Even (Zidrou & Alexeï)

Zidrou – Alexeï © Guy Delcourt Productions – 2021

Le sexe et son cortège de florilèges : jouissance, désir, orgasme, bien-être… Dans une société future, le sexe est devenu la clef de voute de l’harmonie communautaire. Optimiser la vie sexuelle de chacun est devenu un leitmotiv, une science… un business de santé publique. L’épanouissement de l’intime est de mise, de gré ou de force.

L’Erospital de Montpellier est le lieu en vogue pour atteindre la plénitude sexuelle. Dans ce complexe médical, on se touche, on se doigte, on se lèche, on s’attache, on se pénètre, on s’excite… les tabous sont laissés à la porte pour que chacun puisse explorer ses fantasmes… tous ses fantasmes.

« L’Erospital de Montpellier est particulièrement fier de vous proposer le premier traitement émotivo-sexuel au monde par réplico-thérapie Even. Even est une entité virtuelle neutre, malléable et auto-ajustable selon vos désirs, capable de prendre le sexe et l’apparence – humaine uniquement – de votre choix. La vôtre, si vous la souhaitez, ou celle d’un défunt qui vous était cher, sur présentation de son CogigA.D.N. Le bonheur sexuel est un droit. Contribuer au vôtre, notre devoir ! »

Cette promesse de bonheur cache en vérité des pratiques thérapeutiques peu conventionnelles. A commencer par le fait que la quête de l’extase sexuel est réservée aux Swiits : de beaux citoyens, agréables à regarder. Leur conformité physique leur permet d’accéder à l’emploi de leur choix. Aux Ugly seront réservés les emplois dont personne ne veut : agent d’entretien, éboueur… De fait, les Ugly n’ont pas le droit à cette envolée sexuelle à laquelle tout le monde aspire pourtant.

Cette quête chimérique de bonheur prend, pour certains, la forme d’une thérapie individualisée obligatoire. C’est un non-sens pour beaucoup de patients du Docteur Sidibe. A la longue, nombreux sont ceux qui ne perçoivent plus l’intérêt de venir se palucher à heure fixe et à fréquence régulière entre les murs d’une pièce de l’Erospital. Fred fait partie de ces patients ; le Docteur Sidibe s’est mis en tête de stimuler la libido de ce jeune veuf très affecté par le décès de sa compagne. La journaliste Ann Seymour va chercher à entrer en contact avec Fred afin de mener à bien son investigation pour prouver que les pratiques de Sidibe sont abusives… et pour le moins douteuses.

« Nous sommes passés d’une dictature du péché à une dictature du plaisir. »

Ce n’est pas simple pour moi de faire le résumé de cet album mais j’ai voulu prendre le temps d’en parler parce que j’ai trouvé qu’il y avait quelque chose d’intéressant dans le postulat de départ de cette fiction dystopique. Cette vision cynique d’une société qui cafouille encore m’a intriguée. J’ai trouvé cela pertinent et ça m’a donné envie de faire cette lecture.

Zidrou montre qu’il est possible que nos sociétés s’enlaidissent plus encore. Avec la pandémie, on a vu depuis 2020 que nos gouvernants étaient capables d’intruser sans vergogne la manière dont on gère nos vies privées. « Even » pousse la chansonnette un peu plus loin en imaginant que cette intrusion peut aller jusqu’à notre intimité… et cela sans vergogne… et cela sans que le « peuple » ne bronche. Il suffit juste d’un discours marketing suffisamment racoleur pour faire croire que cela se fait dans l’intérêt de tous.

Il n’y a qu’une seule chose optimiste là-dedans : la couleur de la peau n’est plus un critère pour juger des individus. Pourtant, c’est une autre forme de ségrégation qui s’est mise en place : celle de la beauté. Le paraître. Les laids sont mis au ban de la société : ils ont des écoles pour eux, des quartiers pour eux, des activités pour eux et rien ne peut leur permettre de sortir du carcan de cette imparable ghettoïsation.

