La Part du ghetto (Corbeyran & Dégruel)

Du noir et blanc charbonneux pour illustrer cette adaptation du roman éponyme de Manon Quérouil-Bruneel et Malek Dehoune (éditions Fayard, 2018)… comme pour rappeler de façon délicate que vivre dans une cité implique quelque chose de très tranché. C’est noir ou blanc, on doit choisir son camp, poser cartes sur table et annoncer la couleur. Mais le côté charbonneux pour lequel a opté Yann Dégruel vient apporter tout le tranchant et toutes les nuances nécessaires à la (re)lecture de cet univers.

« On est toujours l’étranger de quelqu’un. »

Corbeyran – Dégruel © Guy Delcourt Productions – 2020

Retour dans une enquête menée il y a trois ans au cœur d’une banlieue de Seine-Saint-Denis. Manon Quérouil-Bruneel (grand reporter) décide d’enquêter sur une banlieue après avoir rencontré Malek Dehoune (intermittent du spectacle). Ce dernier l’emmène dans le quartier où il a grandi. Il faudra quelques mois à la journaliste pour être acceptée et intégrée dans les groupes [essentiellement masculins] qui se forment dans la rue, au bar, chez le coiffeur. Au final, leur ouvrage est le fruit d’un an d’enquête et l’occasion de dresser le portrait actuel d’une/des banlieue(s). Le constat est sans appel, sans jugement de valeur.

« La République, l’égalité des chances, toutes ces belles valeurs de papier, on a beau dire, ça franchit rarement le périph’. »

Le scénariste se fait le porte-parole de ces voix anonymes. Dealer, clandestin, mère, fils, prostituée… ils se livrent à visage découvert et racontent leur quotidien, cet entre-soi dans les murs de la Cité. Ils décrivent un repli communautaire, leur place (dans la société) sans cesse remise en question et une première génération (parents qui ont immigré en France) qui se sent plus français que les jeunes d’aujourd’hui alors qu’ils sont nés dans l’Hexagone !

« Le hijab, la barbe longue, le kamis… tout ça, c’est pas de la conviction, c’est de l’ostentation… c’est à la fois un étendard et une cuirasse identitaire ! Un bras d’honneur à la société française ! »

La débrouille, le chômage imposé malgré le fait que certains de ces jeunes sont bardés de diplômes… pour tromper l’ennui au pied des barres d’immeubles, ils en viennent à des solutions qui leur sautent à la gueule : le deal pour les uns, la prostitution pour les autres ; il n’y a rien de plus facile pour mettre de l’argent de côté et faire un pied-de-nez au destin qui les a fait naître du mauvais côté du périph’. Leurs rêves : pouvoir se payer un petit appartement dans le 16ème à Paris ou financer son envie de s’installer au bled. Car contre toute attente, le bled est devenu un Eldorado pour ces jeunes en mal d’identité… le seul moyen de faire « fructifier » légalement les études qu’ils ont suivies en France.

Eric Corbeyran adapte cette enquête, trouve le rythme narratif qui colle aux codes de la bande-dessinée. On sort des images préformatées sur les banlieues en donnant la voix aux principaux intéressés. L’accent des cités, ces regards fiers malgré les parcours cabossés… ces chemins de traverse empruntés pour se faire une micro-place au soleil…

« La vie en Cité pousse ses habitants à une forme de schizophrénie. Il y a d’un côté le poids du regard des autres, l’injonction à se conformer aux attentes de la Communauté, et de l’autre, l’envie de vivre sa vie comme on l’entend. »

Des paysages symétriques aux barres HLM interminables, le blanc délavé de ces façades interminables qui sont juste égayées par les couleurs du linge qui sèche à l’air libre. Yann Dégruel illustre cet horizon de béton sur lequel le regard bute, étriqué par les reliefs ternes. Le gris des entrées où les jeunes dealent de la cocaïne avec des gants parce qu’on n’est plus à un paradoxe près et que la drogue, ça reste… un « truc » sale pour les croyants. Un quotidien de contradictions où les jeunes filles rêvent de mariage avec des princes du Qatar et, en attendant, se prostituent pour pouvoir se payer le billet d’avion fantasmé qui la rapprochera de son prince charmant au pays des mille et une nuits. Un système de dupes. Des rouages grippés d’une société qui tourne à l’envers.

