Le Parfum de l’exil (Khayat)

Khayat © Charleston – 2021

A trente ans, Taline est terrassée par la mort de Nona, sa grand-mère maternelle qu’elle considérait comme sa mère. Nona lui a tout appris et lui a transmis son don. Car Taline est un nez talentueux et travaille en tant que tel dans l’entreprise de création de parfums créée par Nona.

A trente ans, Taline doit donc apprendre à vivre sans celle qui compte le plus à ses yeux d’autant que Nona lui a légué son entreprise et que Taline a peur de ne pas être à la hauteur des nouvelles responsabilités qui lui incombent. Elle se sent seule.

Dans la maison de Bandole dont elle hérite également, Taline découvre que Nona lui a légué un présent plus précieux encore : trois carnets manuscrits. En lisant ces mémoires, Taline comprend qu’elle tient en main un témoignage qui changera à jamais sa vie. Elle plonge dans le récit de vie de Louise, la mère de Nona. Les mots de sa bisaïeule la touchent profondément. Louise est née à Marach (Turquie) et s’est installée à Beyrouth après son mariage. Entre temps, elle a vécu l’horreur, le génocide de son peuple arménien. Les marches forcées, les morts par milliers, les exactions contre les siens, les deuils, l’exil… Louise a dû se reconstruire après tout cela.

Ondine Khayat livre un récit touchant qui rend hommage aux milliers de victimes du génocide arménien. La romancière aux origines arméniennes et libanaises propose un récit où l’on passe régulièrement du passé au présent, les témoignages des personnages féminins sont enchâssés. Trois générations s’expriment, trois voix de femmes témoignent de l’impact du génocide sur leurs parcours.

Il m’a fallu du temps et plus d’une centaine de pages pour apprécier cet ouvrage. J’ai eu à batailler pour accepter le côté un peu mielleux du récit et accepter que l’enfance de Louise soit aussi parfaite, aussi luxueuse, aussi mélodieuse. J’ai également eu du mal à accepter la précision des souvenirs de Louise ; en effet, en écrivant son récit plusieurs décennies après les faits, son récit est d’une précision incroyable. Echanges, détails vestimentaires, paysages, émotions… tout y est et je sas que j’ai toujours eu du mal à apprécier cet effet de style.

J’ai du mal avec l’emploi de la phrase parfaite posé au parfait moment et le parfait détail qui décore une scène. De fait, j’ai longtemps pensé que je ne verrais jamais la fin de ce livre… car j’étais intimement persuadée que je ne parviendrai pas à passer le cap du premier carnet [le roman s’organise en trois temps forts autour de ces carnets]. D’autant que dans le même temps, la voix de Taline s’exprime pour parler de son présent, de ses ressentis et de l’émotion produite par la lectures des carnets de Louise. C’est un contraste entre les évènements tourmentés vécus par Louise et les problèmes quotidiens de Taline qui sont, par moments, d’une banalité à faire pâlir. Taline s’abîme entre la nécessité de faire un deuil impossible (lié au départ de Nona) et le besoin de se protéger d’une mère et d’un compagnon toxiques. Enfin, il y a l’appréhension de ne pas savoir assumer les nombreuses responsabilités de son nouveau statut de cheffe d’entreprise.

A force d’insister, j’ai atteint le second tiers du récit, celui principalement consacré au génocide arménien. L’univers de Louise s’écroule, la jetant dans l’horreur et la douleur. La plume de l’écrivain s’emporte, quitte le confort douillet pour explorer davantage les ressentis, les sentiments, les réflexions de fond. Alors je sais que nombreux me diront que ça ne les tente pas de devoir attendre autant – dans une lecture – pour pouvoir commencer à l’apprécier. Je sais… Mais je voulais absolument lire l’intégralité de ce texte, eu égard au sujet qu’il aborde. Et je ne le regrette pas. Il y a des passages savoureux, des moments de profond désespoir, de magnifiques métaphores… Finalement, ce moment tant attendu que celui de pouvoir se laisser porter par le récit arrive. La vie de Louise n’a longtemps tenu qu’à un fil mais la volonté qu’elle affiche de ne pas céder à la mort et de ne pas sombrer dans la folie est assez impressionnante. Son récit de vie est puissant, de toute beauté.