C’est la description d’une société hypocrite qui a une nouvelle fois rebattu les cartes pour que le jeu tourne éternellement en sa faveur. Le dessin d’Alexei est assez propre et ne fait pas trop de remous côté graphique. Il « fait son taf » et installe une ambiance qui colle bien avec l’intrigue. Je n’ai pas grand-chose à dire à ce niveau-là car les illustrations n’ont provoqué aucun émoi en moi.

C’est donc le propos qui m’a tenu en haleine durant un bon moment. Dommage que le dénouement de cette histoire nous propose une fin si prévisible et si abrupte ! Tout se referme d’un coup sans prendre le temps de réellement donner les réponses à des questions qui nous ont traversé l’esprit. L’ensemble est finalement assez convenu. Je dis souvent que pour moi, lire un Zidrou : c’est quitte ou double. Cette fois, ça ne passe pas. C’est une lecture que j’oublierai vite. Mais toi, si tu as lu cet ouvrage, qu’as-tu à en dire ?

Even

Editeur : Delcourt

Dessinateur : ALEXEÏ / Scénariste : ZIDROU

Dépôt légal : juin 2021 / 88 pages / 18,95 euros

ISBN : 9782413013266

Entre les lignes (Mermoux)

Mermoux © Rue de Sèvres – 2021

Une histoire de famille.

Un retour aux racines, une plongée dans une histoire familiale via les carnets intimes et les lettres écrites par un homme. Chaque 3 avril pendant quarante-sept ans, il écrit à Anne-Lise Schmidt. Qui est-elle pour lui ? Un amour perdu ? Une correspondante de guerre ? Son enfant ?

Cet homme se nomme Moïse. Il est né en 1910. La Première Guerre Mondiale le prive très tôt de son père et lui laisse comme seul parent une mère distante et incapable de donner de l’affection. Il grandira avec cette douleur d’avoir perdu un être cher et la difficulté d’appartenir à un milieu très modeste.

Au décès de Moïse, Denis (son fils) découvre les écrits que Moïse a rédigé tout au long de sa vie. Trois carnets et des lettres. La première est datée du 3 avril 1960. La seconde du 3 avril 1961… Un rituel s’installe. Chaque 3 avril, Moïse prend sa plume et s’adresse à Anne-Lise. Il lui raconte chronologiquement les événements importants de sa vie. Jusqu’à sa mort, Moïse passe chaque année au peigne fin la suite de son parcours et révèle les secrets qu’il n’a confié à personne. « Anne-Lise » , « Lisette » , « ma petite souris » … toujours une grande bienveillance dans les mots de l’aïeul pour donner forme à ses mémoires. Et toujours ce sentiment que Moïse se justifiait d’une faute inavouée et d’une immense culpabilité qui le ronge. La teneur des propos bouleverse Denis qui découvre le vrai visage de son père. Son sang ne fait qu’un tour et provoque une crise cardiaque. Cloué au lit pour les besoins de sa convalescence, Denis décide de transmettre l’intégralité des documents à son fils Baptiste Beaulieu.    

A la lecture des premières lettres, Baptiste propose à son père d’aller à la rencontre des lieux où a vécu Moïse. Il ambitionne également de retrouver certains protagonistes qui ont côtoyé son grand-père – à défaut leurs descendants. Baptiste souhaite recueillir leurs témoignages pour les partager avec son père. Face à l’ampleur de la tâche et face aux difficultés de la voir se réaliser, Baptiste décide finalement de maquiller la réalité. Il voit dans cette démarche l’opportunité de renouer le dialogue avec son propre père et la possibilité de lui faire passer quelques messages.

Les lettres de Moïse et les répercussions qu’elles ont eues dans la relation entre Baptiste et Denis seront le socle de « Toutes les histoires d’amour du monde » , un roman de Baptiste Beaulieu publié en 2018 aux éditions Mazarine.

