réflexions sur « Otages intimes de Jeanne Benameur »

    1. Oh oui, il va drôlement te plaire !
      Indispensable même….
      Comme après chaque livre de Jeanne Bénameur, on est un peu différent, j’espère, un peu meilleur 😉 c’est dire si ces livres font du bien !

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  1. Oh oui il résonne, tellement, tellement fort…! Pas facile de parler de Jeanne tant ça touche à l’intime et ton billet ma Framboise… il est beau…! ❤ ❤ ❤

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    1. Ouh que ça me fait plaisir ! J’espère qu’il te plaira, franchement, c’est un somptueux moment de lecture 😉
      si jamais tu le lis, faudra me raconter !

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  2. très beau billet Framboise, moi aussi les mères ça me parle, ça me chamboule, ça serre mon p’tit coeur alors oui je vais me ruer dessus et le lire. merci!

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    1. Oh oui je suis sûre que ce roman est fait pour toi ! Pour nous quoi ! Il parle de notre part d’ombre, dans l’intime des mères 😉

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    1. J’ai trouvé plein de fils, de liens, de mots, de respiration … Un ressenti personnel mais ça me fait plaisir (et ça me rassure !) que tu es trouvé toi aussi un écho …
      Il faut dire que je connais par ❤ "Laver les ombres" héhé 😉
      J'aime Jeanne Bénameur, à chaque fois, une émotion incroyable ….
      Grâce à Noukette !

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        1. Elle fait des prodiges, ses mots résonnent en chacun de nous, c’est fort, très fort ! Suis admirative de ses talents d’écrivaine….
          Et oui, oh que oui, nous sommes tous otages de qque chose ! A nous de trouver quoi pour respirer plus large !

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  3. C’est quelque chose Jeanne Quand même. Et tu en parles tellement bien. Ravi de cette lecture commune tu sais. On remet ça bientôt, juste toi et moi ?

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    1. Oh oui, quand tu veux 😉 Suis prête !!!
      J’ai eu grand mal à l’écrire ce billet, c’est pas simple de mettre des mots sur un livre somptueux !

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  4. Je te l’avais déjà dit mais cet ouvrage me tente énormément. L’auteure aussi. D’ailleurs, quelle est la meilleure « porte d’entrée » pour découvrir Benameur ? Un titre en particulier avant de s’attaquer à celui-ci ?

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    1. Ah mais tu peux attaquer par celui-ci ! Il est parfait pour une 1ère fois 😉 Après moi j’ai un petit rien tout spécial pour « Laver les ombres » …. « Les demeurées » roman qui m’a fait découvrir Jeanne Benameur devrait aussi beaucoup te plaire ! J’ai hâte que tu découvres cette auteure ! Tu nous raconteras 😉

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  5. Une de mes auteures fétiches mais je l’ai déjà dit ;0) D’abord je suis d’accord avec ça ; Laver les ombres est un roman sublime, mais de toute façon tout ce qu’elle écrit est superbe ;0) Celui ci est bien entendu noté dans ma LAL depuis que j’ai appris qu’un nouveau roman allait paraître à la rentrée d’elle ! Il devrait être mon prochain craquage. Merci pour ce beau billet et je rajoute ton lien avec les autres billets tentateurs, bon mois de septembre Mo’ et belles lectures :0)

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