Saltimbanques (Pieretti)

Pieretti © Viviane Hamy – 2019

« Gabriel n’a pas toujours été l’inconnu qu’il est devenu par la force des choses. Je me souviens d’un garçon vif, doué de ses mains, mais que d’incessantes querelles entre mon père et moi ont terni, au fil des années. Vers ses dix ans, lorsque j’ai quitté le domicile familial à la suite d’une énième empoignade, il était déjà devenu l’enfant froid et distant dont j’ai gardé le souvenir. Un exemple d’enfance gâchée. »

C’est l’histoire de Nathan qui cherche son frère. Son fantôme plutôt. Car Gabriel est mort. Gabriel est un cadavre ivre mort sur le bord d’un fossé. C’est l’histoire d’un frère ainé qui revient parmi les siens, dans cette famille endeuillée, terrassée par un chagrin infini. Gabriel avait 18 ans.

« Bientôt, il faudrait répondre aux questions en y incluant : J’avais un frère, mais il est mort. » 

Gabriel et Nathan ne se parlaient plus. Ne se voyaient plus. Du fait du père ou disons à cause d’un profond malaise familial. Gabriel était la victime collatérale d’une haine qui ne le concernait pas, d’une colère immense et partagée entre un père et son frère ainé. Faite d’empoignades, d’échauffourées, de discordes. Jusqu’à la rupture. Et le silence.

A la mort de Gabriel, il faut pourtant revenir à la famille. Comment fait-on le deuil d’un frère inconnu ? Nathan se met à  fréquenter son groupe de copains. Des jeunes, des adolescents encore, entre dix-sept et vingt ans, pas beaucoup plus. Un groupe étrange, cinq ou six filles et moins de dix garçons. Des saltimbanques. Parmi eux il y a Bastien qui deviendra l’ami. Parmi eux, il y a Appoline. Qui deviendra ….

Mais connait-on vraiment quelqu’un par les autres ? Construit-on sa vie dans les pas d’un autre ?

« Tôt ou tard, il allait falloir que je m’en aille, que je les abandonne et que j’aille tenter de vivre ailleurs. Tout le monde le savait, et, avec les jours qui défilaient, je commençais à comprendre que je n’arriverais jamais à retrouver mon frère, qu’il avait disparu en emportant ses manies et ses habitudes. Trainer avec ses anciens amis ne me rapprocherait pas plus de lui. Ils buvaient, jonglaient, couchaient ensemble. Qui se souviendrait de nous, dans vingt ans ? Je ne pouvais que les regarder et essayer de le faire vivre parmi eux, mais il n’y avait jamais personne là où je posais les yeux et je savais qu’en reprenant ma voiture je disparaitrais, moi aussi. »

Tôt ou tard, Nathan quittera les saltimbanques pour un ailleurs. Il n’a aucun programme, aucune ambition, aucun désir.  « En se préparant assez, on pouvait vivre ce genre de vie quelques mois à peine, mais les contraintes économiques avaient une fâcheuse tendance à raisonner les rêveurs. »

Au bord de la route, Nathan se trouvera un compagnon, le chien qui n’a pas de nom. Et au bout du chemin et de l’errance, Nathan fera peut-être la rencontre qui bouleverse et qui ancre…  Et le roman aura alors un autre souffle et nous embarquera autre part, autrement, près de l’océan, dans les remous du cœur et au plus près de la vie, malgré tout. Et c’est ce dernier bout d’histoire qui a fait l’étincelle. C’est à cet endroit que tout a commencé vraiment et que j’ai aimé ce roman totalement !

A lire donc cette histoire sombre, profonde, mélancolique et belle. Une histoire de vie et de cœur serré…

EXTRAITS

« […] ses yeux guettaient de ma part une approbation qu’il m’était impossible de lui donner. C’était pourtant le chemin exact de l’âge adulte. Il n’y avait pas de décision, juste des situations qu’on affrontait et qui propulsaient vers de nouvelles responsabilités. On se débrouillait. »

« Je n’attendais aucun grand discours, c’était quelque chose que je tenais de lui. A la porte, mon père a levé son regard vers moi et, dans ses grands yeux d’animal blessé, j’ai lu qu’il était absolument incapable d’encaisser le choc qu’il venait de subir. J’y ai lu aussi de l’amour et beaucoup de regrets. Je n’arrivais pas à pardonner à mon père ses silences, les brusqueries qu’il tenait d’une autre époque et lui m’aimait sans rien dire, stupidement, comme on aime un chat ou un tableau. Je lui ai dit que j’étais toujours son fils. Lorsque j’ai passé la porte, son menton était agité de tremblements incontrôlables, nos deux cœurs retournés. »

Un premier roman découvert grâce aux 68 premières fois (la sélection du premier cru 2019 est à découvrir ici) :

 

Saltimbanques, François Pieretti, Viviane Hamy, 2019

La Fille du van – Ludovic NINET

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C’est un très beau premier roman, je le dis de suite ! Un roman qui n’est pas prêt de me quitter…. Surtout lui : Pierre, un des personnages. Pas celui qui est au centre du récit d’ailleurs mais qui m’a touché immensément et dont l’auteur raconte, dans sa note de fin d’ouvrage ceci :

« Le personnage de Pierre est librement inspiré de Pierre Quinon, premier champion olympique français de saut à la perche, le 8 août 1984 à Los Angeles, disparu parce qu’il l’avait décidé, le 18 août 2011. J’aurais beaucoup aimé le connaitre. »

Quatre personnages habitent ce premier roman. Quatre abîmés mais formidables d’humanités.