Dominique Mermoux s’est saisi du texte du romancier… « Entre les lignes » est son adaptation en bande dessinée. Il crée deux ambiances graphiques propres à chaque facette du récit. Le présent et ses couleurs nous montrent comment le fils reconstruit la relation avec son père grâce aux recherches qu’il entreprend. Le passé et ses tons bleus-sépia très doux reprennent mot pour mot les lettres de Moïse.

Des passerelles se créent entre les deux périodes… autant de faits qui créent des occasions de dire, de se dire, au travers des personnes que Baptiste va rencontrer et interviewer. Il constate vite qu’il est impossible de retrouver les lieux et leur ambiance à l’identique, tout a tellement changé en cinquante ans ! Loin d’abandonner son idée, Baptiste décide de recueillir les témoignages de son entourage dont il est plus ou moins proche. Il y intègre notamment les récits de personnes qui lui sont proches comme celui de son compagnon.   

« Tu sais, quand je suis parti là-bas, à sa demande, dans l’espoir de lui ramener ce qui a survécu de cette époque, je pensais vraiment trouver quelque chose. Mais il ne me reste rien. Juste du neuf ou des ruines. Le neuf n’a rien à raconter et les ruines sont muettes. Vouloir fourrer une âme dans les lieux et croire qu’on peut la capter est une maladie de la pensée. Ce qui survit, ce sont les gens et les histoires qu’ils transmettent. »

Grâce à cette démarche, la parole se remet à circuler entre Baptiste et son père. Les non-dits et les tabous se lèvent, les doutes s’énoncent… les abcès se crèvent. Une catharsis.

Le grand-père de Baptiste aura connu les deux guerres mondiales. Trop jeune pour être appelé sous les drapeaux durant la Der des Der, il en gardera néanmoins une profonde blessure ; son père ne rentrera pas des champs de bataille. La Seconde Guerre Mondiale le changera profondément. D’abord en première ligne, il sera appréhendé par les Allemands et fait prisonnier. Les événements qui se produisent durant sa captivité le marqueront à vie. Ses lettres en témoignent et montrent à quel point la grande Histoire a influencé la petite histoire de sa vie d’homme.  

« Parfois, je pense à ce qui est arrivé, puis à ce qui aurait pu arriver et n’a jamais été, et je mords l’intérieur de mes joues, j’ai honte de cette immense douleur, et je pleure encore comme celui qui sait bien que, finalement, le bonheur est un projet surhumain, sur cette terre. »

Le propos est parfois assez convenu et si l’on hésite un court temps quant à l’identité réelle d’Anne-Lise et les liens qui la relie à Moïse, on comprend très vite de quoi il en retourne. Ce récit explore les tenants et les aboutissants qui ont conduit Moïse à faire un choix qu’il regrettera tout le reste de sa vie. Avec les moyens dont il dispose, Baptiste Beaulieu réalise le désir de son grand-père. L’idée d’en faire un livre est spontanée, sincère… une bouteille à la mer. En partageant les lettres de Moïse et en retraçant les démarches qu’il a réalisées pour mettre ses pas dans ceux de son aïeul, Baptiste confie un message à ses lecteurs et rêve qu’un jour, ce message atterrisse entre les mains de la personne à qui il est destiné : Anne-Lise.

J’ai eu l’occasion de lire, à droite et à gauche, de nombreuses critiques qui n’incitent pas le lecteur à se tourner vers l’ouvrage. Pourtant, même s’il m’a fallu un temps pour trouver ma place dans cette lecture, je l’ai trouvé touchant. Emouvant à certains moments.

Les deux facettes du récit sont intimement liées et se nourrissent réciproquement mais j’ai de loin préféré la partie consacrée aux correspondances épistolaires à celle qui s’attarde sur la démarche actuelle de Baptiste Beaulieu. Je crois que cela tient à la veine graphique qui est associée ; le contenu des lettres et la voix-off de Moïse associés à cette ambiance graphique si particulière créent une atmosphère où le temps est comme suspendu… comme si ces souvenirs laissaient le temps flotter. Les mots, les maux, les bonheurs et les doutes de cet homme sont si universels ! C’est une belle histoire de vie et une très belle occasion que Baptiste Beaulieu a su saisir pour renouer le dialogue avec son père.