« Il est ressorti il y a un an, bardé de contacts. La prison est une formation accélérée pour monter en grade dans la délinquance. »

J’avoue, je pensais avoir à faire à un récit un peu plus couillu. Cette adaptation n’en reste pas moins l’occasion de se sensibiliser à l’enquête de Manon Quérouil-Bruneel et Malek Dehoune… ça donne même sacrément envie de mettre le nez dedans !

La Part du ghetto (one shot)

Editeur : Delcourt / Collection : Mirages

Dessinateur : Yann DEGRUEL / Scénariste : Eric CORBEYRAN

Dépôt légal : septembre 2020 / 136 pages / 17,95 euros

ISBN : 978-2-413-01989-3

Les Vieux Fourneaux, tome 4 (Lupano & Cauuet)

Lupano – Cauuet © Dargaud – 2017

Cet été-là, Antoine a accompagné Sophie durant toute la tournée du spectacle de marionnettes « Le Loup en slip » . Bien qu’Antoine ne soit pas parvenu à soutirer à Sophie des informations sur le père de Juliette (son arrière-petite-fille), il est tout de même ravi d’avoir passé du temps en famille… mais ses vieux os ne sont pas mécontents de retrouver un bon lit et les copains du bistrot du village. Par contre, pendant son absence, une espèce protégée a eu la mauvaise idée de venir s’installer dans le champ de Berthe. Et le champ de Berthe, c’est exactement l’endroit où Garan-Servier avait prévu de faire ses travaux pour agrandir son usine.
Alors voilà que les zadistes sont arrivés en renfort sur le site de Garan-Servier ! Et ce n’est pas les gens du coin qui vont s’en plaindre… Sauf peut-être Antoine qui voit d’un mauvais œil ce violent coup de frein à la reprise de l’activité économique de la région. « Moi j’ai fait ma véranda plein sud et… », « Pis c’est mon coin à champignons le bois de chez Berthe » , « sans compter que les nouveaux employés ne viendront pas à La Chope » … Autant de faux arguments qui chauffent suffisamment les oreilles d’Antoine pour que ce dernier décide d’aller s’expliquer avec les « rastaquouères » écolos.

Les vieux fourneaux, tome 4 – Lupano – Cauuet © Dargaud – 2017

Wilfrid Lupano passe au karcher des sujets d’actualité épineux et dont les médias font leurs choux gras. L’auteur décape, défrise, déride et décale ces questions de société à coup d’humour déjanté et un brin alcoolisé. Protection de l’environnement, migrants, délocalisation, relance économique, désert médical… et puis sans l’amouuuur, le tableau ne serait pas complet ! L’ambiance pourrait être électrique mais jamais ô grand jamais on se crispe ou on se lasse. C’est limpide, cinglant comme on aime et surtout, plein de bonne humeur. Parfaitement dans la continuité des tomes précédents, peut-être un poil plus affirmé, un scénario plus mordant et plus que jamais engagé. La qualité de chaque tome est réelle. Le scénariste est d’une lucidité aussi affutée qu’un couteau, fait fuser les répliques avec beaucoup de naturel. Les personnages sont plus vivants que jamais et on leur envie leur sens de la répartie. Il y a très peu de temps morts dans cet album mais on n’a pas l’impression d’être bombardé de rebondissements alambiqués qui seraient difficiles à répertorier. Bien au contraire, ces cinquante-quatre pages filent à la vitesse de la lumière et la fin de ce tome tombe comme un couperet et annonce un cinquième tome… que j’attends déjà avec impatience.

Les vieux fourneaux, tome 4 – Lupano – Cauuet © Dargaud – 2017

Paul Cauuet s’applique à dessiner ces silhouettes qui ne répondent à aucun des canons de la mode. Méticuleusement, il s’applique sur les rides et les bedaines, les cheveux hirsutes, les trognes improbables animées par des moues, des rictus, des bouches en cœur ou des grimaces de colère. Les illustrations nous réservent toujours une place de choix pour observer cette bande de sympathiques énergumènes se battre avec les aléas de la vie, se harpouiller et se serrer les coudes.

Ce quatrième tome est vraiment excellent. On retrouve le panache qui m’avait fait tant apprécier la série au premier tome. Une critique sociale loufoque que l’on a plaisir à lire et à relire.

Une belle lecture commune avec Sabine. Je vous laisse d’ailleurs avec les mots de Sabine qui sans nul doute en parlera mieux que moi.

Une lecture que nous partageons pour le rendez-vous de la « BD de la semaine » qui s’est posé [deuxième mercredi du mois oblige] chez Stephie !