Au centre, il y a Sonja. Jeune femme saccagée, « victime de stress post traumatique », en errance et en douleur. Femme sublime en sursis. En survie.  Qui résiste malgré tout. Malgré elle.

Arrivée sur les bords de l’étang de Thau. Dans l’Hérault. Dans le Sud de la France. Elle attend.

« Quoi, exactement ? D’être reprise demain par la même urgence de trouver à manger, c’est devenu le sens de son existence. L’instinct de survie, rien d’autre. Le règne animal –quelle misère. Ses yeux pleurent, en réponse à l’eau qui dégouline sans fin sur le pare-brise. Elle ne leur à rien demander.

Cette cavale a commencé un jour. Le pécule a fondu. Elle ne sait plus pourquoi elle tient. Elle croyait s’éloigner de son passé, ses pas l’ont ramenée sur les berges de son enfance. »

Au bout de sa route, au milieu de nulle part, elle rencontre Sabine, Pierre et Abbes. De ces rencontres, va naître l’espoir peut-être. La solidarité surtout. Et la vie…

J’ai tellement aimé m’approcher de ces personnages, de leurs espoirs et de leurs douleurs, de leurs histoires, de leurs rêves, de leurs secrets. De leurs failles. Béantes. Immenses…

Et ça dit les destins brisés, les vies pleines de bosses, les fragilités, les désirs tout de même, la culpabilité qui dévore tout, les béances et les traumatismes, les élans irraisonnés, les cœurs vulnérables, les solitudes qui demeurent, les tourments, les rages et les luttes, l’amitié qui sauve peut-être, les morts lentes, les larmes et les désespoirs, l’espoir qui subsiste. Malgré les êtres. Malgré la vie qui abîme tant.

L’écriture de Ludovic Ninet est simple, efficace et incisive. Juste. Crue. Lumineuse. Elle nous happe et nous recrache, la dernière page avalée, sonnés. Touchés en plein cœur.

 

Merci les 68 pour cette nouvelle découverte, pour ce si beau moment de lecture ❤

 

Premiers mots

« Les mains dans les poulets, les yeux sur la vie. Et les mains moites.

Pierre s’essuie sur son tablier et tente de revenir à la cliente qui en a commandé deux, bien dorés, mais ses yeux sont aimantés par cette chevelure rousse qui flambe sous la bruine, au milieu des voitures, cette fille une pancarte pendue au cou, qui mendie et qui peste, en treillis et rangers, une punk, une paumée ? Un animal nocturne en plein jour, angoissé et sans repères. Pourquoi la regardes-tu avec autant d’insistance, Pierre ?

Elle est jeune. Elle invective les passants qui l’ignorent.

Le pas hésitant entre les chariots pleins qui sortent du supermarché. Elle est peut-être ivre. Droguée. Ou juste fragile.

Elle est belle. Pas grande, mais bien campée sur ses jambes, elle illumine ce début d’été si gris. Rousse carotte. L’air triste, c’est vrai. Comme morte, un peu. Belle gueule mais gueule cassée.

Elle se débat. »

 

Extrait

 

« Il en siffle, le regard sur l’horizon, là où mer et ciel, à cette heure tardive, commencent à se confondre, et sa parole, soudain, s’éteint. Il pense, et ça le glace, cet abandon est inutile. Il faut trouver un autre moyen de court-circuiter les souvenirs. Il a essayé, lui, maintes fois de se construire un nouvel imaginaire, je tire un trait, je suis un homme neuf, je débute une nouvelle vie, de Paris à Bordeaux, puis à nouveau Paris, par intermittence, et puis Sète, les perches enfin rangées. Pour retrouver un futur. Mais le passé colle. Le passé poursuit. Le cerveau vous domine, sournois, il impose ses questions, c’est-à-dire qu’il veut, donc on veut sans cesse retourner en arrière pour comparer, c’est mécanique. Usant, puis invivable. Qui étais-je, qui suis-je devenu, on pèse et le gagnant est ? Pourtant, les repères ont changé. Ils devraient avoir changé, je suis heureux comme ça, n’est-ce-pas ? Si, pourquoi douter, je le suis. Mais au fond peut-être pas – et l’incertitude tue à petit feu. »

 

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La Fille du train fait parti de la sélection des 68 premières fois, édition 2017. Pour retrouver toute la sélection, les  chroniques de cette année et des éditions passées ainsi que les diverses opérations menées (t’as vu Sabine, j’ai repris un peu tes mots et je crois que je vais continuer tout au long de cette si belle aventure !), allez faire un tour sur ce blog formidable qui donne sacrément envie de dévorer des premiers romans !