En revanche, je n’adhère pas à l’objectif final de la démarche. Je doute qu’il soit bon que cette bouteille à la mer arrive à son destinataire car le temps a passé. Anne-Lise n’est plus l’enfant à qui Moïse adressait ses lettres. C’est une femme d’âge mûr désormais… qui vacillera certainement en découvrant le contenu des lettres de Moïse. Je ne sais pas si d’autres lecteurs partagent mon avis sur ce point.

Un bel album que j’aurais tendance à conseiller.

Entre les lignes

– d’après le roman de Baptiste Beaulieu –

Editeur : Rue de Sèvres

Dessinateur & Scénariste : Dominique MERMOUX

Dépôt légal : mai 2021 / 168 pages / 20 euros

ISBN : 9782810202508

Transitions (Durand)

Durand © Guy Delcourt Productions – 2021

« Pendant trois années, nous avons échangé nos lectures, nos ressentis, partagé un bout de chemin ensemble. De cet échange est né ce récit. Entre fiction et réalité, la ligne est fragile. »

Une rencontre entre Elodie Durand et Anne Marlot et l’autrice se lance dans le projet de mettre en image le témoignage de son amie. La vie de cette dernière vacille le jour où sa fille de 19 ans lui confie qu’elle est un garçon.

« … moi j’en suis sûr maintenant. Je suis un garçon. Mais ne t’inquiète pas, hein ! Ça ne change rien. Je ne suis pas malade. »

Anne est ébranlée. Elle n’a rien perçu du trouble qui a remué Lucie. Elle n’a pas vu, pas compris que son enfant se questionnait sur son identité sexuelle.

Il a suffi d’une discussion entre une mère et sa fille pour créer un fossé entre elles, le temps que l’une et l’autre assimilent ce changement à venir. Lucie s’est fait aider par des intervenants extérieurs pour maturer sa décision ; ils l’accompagnent dans son souhait de devenir Alex aux yeux de tous. Anne Merlot quant à elle mettra plusieurs mois avant d’accepter l’évidence… et d’apprendre à composer avec une réalité qu’elle n’avait jamais imaginé possible. Un premier mouvement réactif la projette dans une période d’angoisses et lui donne l’impression d’avoir raté quelque chose dans l’éducation de son enfant. Très vite, elle cherche des réponses dans les livres plutôt que dans la parole. Anne culpabilise inutilement et repense aux discours des « psy » que l’on résume trop vite à un « c’est la faute de la mère si… » . Elle cherche à comprendre où elle a été défaillante dans l’éducation de sa fille, se pose de mauvaises questions. Pour border ses doutes et structurer son cheminement, elle se met à écrire un journal. Elle y consigne ses réflexions, ses questions, les informations qu’elle obtient de ses recherches sur internet ou dans les ouvrages qu’elle dévore.

« J’étais sans modèle. Je n’étais pas préparée. J’ignorais tout de la transidentité. »

Peu à peu, elle prend conscience que le choix de sa fille n’est pas une fatalité, n’est pas un échec. Peu à peu, elle reprend confiance en elle et comprend que la relation qu’elle a avec son enfant – devenu adulte – est des plus belles. La remise en question de cette mère est profonde mais c’est dans les échanges avec son compagnon, dans les informations qu’elle va chercher sur la transidentité ou dans la littérature que lui suggère sa fille, dans le « journal de bord » qu’elle tient et dans lequel elle couche ses réflexions.

Une réflexion intelligente qui montre une fois encore que tout ce qui nous est inconnu crée instinctivement de la peur chez nous et que seul le temps aide à comprendre et à mesurer les choses pour accepter les choix de ceux qui nous entourent… accepter l’Autre, tout simplement.