Le Parfum de l’exil (roman)

Editeur : Charleston

Auteur : Ondine KHAYAT

Dépôt légal : avril 2021 / 448 pages / 19 euros

ISBN : 9782368126172

Trajectoire de femme (Williams)

Williams © Massot éditions – 2021

Metro, boulot, dodo.

Erin Williams vit dans la banlieue new-yorkaise. Chaque jour, elle prend le train pour aller travailler en ville. Pendant les trajets, elle laisse aller ses pensées. Elle voit le regard des hommes se poser sur elle, elle y lit leur désir pour son corps ou leur indifférence… elle y associe ses souvenirs, se rappelle de sa vie passée, des traumatismes qu’elle a vécus et de l’alcool qui était son unique allié.

Sur le tard, elle a rencontré des personnes sur lesquelles elle s’est appuyée. Trouver de nouveaux repères et une autre dynamique de vie était la seule issue pour ne pas sombrer définitivement. Il lui a fallu apprendre à se protéger des hommes et surtout (surtout !) apprendre à s’aimer un peu.

Aujourd’hui, Erin semble vivre de façon mécanique. Elle se lève, déjeune, s’habille, se maquille et sort le chien avant de prendre le train pour aller au travail. Elle a désormais des rituels qui bordent son quotidien. Les frontières d’un espace sécure. Elle est loin, bien loin des prises de risques qu’elle prenait quand elle était plus jeune. Elle a reconstruit sa vie et la maternité lui apporte cette part d’inconnu qui lui permet, pas à pas, de s’apaiser. Dans cette incessante découverte de l’autre qui grandit et s’ouvre à la vie, Erin s’épanouit et mesure le chemin qu’elle a parcouru… elle mesure aussi le décalage avec sa vie d’avant. Plonger son regard dans celui de sa fille est la preuve de toutes les victoires qu’elle a gagné. Elle n’a plus besoin de s’oublier… elle n’a plus besoin d’oublier son corps, elle n’a plus besoin de l’alcool. Le soir, lorsqu’elle rentre chez elle, elle est sereine. Elle a aussi trouvé un emploi où elle s’épanouit… elle s’y investit avec sérieux. Mais durant ses trajets en train ou lorsqu’elle n’est pas occupée, elle est ailleurs… ses pensées cheminent, elle ressasse les souvenirs. Elle repense au passé, elle revoit ces hommes qui l’ont malmenée. Son rapport aux hommes l’a longtemps fait vaciller. Face à eux, elle a été brindille. Avec eux, elle a connu les tourments au point de se détruire et de s’oublier quotidiennement dans l’alcool.

« C’est bizarre qu’on vous rappelle sans cesse ce que vous êtes : « désirable + visible » ou « indésirable + invisible » . Dans le premier cas, vous ressentez une sensation permanente de danger. Dans le second cas, vous vous sentez seule au monde. C’est ça, être une femme dans un lieu public. »

Aujourd’hui encore, leurs regards créent chez elle une sorte de malaise. Erin Williams repense souvent aux expériences qui l’ont fragilisée. Viols, agressions sexuelles… lui ont laissé la sale impression d’être une proie et que les hommes sont des prédateurs.

« Mon esprit aimerait oublier ce que c’est d’être considérée comme un corps inerte, une série de trous. Mais le corps et ses colonies sont dévorés de besoins. Le nier, c’est nier sa propre humanité. »

Alors oui, le dessin est grossier et le parler est direct. Un quotidien en noir et blanc, un décor minimaliste. Il y a quelque chose d’assez factuel dans la façon de relater les fait et de les illustrer. Par moment, surgit une planche en couleurs où l’illustration est travaillée et la voix-off mue en un filet poétique. Sous la carapace, on ressent une grande sensibilité.

Dans ce récit autobiographique, Erin Williams montre toute la difficulté de se construire, en tant que femme, dans une société qui prône la culture du viol. Des policiers qui banalisent des agressions sexuelles, des hommes qui font culpabiliser quand on rejette leurs avances. La honte qui en découle, le réflexe de se replier sur soi. La solitude dans laquelle elle s’est réfugié pour se protéger.