Les Vieux Fourneaux

Tome 4 : La Magicienne
Série en cours
Editeur : Dargaud
Dessinateur : Paul CAUUET
Scénariste : Wilfrid LUPANO
Dépôt légal : novembre 2017
54 pages, 11.99 euros, ISBN : 978-2-5050-6542-5

Bulles bulles bulles…

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Les vieux fourneaux, tome 4 – Lupano – Cauuet © Dargaud – 2017

Traquemage, tome 2 (Lupano & Relom)

Lupano – Relom © Guy Delcourt Productions – 2017

En pleine lande moyenâgeuse, Pistolin continue sa route. Accompagné de Myrtille, il se rend à Saint-Azur-en-Lagune afin de rencontrer le premier mage de la liste des mages à éradiquer : Kobéron.

On va commencer par lui. Je l’ai choisi parce qu’il fait un peu moins peur que les autres…

Rappelons ici que l’odyssée de Pistolin est motivée par un ras-le-bol à l’égard des mages qui se livrent une guerre sans merci et qui, tout occupés à se pourrir entre eux, n’ont que faire des dégâts collatéraux qu’ils occasionnent çà et là. Dégâts dont les paysans comme Pistolin (producteur de fromages de biques appelés Pécadou) font continuellement les frais [à de stade avancé de la chronique, je vous invite à relire ma chronique du premier tome].
Mais avant d’aller à la rencontre de Kobéron, Pistolin va devoir convaincre les sirènes afin qu’elles l’aident à récupérer l’épée du Traquemage qui git au fond de l’océan… Une épreuve de taille… et celles à venir ne sont pas plus à la portée du pauvre Picolin ! Sans compter qu’en chemin, il tombe nez-à-nez sur Merdin l’Enchianteur.

– Dites, c’est quoi exactement, un Enchianteur ?
– C’est un sorcier qui t’enchiante l’existence !

Farce déjantée où l’on croise pêle-mêle des personnages imaginaires de tout bord, revus et corrigés par Wilfrid Lupano. Une fée Clochette alcoolique, un grand magicien cupide et obnubilé par la folie des grandeurs, des sirènes dévergondées, un enchanteur dépité et qui porte la poisse, des paysans aux abois… un monde fou qui caricature les travers de notre société actuelle. Capitalisme, alcoolisme, opportunisme, individualisme… autant de concepts qui font le charme de la vie de tous les jours…

Au dessin, Relom donne de la consistance à toute la crasse de cet univers. Les paysans puent la sueur et c’est sans trop de difficultés que l’on pourrait entendre les poux qui grouillent dans la laine des biquettes. Une vase collante et gluante se répand sur de nombreuses cases et symbolise ce monde à l’agonie. La magie n’était qu’un leurre, le versant rouillé et oxydé d’une richesse qui était pourtant prometteuse. Les trognes expressives des personnages font écho aux propos cocasses qui sont énoncés. Des personnages qui semblent réagir au premier degré et pourtant le lecteur attrape sans se fatiguer toutes les allusions qui viennent critiquer la société et clins d’œil répandus généreusement dans le scénario. Je crois bien que l’intérêt de cette série est le travail qu’a réalisé Relom ; l’illustrateur donne vraiment une profondeur inattendue à cette épopée insensée. Il campe une ambiance, joue avec la caricature, donne de la consistance à tous ceux qu’on croise durant cette aventure. C’est bien dans le dessin qu’on trouve ce qui fait le sel de cet univers.

Sitôt lu sitôt chroniqué car je pense que je retiendrais seulement le côté cocasse de l’album. Un vent de folie très plaisant. Une lecture drôle et divertissante aux multiples et imprévisibles rebondissements dont je ne ferais pas un incontournable.

Traquemage

Tome 2 : Le Chant vaseux de la sirène
Série en cours
Editeur : Delcourt
Collection : Terres de Légendes
Dessinateur : RELOM
Scénariste : Wilfrid LUPANO
Dépôt légal : octobre 2017
56 pages, 14.95 euros, ISBN : 978-2-7560-7482-5

Bulles bulles bulles…

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Traquemage, tome 2 – Lupano – Relom © Guy Delcourt Productions – 2017

Ce qu’il faut de terre à l’homme (Veyron)

Veyron © Dargaud – 2016
Veyron © Dargaud – 2016

Il était une fois la femme d’un paysan russe qui accueillait sa sœur pour la journée. Cette sœur, venue en visite avec mari et enfant, était née dans cette campagne pauvre qu’elle n’aspirait qu’à quitter étant plus jeune. Le mariage la sortit de sa triste condition et elle prit goût au luxe.