Transitions – Journal d’Anne Marbot

Editeur : Delcourt / Collection : Mirages

Dessinateur & Scénariste : Elodie DURAND

Dépôt légal : avril 2021 / 176 pages / 22,95 euros

ISBN : 9782413024316

Pendant ce temps (Forshed)

Forshed © L’Agrume – 2020

La vie coule doucement dans ce quartier pavillonnaire de la banlieue stockholmoise. Petite enclave urbaine à l’ambiance familiale, tout le monde a plus ou moins connaissance de la vie des autres habitants du quartier. Aussi, lorsque Odd disparaît du jour au lendemain, cela agite ce petit microcosme. L’événement est commenté avant d’être relayé – quelques temps après – sur les réseaux sociaux. Comment un père de famille peut-il s’évaporer sans laisser aucun mot, aucune trace, alors même qu’il venait d’emménager dans une petite maison ?

Pendant que les recherches pour retrouver Odd vont bon train… les suppositions des uns et des autres galopent. Et la situation n’est pas sans effets sur leurs comportements. L’étrange disparition va les mettre face à leurs inquiétudes, leurs angoisses, leurs regrets… leurs remords.

« Je l’ai pourtant vu suer sang et eau sur les travaux. Il a trimé comme un animal ! Putain, il était là tous les soirs et même parfois la nuit, je crois, à rénover, toujours rénover. Parfois, il me donnait mauvaise conscience de ne pas m’occuper de tout ce qu’il faudrait faire dans notre maison. Quelque part, il était tellement… comme il faut. Les rares fois où j’ai discuté avec lui, il a été aimable et tout, mais il y avait quelque chose dans ce mec qui m’énervait. Même si je trouve qu’il faisait les choses exactement comme on doit : bosser dur sans se plaindre. »

Le dessin naïf de Pelle Forshed m’a d’abord fait prendre ce récit à la légère… du moins dans les premières pages du récit. J’ai pris l’histoire de haut oui… quelques dizaines de pages durant… jusqu’à ce qu’elle m’attrape, me pose… et m’interpelle. Réflexion sur les désirs et les attentes de chacun. Sur les doutes et la perception que chacun peut avoir de l’autre, d’un acte, d’un propos, d’une attitude… Comment chaque individu se situe-t-il par rapport à son semblable, à un proche, un ami, un collègue ? Quels sont les codes sociaux qui édictent ce qui est bien ou ce qui est mal, ce qu’il faut faire ou ce qu’il est préférable de ne pas faire ? Dans quelle mesure agit-on pour faire taire le qu’en-dira-t-on ?

Puis il y a une réflexion profonde sur le couple, son devenir, sa vocation. Qu’est-ce qui fait « couple » ? Qu’est-ce qui fait qu’on peut aimer éperdument une personne puis, quelques années plus tard, buter sur le constat glaçant que le couple dans lequel on est engagé est devenu une coquille vide ? Les centres d’intérêt de chacun ont changé au point que les sentiments se sont étiolés.

« Les sentiments, ça dérègle complètement les êtres humains. »

Questions existentielles et philosophiques plaquées sur le quotidien routinier. Cela fait contraste entre le bouillonnement intellectuel dans lequel les personnages de « Pendant ce temps » sont pris et la fadeur de leurs réalités familiales. C’est étrange de caler sur un décor assez terre-à-terre des questions aussi immatérielles… dans la bouche de ces personnages, elles semblent aussi infécondes que nécessaires. Elles s’apparentes à une lutte de chaque instant, comme une pulsion vitale pour trouver des raisons rationnelles à soi, à ses choix passés/actuels/à venir tout en se demandant si on n’est pas en train… de devenir fou ! Qui d’entre nous n’a pas été confronté à ces périodes de totale remise en question ? Sous ses airs de ne-pas-y-toucher, le récit fait mouche.

« – Alors, de quoi vous avez parlé avec maman ?

– De la beauté de l’insignifiance. »

Etrange atmosphère que Pelle Forshed crée dans cet album. Il y dépose et développe des questions fines et pertinentes et pertinentes sur le couple, l’importante du paraître… sur les répercussions de l’aliénation sociale.