« Les alcooliques, comme les drogués, veulent oublier. Ils recherchent la paix au moyen de l’anéantissement physique, émotionnel et mental. Le sexe permet d’atteindre cet état grâce à l’orgasme. Une perte de soi. »

Elle parle de désir. De son désir qu’elle a trop souvent ignoré pour satisfaire le désir d’un partenaire éphémère. Elle s’est blessée au contact d’autres corps. Elle a été une femme-objet, complice silencieuse de sa chosification.

Elle développe une réflexion de fond sur les rapports hommes-femmes, la perception que chacun peut avoir de son propre corps et sur l’instrumentalisation du corps de la femme par la société.

« On voit des femmes à moitié nues partout dans la rue. C’est comme ça qu’on vend des objets aujourd’hui. »

Ce récit est une catharsis. L’autrice livre un témoignage très personnel, dérangeant sur certains aspects. La réflexion de fond sur la place de la femme dans la société m’a beaucoup plu.

Trajectoire de femme – Journal illustré d’un combat (one shot)

Editeur : Massot éditions

Dessinateur & Scénariste : Erin WILLIAMS

Traduction : Carole DELPORTE

Dépôt légal : mars 2021 / 304 pages / 26 euros

ISBN : 9782380352276

Le Matin est un tigre (Joly)

Joly © Flammarion – 2019

« C’est un jour blanc, éreinté, qui n’a envie de rien. Un matin à mettre du bois dans le poêle, et à se recoucher immédiatement. Ou bien à se lever, à la rigueur, mais pour écouter un disque sur le tapis, quelque chose qui râpe un peu. Un matin à ranger ses trésors, à écrire une lettre à la main, à manger du beurre de cacahuète. Un matin à guetter le filet d’or du soleil border les toits, en tirant sur sa cigarette, le cul d’une tasse de café dans sa paume. Au lieu de ça, aller attraper un jean, réveiller Billie, et essayer de ne pas louper le RER de la demie. »

Alma est bouquiniste sur les quais de Paris. Elle détient un petit rien héritée de sa mère. « Une caverne d’Ali Baba ». Alma est une rêveuse. Depuis toujours. Elle imagine. Ça rend un peu les choses un peu moins lourdes.

Alma est mère. Sa fille, Billie, a 14 ans. Elle souffre d’un mal étrange. « Anorexie ? Dépression ? Psychose ? » Maladie rare ? Charbon peut-être ?

Depuis la maladie de sa fille, Alma se sent vide. Comme au bord du monde. « Alma a l’impression que tout ce qui s’agite autour, et qu’on appelle la vie lui échappe. » Car Billie, va mal. Très mal. Et personne ne semble savoir pourquoi. Alors le monde semble se brouiller et sombrer. Pour Billie et ses parents surtout, la vie se dissout.

Il s’agit d’une histoire d’amour filial, de douleur partagée, transmise. Il s’agit de l’histoire d’un combat mené et qui fait sens en chacun de nous. La mère-bataille. La mère-courage mêlée à la mère-douleur. La mère-débrouille qui tient debout malgré tout.

J’ai aimé le lien qui unit la mère et la fille. J’ai aussi aimé la langue poétique de ce récit et la douceur qui s’en dégage. Ce roman se lit à toute vitesse. Dans un souffle.

Je me le suis offert immédiatement, à sa sortie, tellement il me faisait envie. Un peu trop sans doute. Je n’ai pas cru toutafé à l’histoire ou disons au dénouement. Je suis restée un peu en dehors. C’est un roman que je relirai, car, assurément, je suis passée à côté d’une très belle histoire.