Pendant qu’elle bavarde avec sa sœur, son bourgeois de mari s’entretient avec son beau-frère. Le premier est un riche marchand, le second n’est qu’un moujik. Le premier parle d’exploitation agricole, de terres dans lesquelles il faut investir. Le second se défend, contre argumente… il n’a jamais envisagé telles perspectives. Pourtant, le bourgeois a planté une graine dans l’esprit du moujik et lorsque la nouvelle se répand que la Barynia envisage de vendre ses terres à son intendant – un homme tatillon – il parvient à convaincre les hommes du village qu’ils ont tout intérêt à investir ensemble dans ces terres. Devenir leur propre patron, améliorer leurs conditions… ils n’ont pas besoin de beaucoup. Cependant… la machine est en marche. Pourquoi se contenter de peu quand on peut avoir beaucoup plus ?

Acidulé, cynique pétillant, frais… cet album de Martin Veyron (Grand Prix de la ville d’Angoulême en 2001) est une adaptation d’une nouvelle (un conte plutôt) intitulée « Qu’il faut peu de place sur terre à l’homme ». L’histoire n’a pas pris une ride et ce souffle d’air frais que Martin Veyron donne à ce récit montre Ô combien la question est toujours d’actualité. Société folle, capitalisme, course au profit. Penser à soi et rien qu’à soi, acquérir davantage de richesses, encore et encore, accumuler pour les générations à venir, prospérer. Profiter ? Contrairement à Tolstoï, Martin Veyron laisse ses personnages sans noms. On les nomme par leur fonction ou leur statut social. Peu importe car ce récit est intemporel et seule la morale de l’histoire compte.

Le dessin est fin, léger. Les personnages semblent alertes, ils sont gracieux malgré l’accoutrement grossier de certains protagonistes. Les couleurs sont douces, naturelles, ce qui vient donner un peu d’insouciance dans cet univers. S’y greffent des répliques acides. Les personnages ont un certain sens de la répartie ; il y a une très belle cohabitation entre les différents niveaux d’échanges, le premier degré côtoie parfaitement le second degré ce qui donne souvent un décalage amusant entre les interventions des uns et des autres. L’ensemble est à la fois cinglant et cocasse, ce qui permet de profiter d’un sympathique moment de lecture.

Sept chapitres… sept temps en quelque sorte… sept étapes qu’effectue le personnage principal dans sa folie des grandeurs. Dans sa faim de terres, de cheptel, de respect aussi. C’est l’histoire aussi d’une communauté organisée, traditionnelle, conservatrice. La place de chacun est établie depuis des siècles puis un grain de sable arrive, porteur de mille et une promesses et perspectives nouvelles. Mais dans cette société bien huilée, le changement sème un peu de zizanie et impose avec force une nouvelle logique, une nouvelle manière de voir les choses et ce point de vue est à prendre en considération. Mais forcément, les places des uns et des autres vont être quelque peu modifiées.

PictoOKUn ouvrage ludique mais ce n’est pourtant pas ce que je voudrais mettre en avant. Car il a d’autres qualités avant celle-ci : un scénario solide (le genre à ne vous lâcher que lorsque vous avez terminé l’album), des personnages hauts en couleurs (ceux-là même qui vous intriguent, qui vous rendent curieux et déterminés à écouter ce qu’ils ont à vous dire), un graphisme qui fait mouche (celui-là même qui vous met des odeurs dans le nez et dilate vos pupilles quand vous regarder le dessin d’un coucher de soleil). Et puis le côté réflexif de l’affaire en cerise sur le gâteau.

Une sympathique lecture commune avec une amoureuse des livres et des bons mots. Retrouvez sa chronique dans son « Petit carré jaune ».
Et pendant que nos deux blogs se font écho aujourd’hui, Sabine et moi on trinque IRL. Voyez à quoi ça peut mener les blogs… 😉 xD

A lire aussi, les chroniques : La Chèvre grise, Yv, Stemilou.

Ce qu’il faut de terre à l’homme

One shot
Editeur : Dargaud
Dessinateur / Scénariste : Martin VEYRON
Dépôt légal : janvier 2016
136 pages, 19,99 euros, ISBN : 978-2-2205-07247-1

Bulles bulles bulles…

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Ce qu’il faut de terre à l’homme – Veyron © Dargaud – 2016

Le Grand A (Bétaucourt & Loyer)

Bétaucourt – Loyer © Futuropolis – 2016
Bétaucourt – Loyer © Futuropolis – 2016

Rentabilité, profit, marketing… autant de termes poétiques que l’on entend maintenant partout.