L’album figure dans la Sélection officielle du FIBD 2021.

Pendant ce temps (one shot)

Editeur : L’Agrume

Dessinateur & Scénariste : Pelle FORSHED

Traduction : Aude PASQUIER

Dépôt légal : septembre 2020 / 192 pages / 20 euros

ISBN : 978-2-490975-17-4

Trois heures (Neyestani)

En matière de BD documentaire et/ou reportage, il y a – pour moi – des auteurs incontournables. Au même titre que Joe Sacco, Emmanuel Lepage ou encore Igort [pour ne citer qu’eux], Mana Neyestani a déjà prouvé à plusieurs reprises qu’il avait tout à fait sa place dans les auteurs qui ont ce talent de raconter une histoire en dépliant l’Histoire. Que ce soit dans un registre autobiographique comme dans « Une métamorphose iranienne » ou en reprenant un fait historique réel comme avec « L’Araignée de Mashhad » , Mana Neyestani témoigne avec force et conviction sans toutefois s’autoriser à juger arbitrairement. Sa plume nous informe, nous rend critique et nous permet d’acquérir une vision large d’une situation, d’une problématique… on se glisse alors entre les mots et on s’appuie sur ces espaces blancs laissés entre les cases pour tirer nos propres conclusions. Enrichissant.

Témoigner pour ne pas oublier. Témoigner pour dénoncer et dire sa désapprobation. Témoigner pour que d’autres sachent, que d’autres y réfléchissent… que d’autres en parlent à leur tour. Voilà la manière dont je perçois son travail.

Avec « Une métamorphose iranienne » , l’auteur nous parlait d’improbable. Improbable que la liberté d’expression soit aussi malmenée. Improbable qu’un régime politique aille aussi loin pour museler des individus, les contraindre au silence et les forcer à la docilité. Et pourtant… C’est « à cause » d’un petit crobard que Mana Neyestani a été contraint à fuir clandestinement l’Iran. Un petit crobard pour la presse que des gens sans humour, sans consistance, sans libre-arbitre ont jugé inapproprié et ont prétendu que ce crobard était capable d’ébranler tout un système…

C’était en 2006.

Depuis, les années ont filé. Mana Neyestani a vadrouillé. Il a obtenu des résidences d’auteur et a trouvé un « chez-soi » sur le territoire français. En 2017, il vivait en région parisienne. Sa vie reconstruite, il n’oublie pourtant rien des troubles qu’il a vécus. Il n’oublie rien des pressions, du chantage, des détentions, des gardes-à-vue que les autorités de son pays lui ont fait subir. Il n’a rien oublié du traumatisme qu’il a subit en Iran. Il a profondément changé. Marqué au fer rouge par cette période, il perdu cette part de nonchalance qui l’autorisait à croire qu’il n’avait rien à craindre pour son intégrité. Cette expérience a, en revanche, renforcé ses convictions. Il continue à avancer, conscient que la vie ne l’attendra pas s’il décide d’en être un passager.

Neyestani © Çà et Là & Arte Editions – 2020

Et le voilà à vivre ces « Trois heures » de 2017. « L’Araignée de Mashhad » vient de paraître et Mana Neyestani doit se rendre au Canada pour la promotion de l’album. Il soigne particulièrement les préparatifs de son départ. Papiers d’identité, planning une fois sur place… il pense le moindre détail, anticipe tout pour que les impondérables n’aient aucune prise sur lui.

