La Part du ghetto (Corbeyran & Dégruel)

Du noir et blanc charbonneux pour illustrer cette adaptation du roman éponyme de Manon Quérouil-Bruneel et Malek Dehoune (éditions Fayard, 2018)… comme pour rappeler de façon délicate que vivre dans une cité implique quelque chose de très tranché. C’est noir ou blanc, on doit choisir son camp, poser cartes sur table et annoncer la couleur. Mais le côté charbonneux pour lequel a opté Yann Dégruel vient apporter tout le tranchant et toutes les nuances nécessaires à la (re)lecture de cet univers.

« On est toujours l’étranger de quelqu’un. »

Corbeyran – Dégruel © Guy Delcourt Productions – 2020

Retour dans une enquête menée il y a trois ans au cœur d’une banlieue de Seine-Saint-Denis. Manon Quérouil-Bruneel (grand reporter) décide d’enquêter sur une banlieue après avoir rencontré Malek Dehoune (intermittent du spectacle). Ce dernier l’emmène dans le quartier où il a grandi. Il faudra quelques mois à la journaliste pour être acceptée et intégrée dans les groupes [essentiellement masculins] qui se forment dans la rue, au bar, chez le coiffeur. Au final, leur ouvrage est le fruit d’un an d’enquête et l’occasion de dresser le portrait actuel d’une/des banlieue(s). Le constat est sans appel, sans jugement de valeur.

« La République, l’égalité des chances, toutes ces belles valeurs de papier, on a beau dire, ça franchit rarement le périph’. »

Le scénariste se fait le porte-parole de ces voix anonymes. Dealer, clandestin, mère, fils, prostituée… ils se livrent à visage découvert et racontent leur quotidien, cet entre-soi dans les murs de la Cité. Ils décrivent un repli communautaire, leur place (dans la société) sans cesse remise en question et une première génération (parents qui ont immigré en France) qui se sent plus français que les jeunes d’aujourd’hui alors qu’ils sont nés dans l’Hexagone !

« Le hijab, la barbe longue, le kamis… tout ça, c’est pas de la conviction, c’est de l’ostentation… c’est à la fois un étendard et une cuirasse identitaire ! Un bras d’honneur à la société française ! »

La débrouille, le chômage imposé malgré le fait que certains de ces jeunes sont bardés de diplômes… pour tromper l’ennui au pied des barres d’immeubles, ils en viennent à des solutions qui leur sautent à la gueule : le deal pour les uns, la prostitution pour les autres ; il n’y a rien de plus facile pour mettre de l’argent de côté et faire un pied-de-nez au destin qui les a fait naître du mauvais côté du périph’. Leurs rêves : pouvoir se payer un petit appartement dans le 16ème à Paris ou financer son envie de s’installer au bled. Car contre toute attente, le bled est devenu un Eldorado pour ces jeunes en mal d’identité… le seul moyen de faire « fructifier » légalement les études qu’ils ont suivies en France.

Eric Corbeyran adapte cette enquête, trouve le rythme narratif qui colle aux codes de la bande-dessinée. On sort des images préformatées sur les banlieues en donnant la voix aux principaux intéressés. L’accent des cités, ces regards fiers malgré les parcours cabossés… ces chemins de traverse empruntés pour se faire une micro-place au soleil…

« La vie en Cité pousse ses habitants à une forme de schizophrénie. Il y a d’un côté le poids du regard des autres, l’injonction à se conformer aux attentes de la Communauté, et de l’autre, l’envie de vivre sa vie comme on l’entend. »

Des paysages symétriques aux barres HLM interminables, le blanc délavé de ces façades interminables qui sont juste égayées par les couleurs du linge qui sèche à l’air libre. Yann Dégruel illustre cet horizon de béton sur lequel le regard bute, étriqué par les reliefs ternes. Le gris des entrées où les jeunes dealent de la cocaïne avec des gants parce qu’on n’est plus à un paradoxe près et que la drogue, ça reste… un « truc » sale pour les croyants. Un quotidien de contradictions où les jeunes filles rêvent de mariage avec des princes du Qatar et, en attendant, se prostituent pour pouvoir se payer le billet d’avion fantasmé qui la rapprochera de son prince charmant au pays des mille et une nuits. Un système de dupes. Des rouages grippés d’une société qui tourne à l’envers.

« Il est ressorti il y a un an, bardé de contacts. La prison est une formation accélérée pour monter en grade dans la délinquance. »

J’avoue, je pensais avoir à faire à un récit un peu plus couillu. Cette adaptation n’en reste pas moins l’occasion de se sensibiliser à l’enquête de Manon Quérouil-Bruneel et Malek Dehoune… ça donne même sacrément envie de mettre le nez dedans !