Mais dans les années 1970, ce n’étaient encore que les prémices et l’implantation d’un hypermarché dans la banlieue d’Henin-Beaumont n’inquiète personne. Le maire de l’époque a d’autres chats à fouetter (comme notamment de gérer la fusion entre sa ville et le village voisin), les habitants sont loin d’imaginer que cela changerait radicalement leurs habitudes d’achats et les commerçants loin de supposer l’impact économique sur leur activité.

On ne pensait pas que les gens iraient jusque là-bas pour faire des courses

Et pourtant… pourtant… dès son ouverture, les clients sont conquis par le fait d’avoir autant de choix en un seul lieu. Ils sont séduits par les événements proposés, les promotions appliquées, le coin discount qui permet lui aussi de faire de bonnes affaires. Les prix sont cassés et les premières boutiques des centres-villes commencent à fermer.

Mais ce n’est pas tout car dans cette région fortement impactée par le chômage suite à l’arrêt de l’activité minière, ce nouvel employeur est à même de recréer de l’emploi. Et pire encore, le secteur est en expansion permanente puisque l’hypermarché compte à ce jour 750 salariés (devant ainsi le premier employeur privé de la région) pour un chiffre d’affaire annuel hallucinant.

Mais si on prend un peu de hauteur et que l’on regarde les choses autrement, l’implantation du Grand A est également synonyme d’endettement, de fermeture des commerces de proximité, de diktat commercial, de malbouffe… Les grandes enseignes imposent à tous leurs règles, elles font la pluie et le beau temps. Pour les petits producteurs, contraints de se mettre au pas, n’ont que peu d’alternatives : soit ils s’adaptent, rejoignent une coopérative et changent leurs techniques de production… soit ils ferment boutique.

Le travail réalisé par Xavier Bétaucourt et Jean-Luc Loyer est très intéressant. Les auteurs sont allés chercher les témoignages de tous les acteurs locaux, du politique au commerçant de quartier sans oublier la ménagère-de-moins-de-cinquante-ans montrant ainsi comment le paysage local s’est transformé à mesure que le Grand A consolidait ses assises en fidélisant ses clients… et en cherchant à en aspirer davantage.

Des techniques de vente, des stratégies pour « vendre du rêve » au client, tout revient toujours vers la question du profit car – ne se leurrons pas – il s’agit bien d’atteindre un unique objectif :

Il faut que les clients dépensent !

Pour enrichir le propos, les auteurs font quelques rappels à l’Histoire, remontant ainsi à Carthage et au développement du commerce maritime. En se référant à l’histoire du commerce et de son évolution au fil des siècles, ils donnent ainsi une autre dimension à leur travail d’enquête. Tout est imbriqué et la situation actuelle apparaît ainsi comme une juste conséquence des choses. Les parenthèses historiques sont brèves et abordées de façon chronologique, elles sont ponctuelles et apparaissent à différents moments de l’album. Il sera notamment question du début de la mondialisation au XVIIème avec le début de la triangulation du commerce, au XIXème on assiste à l’ouverture du magasin parisien « Le bonheur des dames » qui répond aux besoin d’une clientèle bien ciblée…

Le Grand A – Bétaucourt – Loyer © Futuropolis – 2016
Le Grand A – Bétaucourt – Loyer © Futuropolis – 2016

Le scénario s’attarde ensuite à développer deux grandes périodes qui sont essentielles pour construire le propos. D’une part, le lecteur a la possibilité de « se poser » dans les années 1970, période à laquelle un groupe souhaite implanter un de ses magasins sur la commune d’Henin-Beaumont (Nord-Pas-De-Calais). Le maire de la commune s’oppose au projet, refusant ainsi de signer l’arrêt de mort des commerçants du centre-ville. Mais le problème est facilement contourné, le supermarché sera finalement implanté sur une commune limitrophe. Les travaux débutent et quelques mois plus tard, la filiale affiche ses couleurs en faisant installer son enseigne sur le toit du bâtiment. Le Grand A est prêt à accueillir ses clients qui témoignent de leur expérience ; ils sortent généralement ébahis par cet accès facile à une quantité vertigineuse de produits sur une zone aussi concentrée.

C’est pas comme à la Coop !