« Je ne dois pas porter de chaussures à lacets. Quand on n’est pas très doué pour faire et défaire rapidement ses lacets, ce qui est mon cas, les contrôles de sécurité peuvent être considérablement prolongés par le fait de retirer puis de remettre ses chaussures. »

Le jour du départ, il se rend à l’aéroport trois heures avant l’heure de l’embarquement. Trois heures c’est largement pour enregistrer ses bagages, passer les contrôles de sécurité, lire pour oublier d’avoir stressé à l’idée des complications qu’il aurait pu rencontrer. Trois heures, c’est plus que trop même. Pourtant, une fois de plus, le contrôle de routine va virer au cauchemar. Son passeport n’est pas reconnu par le système informatique de l’aéroport. Le temps des vérifications administratives s’éternise. Une heure. Deux heures. Trois heures. Une interminable attente durant laquelle Mana Neyestani a tout loisir de repenser aux expériences passées et à son quotidien… à commencer par la course folle des déboires administratifs qu’il a dû mener pour effectuer ce voyage. Balloté entre la Préfecture, les ambassades… ce récit est l’occasion d’aborder la réalité kafkaïenne des réfugiés…

« Pourquoi je ne dis rien et je ne râle pas ? Peut-être parce qu’en tant que réfugié, je me sens comme un gosse que sa mère n’a pas hésité à virer de chez lui d’un coup de pied dans le derrière… et qui a été recueilli par des étrangers. Un réfugié est un orphelin qui ne doit pas se montrer trop exigeant avec sa famille d’accueil. »

Le récit nous met face à un constat édifiant, déprimant. Bien sûr, on connait cette réalité. On connaît la rigidité des démarches administratives. La rigueur des fonctionnaires veillant à ce que chaque mot soit à la bonne place et que chaque justificatif fourni corrobore chaque information. « Qu’est-ce que vous avez foutu dans les cases ? Ça déborde ! (…) on vous demande de répondre par « oui » ou par « non » alors : ça dépend, ça dépasse ! » constate Katia en lisant le formulaire complété par Zézette dans « Le père noël est une ordure » . Sauf qu’ici, Mana Neyestani veille à ne rien laisser dépasser pour qu’aucun grain de sable ne grippe les procédures. Mais c’est sans compter l’existence d’aprioris des gens natifs du Moyen-Orient. Délit de sale gueule, préjugés… la suspicion complexifie tout, jusqu’aux rapports humains. Mana Neyestani fait le point sur cette expérience qui a un goût de déjà-vus.

Il liste les amères et angoissantes auxquelles il a été maintes fois confronté. La France est-elle vraiment la terre d’accueil qu’elle prétend être ? Pourquoi accule-t-elle des personnes réfugiées des peurs sourdes comme celle du rejet ? Avec des mots crus, Mana Neyestani se confie sur les maux qui le ronge. A l’aide de son crayon, il dépeint de façon réaliste son quotidien et évite l’écueil du pathos en utilisant de belles métaphores graphiques. Un dessin tout en rondeur, tout en douceur pour décrire un quotidien aux facettes anguleuses et qui entretient un sentiment d’insécurité permanent.

Une réflexion sur l’identité, le déracinement, la place qu’une société laisse à un individu et le fait qu’elle le ramène sans cesse à son statut d’étranger. Un très beau témoignage.

Trois heures (récit complet)

Editeurs : Çà et Là & Arte Editions

Dessinateur & Scénariste : Mana NEYESTANI

Traduction : Massoumeh LAHIDJI

Dépôt légal : octobre 2020 / 124 pages / 16 euros

ISBN : 978-2-36990-283-6

SuperMutant Magic Academy (Tamaki)

Tamaki © Denoël – 2017

L’Académie magique des SuperMutants accueille des élèves dotés de pouvoirs paranormaux. Des adolescents boutonneux ou charismatiques, des beaux et des laids, des doués et des cancres…

Entre rêveries et réalité, les adolescents de Jillian Tamaki font le grand écart entre le monde de l’enfance qu’ils peinent à quitter (malgré leurs grands discours pour se convaincre du contraire) et le monde des adultes qu’ils rejettent, ils s’y opposent autant qu’il les fascine. Ils sont en équilibre permanent sur ce fil ténu qui sépare le monde fantastique de leur imaginaire et le monde tout aussi vaste de la réalité virtuelle. Ces ados sont capables de tout et de rien et consacrent des heures entières à jouer à Donjon & Dragon, à procrastiner, à refaire le monde ou à se morfondre.