 

La Fille du van de Ludovic NINET, Serge Safran éditeur, 2017.

Ce qui nous sépare – Anne Collongues

9782330060541« Un soir d’hiver, dans un RER qui traverse la capitale et file vers une lointaine banlieue au nord-ouest de Paris. Réunis dans une voiture, sept passagers sont plongés dans leurs rêveries, leurs souvenirs ou leurs préoccupations. Marie s’est jetée dans le train comme on fuit le chagrin ; Alain, qui vient de s’installer à Paris, va retrouver quelqu’un qui lui est cher ; Cigarette est revenue aider ses parents à la caisse du bar-PMU de son enfance ; Chérif rentre dans sa cité après sa journée de travail ; Laura se dirige comme tous les mardis vers une clinique ; Liad arrive d’Israël ; Frank rejoint son pavillon de banlieue…»

« Fragments de vies anonymes » un soir d’hiver dans un RER. Une heure dans la vie de Marie, Alain, Cigarette, Chérif, Laura, Liad et Frank, une heure, un instant seulement, dans leurs pensées, leurs souvenirs, leurs rêves…

Sept personnages, sept parcours, sept histoires qui s’entrechoquent dans ce wagon. Et leurs doutes, leurs désirs, leurs envies, leurs secrets,  leurs peines se mêlent dans cet espace clos en mouvement. « Dehors tout est mouillé, toits, goudron, talus, le gris domine… ». Il n’y a pas d’échappatoire, chacun est seul avec sa voix intérieure qui divague au gré de ce voyage qui les entraîne tous vers …. Vers quoi d’ailleurs ?

Récit intime de sept « héros » ordinaires. Ça pourrait être vous, ça pourrait être moi…

Peu à peu, d’un personnage à l’autre, d’un songe à l’autre, on s’approche au plus près d’eux, tout contre… Et punaise, que c’est beau, que c’est triste aussi un peu… Aurai tant voulu continuer le voyage encore,  pour voir, pour savoir, l’après… Tendre la main vers ces solitudes….

Ai failli passer à côté de ce si joli roman par flemme, manque de temps, trop de lectures en cours, et puis la magie des 68 premières fois a encore opéré ! Et ce roman m’a toutafé emportée !

Ce qui nous sépare est donc un 1er roman émouvant qui vous entraînera, soyez en sûr, loin, haut, beau….

 

Extraits

« Des larmes tombaient dans son assiette, elle ne pouvait ni les arrêter ni finir ses pâtes. Oh, ça va, arrête de pleurer, tu crois qu’il n’y a pas assez de larmes comme ça ? Il s’est levé, a saisi une cigarette, est allé l’allumer à la fenêtre… Marie a ravalé ses larmes et dégluti sa bouchée. […] Tout l’appartement semblait figé comme elle dans l’attente, tous les meubles, tous les objets, jusqu’à la fourchette que sa main n’avait pas posée, tournée vers Gaétan qui regardait les jardins où hibernent sous des bâches des barbecues rouillés et les tondeuses à gazon ; peut être apercevait-il un voisin revenir de la promenade du chien, ou fermer ses volets, tandis qu’elle implorait silencieusement qu’il se retourne et que tout redevienne comme avant, mais elle savait que c’était impossible et restait assise, les coquillettes et les mots coincés dans la gorge, avec dans la tête l’écho des siens, que son silence continuait d’asséner tandis qu’il écrasait son mégot, ce constant reproche de la grossesse qui empêchait toute conversation. Lui n’avait rien demandé. »

« Oui, il partirait. Il rêvait tout haut en fumant, tandis que Cigarette, la jambe enroulée autour de la siennes, ne parvenait pas à croire que c’était elle, ici, dans cette chambre où pénétrait le rire des mouettes, dans une nudité nouvelle, lascive et agréable ; et tandis qu’il parlait d’ailleurs, elle revivait en pensée le chemin de ses mains sur son corps comme Marie s’était repassé plusieurs fois sa première nuit avec Gaétan, premières fois qu’elles ont toutes deux oubliées maintenant, parce qu’il ne s’agissait pas de sexe, ni même de plaisir, cela viendrait ensuite, mais d’amour, un amour candide et exaltant, le premier ; et c’est le souvenir qu’elles en ont, souvenir diffus mais certain de bonheur, tandis que se sont dissipées les sensations physiques et leur surprise –alors c’est ça ? -, la maladresse des gestes, la petite douleur et la déception, autant que la griserie de se sentir femme. »

 

68 premières fois

 

Merci à cette belle aventure des 68 premières fois et une pensée un peu plus particulière pour Églantine ❤

Ce qui nous sépare, Anne Collongues, Actes Sud, 2016, 18€50.