Extraits

« Le matin est un tigre qui rampe doucement, en attendant de vous sauter à la gorge. »

« Alma regarde de plus près. Une araignée dort dans l’argent de son fil. Les pattes graciles des insectes piquent un fond d’eau rouillée. Une colonne de fourmis à l’assaut d’un morceau de viande rose tombé dans l’herbe. Sous la terre, à sa surface : la vie lente et impérieuse de sociétés organisées. Partout, la vie, cette force qui pousse ces existences minuscules à un travail obstiné. Le jour trébuche. Il tombe dans le seau d’eau croupie, où finit de fondre le soleil. Ça suffira pour aujourd’hui, pour Alma. »

« Depuis quand Alma se sent-elle comme ça ? Vide ? Au bord du monde ? Comme si elle penchait légèrement ? Elle ne sait pas le dater exactement, même si elle situe le moment à la fin de l’enfance. Était-ce quand elle avait pris douze centimètres en un été ? Elle avait alors poussé comme une plante sauvage, et était soudain devenue la plus grande de sa classe, la plus « femme » aussi. Elle avait alors adopté une posture un peu courbée, comme pour s’excuser. Elle s’était efforcée de disparaître, ce n’était pas si difficile : il suffisait de parler bas et de rêver fort. Et puis, à force de se noyer dans le paysage, elle avait fondu sans bruit, un pétillement dans l’eau, comme un cachet d’aspirine. Quelque chose en elle s’était lentement dissous. Alma avait perdu sa densité. »

 

Une découverte des 68. Allez voir les avis et les billets formidables (et plus enthousiastes que le mien), c’est ici :

Le Matin est un tigre, Constance Joly, Flammarion, 2019.

La Fille du van – Ludovic NINET

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C’est un très beau premier roman, je le dis de suite ! Un roman qui n’est pas prêt de me quitter…. Surtout lui : Pierre, un des personnages. Pas celui qui est au centre du récit d’ailleurs mais qui m’a touché immensément et dont l’auteur raconte, dans sa note de fin d’ouvrage ceci :

« Le personnage de Pierre est librement inspiré de Pierre Quinon, premier champion olympique français de saut à la perche, le 8 août 1984 à Los Angeles, disparu parce qu’il l’avait décidé, le 18 août 2011. J’aurais beaucoup aimé le connaitre. »

Quatre personnages habitent ce premier roman. Quatre abîmés mais formidables d’humanités.

Au centre, il y a Sonja. Jeune femme saccagée, « victime de stress post traumatique », en errance et en douleur. Femme sublime en sursis. En survie.  Qui résiste malgré tout. Malgré elle.

Arrivée sur les bords de l’étang de Thau. Dans l’Hérault. Dans le Sud de la France. Elle attend.

« Quoi, exactement ? D’être reprise demain par la même urgence de trouver à manger, c’est devenu le sens de son existence. L’instinct de survie, rien d’autre. Le règne animal –quelle misère. Ses yeux pleurent, en réponse à l’eau qui dégouline sans fin sur le pare-brise. Elle ne leur à rien demander.

Cette cavale a commencé un jour. Le pécule a fondu. Elle ne sait plus pourquoi elle tient. Elle croyait s’éloigner de son passé, ses pas l’ont ramenée sur les berges de son enfance. »

Au bout de sa route, au milieu de nulle part, elle rencontre Sabine, Pierre et Abbes. De ces rencontres, va naître l’espoir peut-être. La solidarité surtout. Et la vie…

J’ai tellement aimé m’approcher de ces personnages, de leurs espoirs et de leurs douleurs, de leurs histoires, de leurs rêves, de leurs secrets. De leurs failles. Béantes. Immenses…

Et ça dit les destins brisés, les vies pleines de bosses, les fragilités, les désirs tout de même, la culpabilité qui dévore tout, les béances et les traumatismes, les élans irraisonnés, les cœurs vulnérables, les solitudes qui demeurent, les tourments, les rages et les luttes, l’amitié qui sauve peut-être, les morts lentes, les larmes et les désespoirs, l’espoir qui subsiste. Malgré les êtres. Malgré la vie qui abîme tant.

L’écriture de Ludovic Ninet est simple, efficace et incisive. Juste. Crue. Lumineuse. Elle nous happe et nous recrache, la dernière page avalée, sonnés. Touchés en plein cœur.

 

Merci les 68 pour cette nouvelle découverte, pour ce si beau moment de lecture ❤

 

Premiers mots

« Les mains dans les poulets, les yeux sur la vie. Et les mains moites.