Il y a Wendy que les garçons reluquent à tout bout de champ, Masha et son éternel mal de vivre, Frances et ses idées réactionnaires, Trevor et son côté morbide, Trixie et ses préoccupations aussi insipides que superficielles… tous deviennent tour à tour le personnage principal. La structure du récit choral fonctionne à merveille, nous permettant d’avoir un œil sur tous les personnages et de les voir interagir entre eux. On a une vision d’ensemble de ce petit microcosme où l’on voit évoluer des ados au physique parfait, d’autres avec des têtes d’otaries, d’aliens ou simplement des petites oreilles de chat toutes mignonnes… Heureux sont ceux qui n’ont pas à ajouter encore, sur ces difformités, d’épaisses lunettes.

Jillian Tamaki questionne toujours et encore l’adolescence. La dernière fois que je l’avais lu, c’était sur Cet été-là, un album qui montrait tout ce qu’il y a de douloureux et de fascinant dans cette période de la vie. Qu’est-ce qui se passe quand on n’a pas totalement quitté le monde de l’enfance mais que l’on n’est pas encore prêt à entrer de plein pied dans l’âge adulte ? Qu’arrive-t-il lorsqu’on a déjà force de conviction mais que par ailleurs, on est incapable de s’assumer économiquement, sainement, pleinement ? Une période charnière durant laquelle on ne peut éviter la remise en question.

Bien que cet album compile des historiettes d’une page, Jillian Tamaki parvient à construire un récit patchwork cohérent. Au début de la lecture, on peut avoir l’impression de butiner des anecdotes mais le fait de voir revenir les personnages à intervalles réguliers nous permet finalement de bien les cerner. Ils ont des personnalités aussi différentes que complémentaires, la scénariste ne fait jamais dans la caricature grossière et le résultat est qu’elle donne une vision assez juste de ce qu’est l’adolescence. Une vision assez complète des problématiques de cet âge. On retrouve l’importance du paraître (du look en général, de la fringue à la coiffure) mais Jillian Tamaki parle aussi de la mutation du corps que l’adolescent ne reconnaît plus tant il est en état de changement permanent. La métaphore graphique rend très bien compte de ce flottement chez l’adolescent. Enfin, Tamaki s’intéresse aussi aux sujets de conversations que les ados peuvent avoir : un discours à la fois naïf et puéril mais rempli de questions métaphysiques et existentielles très pertinentes.

Je me rappelle de ma cuisante déception après avoir lu Les Mutants, un peuple d’incompris (de Pauline Aubry). Cet album parlait des ados (à la décharge de l’album, il parlait de ces ados « border-line » qui ont besoin d’un accompagnement des équipes de psychiatrie). Les mêmes questions revenaient mais c’est surtout cette étiquette de « mutant » qui me fait faire le parallèle. Mais l’album de Pauline Aubry était décevant (trop naïf, trop autocentré et trop terre-à-terre). Pas évident de parler de l’adolescence mais je sais pourtant qu’un tel sujet peut être transcendé grâce au médium qu’est la bande-dessinée. Comment ne pas penser à Black Hole de Charles Burns ?

Le récit choral fonctionne bien. La structure narrative sert réellement le sujet de l’histoire. L’album a le mérite d’être clair et d’employer la métaphore graphique de façon pertinente. Un album sur lequel vous devriez jeter un œil ne serait-ce pour qu’on puisse en reparler ensemble.

La « BD de la semaine » a aujourd’hui rendez-vous chez Noukette.

SuperMutant Magic Academy

One shot
Editeur : Denoël
Collection : Denoël Graphic
Dessinateur / Scénariste : Jillian TAMAKI
Traducteur : Lili SZTAJN
Dépôt légal : octobre 2017
276 pages, 21.90 euros, ISBN : 978-2-207-13470-2

Bulles bulles bulles…

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SuperMutant Magic Academy – Tamaki © Denoël – 2017