La Part du ghetto (one shot)

Editeur : Delcourt / Collection : Mirages

Dessinateur : Yann DEGRUEL / Scénariste : Eric CORBEYRAN

Dépôt légal : septembre 2020 / 136 pages / 17,95 euros

ISBN : 978-2-413-01989-3

Boualem SANSAL : 2084 – La fin du monde

product_9782070149933_195x320C’est avec un plaisir fou que j’ai reçu le dernier livre de Boualem Sansal  et c’est avec fougue (et un peu de courage, au vu de la thématique et du contexte bien sombre qui a clôturé l’année 2015) que je me suis plongée dans cette histoire de fin du monde ! Il faut dire que j’aime particulièrement cet auteur, son sourire, son impertinence, son espièglerie (et sa coupe de cheveux !). Boualem Sansal est un écrivain engagé, déterminé, constant, qui nous force à nous interroger, à douter, à penser. J’avais notamment adoré Le serment des barbares  et  Poste restante : Alger.

Et ce livre semblait être dans la continuité de ces combats contre l’obscurantisme, le fanatisme religieux et l’intolérance. Semblait faire douloureusement écho aux évènements tragiques qui ont secoué le monde il y a peu.

 

En préambule, un avertissement : « Le lecteur se gardera de penser que cette histoire est vraie ou qu’elle emprunte à une quelconque réalité connue. […] C’est une pure invention, le monde de Bigaye que je décris dans ces pages n’existe pas et n’a aucune raison d’exister à l’avenir, comme le monde de Big Brother imaginé par maître Orwell, et si merveilleusement conté dans son livre blanc 1984, n’existait pas en son temps, n’existe pas dans le nôtre et n’a réellement aucune raison d’exister dans le futur. Dormez tranquilles, bonnes gens, tout est parfaitement  faux et le reste est sous contrôle. »

Le ton est donné ! La plume de Boualem Sansal, incisive et pleine de malice est déjà un délice !

Il s’agit donc d’un roman (d’une fable ?) dystopique dans la lignée d’Orwell.

Dès les premières phrases, nous voici embarqués dans un monde imaginaire et terrifiant, fabuleux et épouvantable, celui de l’Abistan, empire immense, aux soixante provinces, dont le « fort joli nom » vient du prophète Abi. Ce dernier a été élu de Dieu, Yölah, « pour l’assister dans la tâche colossale de gouverner le peuple des croyants et de l’emmener en entier dans l’autre vie, où chacun se verra questionner par l’Ange de justice sur ses œuvres. » Ahuuuum ! Dès les premières pages, on a l’impression d’un désastre définitif, total… Dès les premiers mots, l’angoisse et le chamboulement….

Ati, le personnage central de cette parabole un brin désespérée, doute. En perd le sommeil. Cherche un Ailleurs. Et se lance dans une quête folle, audacieuse et peut-être sans retour. Il veut savoir dans quel monde il vit, pour comprendre et « pour l’endurer en connaissance de cause ».

Boualem Sansal nous entraîne, sur les pas de son « héros », dans une aventure à travers les méandres d’un empire totalitaire, monstrueux, implacable, « un monde pétri dans la tyrannie et piété la plus archaïque ». Un récit dont on ne sort pas indemne…

La force de ce livre, au-delà de l’histoire et de la thématique tout à fait  (et volontairement d’ailleurs) en prise avec la réalité, c’est la narration. Boualem Sansal a une façon bien particulière de décrire ce monde en perdition. Nous invitant à réfléchir et à nous indigner contre le fanatisme, l’omniprésence religieuse, l’intégrisme, la pensée unique…

 2084. La fin du monde est donc un conte moderne, cruel, fascinant, avec un petit rien d’oralité, comme si Boualem Sansal, lui-même, nous contait, dans le creux de l’oreille, ce qui, peut-être, pourrait nous arriver en 2084….

Ce livre est à lire, pour sa résonance, son message, sa tonalité, son combat, ses mots…

« La dictature n’a nul besoin d’apprendre, elle sait naturellement tout ce qu’elle doit savoir et n’a guère besoin de motif pour sévir, elle frappe au hasard, c’est là qu’est sa force, qui maximise la terreur qu’elle inspire et le respect qu’elle recueille. »

 ‪#‎MRL15‬

Boualem SANSAL, 2084 – La fin du monde, Gallimard, 2015, 19,50€