Pierre s’essuie sur son tablier et tente de revenir à la cliente qui en a commandé deux, bien dorés, mais ses yeux sont aimantés par cette chevelure rousse qui flambe sous la bruine, au milieu des voitures, cette fille une pancarte pendue au cou, qui mendie et qui peste, en treillis et rangers, une punk, une paumée ? Un animal nocturne en plein jour, angoissé et sans repères. Pourquoi la regardes-tu avec autant d’insistance, Pierre ?

Elle est jeune. Elle invective les passants qui l’ignorent.

Le pas hésitant entre les chariots pleins qui sortent du supermarché. Elle est peut-être ivre. Droguée. Ou juste fragile.

Elle est belle. Pas grande, mais bien campée sur ses jambes, elle illumine ce début d’été si gris. Rousse carotte. L’air triste, c’est vrai. Comme morte, un peu. Belle gueule mais gueule cassée.

Elle se débat. »

 

Extrait

 

« Il en siffle, le regard sur l’horizon, là où mer et ciel, à cette heure tardive, commencent à se confondre, et sa parole, soudain, s’éteint. Il pense, et ça le glace, cet abandon est inutile. Il faut trouver un autre moyen de court-circuiter les souvenirs. Il a essayé, lui, maintes fois de se construire un nouvel imaginaire, je tire un trait, je suis un homme neuf, je débute une nouvelle vie, de Paris à Bordeaux, puis à nouveau Paris, par intermittence, et puis Sète, les perches enfin rangées. Pour retrouver un futur. Mais le passé colle. Le passé poursuit. Le cerveau vous domine, sournois, il impose ses questions, c’est-à-dire qu’il veut, donc on veut sans cesse retourner en arrière pour comparer, c’est mécanique. Usant, puis invivable. Qui étais-je, qui suis-je devenu, on pèse et le gagnant est ? Pourtant, les repères ont changé. Ils devraient avoir changé, je suis heureux comme ça, n’est-ce-pas ? Si, pourquoi douter, je le suis. Mais au fond peut-être pas – et l’incertitude tue à petit feu. »

 

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La Fille du train fait parti de la sélection des 68 premières fois, édition 2017. Pour retrouver toute la sélection, les  chroniques de cette année et des éditions passées ainsi que les diverses opérations menées (t’as vu Sabine, j’ai repris un peu tes mots et je crois que je vais continuer tout au long de cette si belle aventure !), allez faire un tour sur ce blog formidable qui donne sacrément envie de dévorer des premiers romans !

 

La Fille du van de Ludovic NINET, Serge Safran éditeur, 2017.

Le Choix (Frappier & Frappier)

Frappier – Frappier © La ville brûle – 2015
Frappier – Frappier © La ville brûle – 2015

Enfant, j’ai du mal à me faire aux virages qui m’emmènent ailleurs… à l’effervescence des départs… au brouhaha des haut-parleurs… à l’image figée de mes parents glissant sur la vitre avant de disparaître, comme si c’était eux qui s’en allaient, me laissant seule avec ma valise sur la tête.

Elle a passé son enfance à changer de maison. Chaque année, ses parents la mettaient dans un train, direction une autre ville, une autre famille d’accueil. Jusqu’au début de sa vie d’adulte, sa vie ne fut qu’une succession de séparations. Pourquoi ?

Il y eu une courte période pourtant où elle se dit que le bonheur était possible. Cette année-là, elle rentre en Cinquième. Sa grand-mère demande à ce qu’elle vienne vivre chez elle. Direction Biarritz et le bonheur, direction les petits mots sucrés du matin et les mots rassurants du soir. L’année s’annonce bien. Mais le bonheur ne dure qu’un temps. Pour elle, il a duré un peu plus d’un trimestre en tout et pour tout. Il fut emporté par le décès soudain de sa grand-mère. Elle part alors dans une nouvelle famille d’accueil en milieu d’année scolaire. Changement d’école, changement des repères, une fois de plus. Elle a l’habitude même si elle se fait difficilement à cette réalité.