L’autre période développée est la période actuelle. L’intrigue principale se passe de nos jours et consiste à constater les enjeux locaux, humains, politiques, financiers… inhérents à la présence d’un acteur économique de cette envergure. Les auteurs sont allés rencontrer le directeur du magasin ainsi que chaque maillon de cette société, du chef de rayon au responsable de la sécurité en passant par la caissière ou l’agent d’entretien.

Pour garantir la lisibilité et notamment faire le distinguo entre les différentes périodes, trois ambiances se détachent : le passé lointain s’exprime dans les teintes sépia, les années 70 dans les tons gris-bleutés et la période actuelle – très largement abordée – utilise les teintes de gris bleutés qui seront complétées par de généreuses touches de couleurs pour marquer un détail (un vêtement ou un accessoire, le détail d’un panneau publicitaire, …).

Le propos est explicite, le parti pris des auteurs est dans ambiguïté concernant les effets pervers de la présence d’un tel complexe commercial mais vu toutes les facilités que cela apporte aux consommateurs… il y a finalement assez peu de monde pour s’indigner. Pire même, le cœur des petites villes a tendance à se dépeupler, les populations se déplacent vers les nouveaux poumons de nos sociétés consuméristes. D’ailleurs, Jean-Luc Loyer et Xavier Bétaucourt n’hésitent pas non plus à lancer de petites piques qui ne manquent pas d’interpeller. Ils osent notamment faire le parallèle entre le consumérisme et l’artistique et comparent ainsi l’attraction d’un centre commercial comme le Grand A (Auchan) et le Louvre-Lens, des lieux aux enjeux pourtant différents mais dotée d’un pouvoir de fascination réel pour ceux qui parcours les allées de ces galeries.

Les titres des chapitres affichent clairement le degré d’humour contenu dans le scénario. Car s’il est bien question d’un sujet de société sérieux et sensible, les auteurs sont parvenus à proposer là-aussi à fasciner leurs lecteurs. On s’engouffre dans cette lecture comme on plongerait dans un bon film. C’est ludique, didactique en un mot : intéressant ! Cinq chapitres donc qui font un peu office de têtes de gondoles et aident à structurer le reportage. Cinq chapitres qui renvoient à des monuments de la littérature (« Voyage au centre de la terre », « La guerre des mondes », « Alice au pays des merveilles », « Voyage au bout de la nuit » et « Autant en emporte le vent ») et qui montre une nouvelle fois tout l’intérêt d’utiliser la métaphore pour renforcer le côté cinglant et donner la profondeur adéquate au scénario. Loin de prendre le lecteur pour un con, Jean-Luc Loyer et Xavier Bétaucourt en font leur complice.

Une réflexion très pertinente sur le fonctionnement des grandes enseignes de supermarchés. « Le Grand A » permet d’avoir une vision globale des tenants et des aboutissants socio-économiques ce des grandes marques qui imposent un diktat sur les prix, qui régulent la circulation des marchandises, qui font parfois le jeu des politiques. Une course à la montre permanente où les petits commerçants tentent de lutter pour leur survie alors même que les grosses enseignes cherchent à se développer toujours et encore car si elles ne le font pas, elles se feront manger par la concurrence.

PictoOKPictoOKExcellent travail de Xavier Bétaucourt (« Trop vieux pour toi ») et de Jean-Luc Loyer (« Sang Noir »). Après « Noir Métal », « Le Grand A » est le second album qu’ils réalisent ensemble. En fin d’album, ils proposent un dossier de sept pages qui argumente quelques points abordés durant le reportage et présents dans le scénario.

Et si vous aimez ce genre d’ouvrage, je vous invite aussi à lire « La Survie de l’espèce » !

Extraits :

« Faut créer l’événement ! Marquer les esprits. Si les enfants aiment, ils voudront revenir… forcément, ce sera avec leurs parents » (Le Grand A).

« … et si on regarde objectivement dans le bassin minier, il y a deux pôles d’animation : le Louvre-Lens et ici. Acheter est un plaisir, non ? » (Le Grand A).

« Tu dois toujours garder en tête que le plus important, c’est le parking ! Faut toujours qu’il soit accessible ! » (Le Grand A).

Le Grand A

One shot

Editeur : Futuropolis

Dessinateur : Jean-Luc LOYER

Scénariste : Xavier BETAUCOURT

Dépôt légal : janvier 2016

135 pages, 20 euros, ISBN : 978-2-7548-1038-8

Bulles bulles bulles…

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Le Grand A – Bétaucourt – Loyer © Futuropolis – 2016