A 13 ans, elle découvre la vie avec ses parents. L’enfant cherche ses repères dans ce noyau familial qu’elle ne connaît pas, elle tâtonne pour en trouver les contours. La communication ne passe pas, elle devine les limites à ne pas franchir et quand elle les dépasse, les coups de son père tombent sans qu’elle en comprenne les raisons. Elle sait juste qu’elle est responsable de sa colère.

(…) Je ne comprends pas ce que ça veut dire. Mon père, oui. Et il le prend très mal. Tant de choses déclenchent sa colère… et toutes viennent de moi.

Ce qui accroît son incompréhension, c’est qu’elle n’est plus scolarisée. Pour pallier à cela, elle allume la radio chaque matin et suit une émission qui diffuse des programmes pédagogiques. Deux cours de danse hebdomadaires viendront remplir un peu son emploi du temps. Pour le reste, elle tue l’ennui et la solitude en lisant. La journée, elle est seule à la maison. Elle stagne ainsi pendant deux ans, loin de ses pairs, loin de tout avant de retrouver les bancs de l’école. Elle a 15 ans quand elle redevient élève ; elle y trouve du plaisir mais cela a un prix…

Ma mère a beau dire que la Troisième ne sert à rien, passer de la Quatrième à la Seconde après deux ans d’absence ce n’est pas tellement évident… Les maths, les langues, ça ne va pas du tout… Il y a bien le français, mais là, c’est l’orthographe qui ne va pas du tout… J’ai du mal à photographier les mots. Je les comprends, mais je ne sais pas les écrire.

Le soir, elle dort dans un foyer d’étudiantes. Elle sympathise avec des filles plus âgées qu’elle, l’une d’entre elle milite au MLAC. La narratrice découvre le combat pour le droit des femmes, elle le fait sien sans toutefois en comprendre les tenants et les aboutissants… cela viendra plus tard.

Le scénario décrit un parcours de vie atypique. On se pose plusieurs fois la question de savoir quelles peuvent être les raisons qui motivent un couple parental à imposer ce cadre de vie si particulier. Pourquoi mettre tant de distance entre soi et son enfant ? Pourquoi lui imposer toutes ces séparations et la balloter de famille d’accueil en famille d’accueil ? Pourquoi ne pas voir l’insécurité dans laquelle ils la mettent et pourquoi attendre d’elle qu’elle grandisse seule ? Pourquoi ne pas l’aider à se forger ses propres armes qui l’aideront plus tard dans sa vie d’adulte ? Des pourquoi… beaucoup. Quelques réponses seront données après-coup.

Le Choix – Frappier – Frappier © La ville brûle – 2015
Le Choix – Frappier – Frappier © La ville brûle – 2015

Un album en partie autobiographie mais Désirée Frappier n’a aucune amertume dans le récit de sa propre enfance. Elle place un à un les éléments narratifs ; sans juger, elle questionne cependant ce défaut d’attention dont elle a fait l’objet, cette affection dont on l’a privée. Il y a un voile de brouillard qui entoure toute son enfance, on sent le poids du secret familial sans parvenir à le nommer. L’incompréhension et la souffrance affleurent à chaque mot. C’est du moins l’interprétation que j’en ai faite et le poids des non-dits a nourri mon questionnement.

L’écriture nous saisit, nous interroge, nous fait nous placer dans les interstices qui séparent les cases… qui sait s’il n’est pas possible d’y trouver quelques embryons de réponses ? Cette écriture vivante – semblable à un dialogue – m’avait déjà frappée lorsque j’ai lu « Là où se termine la terre ». La scénariste s’appuie sur des émotions et sur des silences, des doutes… ses doutes.

La narratrice s’est posée face à nous et raconte son enfance bancale d’une voix calme, presque chuchotée à certains moments. Désirée Frappier livre un récit profond et percutant. Le dessin charbonneux d’Alain Frappier le borde délicatement et le porte au-delà de toutes attentes. Le bon équilibre est trouvé pour cette histoire qui se situe à la croisée entre le récit de vie et le documentaire. Sur les pages où le propos est plus didactique, le trait du dessinateur devient plus neutre et plus épuré, les contrastes entre noir et blanc sont plus crus, les contours sont plus nets, sans fioritures. A mesure qu’on avance dans la lecture, on en comprend la portée et le sens à donner aux premières pages. L’incompréhension s’efface peu à peu sans toutefois disparaître totalement. Il reste des zones d’ombre malgré les réponses que la jeune fille obtient avec ou sans l’aide de ses parents. A mesure qu’elle grandit, elle s’approprie des bribes de son histoire, elle apprend à s’accepter.

Le témoignage autobiographique est un préambule destiné à préparer le terrain pour parler du combat mené par des milliers de femmes françaises soucieuses d’obtenir la reconnaissance de leurs droits de femmes. Toutes générations confondues, elles se sont mobilisées et ont revendiqué ce droit à jouir de leur corps. L’accès à la contraception, la possibilité de décider seules (ou avec leurs compagnons) du moment où elles enfanteront. Elles ont levé un tabou, bousculé l’opinion publique, dénoncé les pratiques d’avortements…

L’ouvrage rappelle que le droit à l’avortement fut l’objet de nombreuses polémiques. Sa reconnaissance fut controversée. Ne pas plier sous les accusations des conservateurs arguant inlassablement « qu’avorter, c’est tuer ». Dire que c’est nier la réalité. Nier que des milliers de femmes, toutes générations confondues, mettaient leur vie en péril en allant avorter dans des conditions parfois douteuses… plus que douteuses. Combien de septicémie ? Combien de décès ? Combien d’hémorragies et d’arrivées catastrophiques aux services des urgences ? Combien de discours réprobateurs de la part d’un corps médical jugeant, méprisant, moralisateur ? Dire que pour des milliers de femmes, toutes générations confondues, avorter n’est une décision facile à prendre. Dire qu’assumer une grossesse et les conséquences qui en résultent n’est pas à la portée de tout le monde. Tuer le mensonge car non avorter n’est pas une décision de confort. Avorter est toujours une décision douloureuse à prendre. C’est accepter l’évidence : cet enfant-là arrive trop tôt, les études ne sont pas terminées et que sans emploi, la situation est trop précaire pour garantir à cet enfant à venir les conditions nécessaires à son éducation.

Le scénario revient sur ce combat, les échecs qu’il a essuyé, les obstacles qu’il a dû franchir et la lente – très lente – évolution des mentalités. Ne pas oublier les premiers mouvements militants de défense des droits des femmes. Puis cette date historique du discours de Simone Veil devant l’Assemblée nationale. Novembre 1974.

Les femmes remplissent les tribunes du public. A leurs pieds, les députés, soit 469 hommes et 9 femmes.

Premier pas vers un changement des mentalités. Une petite victoire. Mais.. la loi est votée pour cinq ans et de nombreuses restrictions sont encore imposées. Une avancée tout de même. Avorter n’est plus un délit.

Je me demande quelle conception de Dieu autorise à dire que d’empêcher un embryon de se développer lorsqu’on est vraiment dans l’impossibilité de lui faire vivre un minimum de vie humaine est forcément plus désagréable à Dieu que la multiplication de la misère des hommes et que la condamnation d’un homme à la misère

PictoOKLe récit mêle la petite histoire [de la scénariste] à la Grande histoire. Désirée Frappier réalise un documentaire très complet. La partie autobiographique sert de levier à la partie documentaire.

Un devoir de mémoire, la mémoire d’un combat douloureux. Un album publié en 2015, à l’occasion des quarante ans de la Loi Veil. Un livre coup de poing. Nécessaire.

La chronique de Marilyne.

Extrait :

« Je me dit que tous ces souvenirs qui me reviennent, ça peut faire une histoire. Une histoire qui raconterait comment c’était avant. Parce que tout s’oublie si vite ! » (Le Choix).

Le Choix

One shot
Editeur : La Ville brûle
Dessinateur : Alain FRAPPIER
Scénariste : Désirée FRAPPIER
Dépôt légal : janvier 2015
120 pages, 15 euros, ISBN : 9782360120567

Bulles bulles bulles…

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Le Choix – Frappier – Frappier © La ville brûle – 2015