Entre les lignes (Mermoux)

Mermoux © Rue de Sèvres – 2021

Une histoire de famille.

Un retour aux racines, une plongée dans une histoire familiale via les carnets intimes et les lettres écrites par un homme. Chaque 3 avril pendant quarante-sept ans, il écrit à Anne-Lise Schmidt. Qui est-elle pour lui ? Un amour perdu ? Une correspondante de guerre ? Son enfant ?

Cet homme se nomme Moïse. Il est né en 1910. La Première Guerre Mondiale le prive très tôt de son père et lui laisse comme seul parent une mère distante et incapable de donner de l’affection. Il grandira avec cette douleur d’avoir perdu un être cher et la difficulté d’appartenir à un milieu très modeste.

Au décès de Moïse, Denis (son fils) découvre les écrits que Moïse a rédigé tout au long de sa vie. Trois carnets et des lettres. La première est datée du 3 avril 1960. La seconde du 3 avril 1961… Un rituel s’installe. Chaque 3 avril, Moïse prend sa plume et s’adresse à Anne-Lise. Il lui raconte chronologiquement les événements importants de sa vie. Jusqu’à sa mort, Moïse passe chaque année au peigne fin la suite de son parcours et révèle les secrets qu’il n’a confié à personne. « Anne-Lise » , « Lisette » , « ma petite souris » … toujours une grande bienveillance dans les mots de l’aïeul pour donner forme à ses mémoires. Et toujours ce sentiment que Moïse se justifiait d’une faute inavouée et d’une immense culpabilité qui le ronge. La teneur des propos bouleverse Denis qui découvre le vrai visage de son père. Son sang ne fait qu’un tour et provoque une crise cardiaque. Cloué au lit pour les besoins de sa convalescence, Denis décide de transmettre l’intégralité des documents à son fils Baptiste Beaulieu.    

A la lecture des premières lettres, Baptiste propose à son père d’aller à la rencontre des lieux où a vécu Moïse. Il ambitionne également de retrouver certains protagonistes qui ont côtoyé son grand-père – à défaut leurs descendants. Baptiste souhaite recueillir leurs témoignages pour les partager avec son père. Face à l’ampleur de la tâche et face aux difficultés de la voir se réaliser, Baptiste décide finalement de maquiller la réalité. Il voit dans cette démarche l’opportunité de renouer le dialogue avec son propre père et la possibilité de lui faire passer quelques messages.

Les lettres de Moïse et les répercussions qu’elles ont eues dans la relation entre Baptiste et Denis seront le socle de « Toutes les histoires d’amour du monde » , un roman de Baptiste Beaulieu publié en 2018 aux éditions Mazarine.

Dominique Mermoux s’est saisi du texte du romancier… « Entre les lignes » est son adaptation en bande dessinée. Il crée deux ambiances graphiques propres à chaque facette du récit. Le présent et ses couleurs nous montrent comment le fils reconstruit la relation avec son père grâce aux recherches qu’il entreprend. Le passé et ses tons bleus-sépia très doux reprennent mot pour mot les lettres de Moïse.

Des passerelles se créent entre les deux périodes… autant de faits qui créent des occasions de dire, de se dire, au travers des personnes que Baptiste va rencontrer et interviewer. Il constate vite qu’il est impossible de retrouver les lieux et leur ambiance à l’identique, tout a tellement changé en cinquante ans ! Loin d’abandonner son idée, Baptiste décide de recueillir les témoignages de son entourage dont il est plus ou moins proche. Il y intègre notamment les récits de personnes qui lui sont proches comme celui de son compagnon.   

« Tu sais, quand je suis parti là-bas, à sa demande, dans l’espoir de lui ramener ce qui a survécu de cette époque, je pensais vraiment trouver quelque chose. Mais il ne me reste rien. Juste du neuf ou des ruines. Le neuf n’a rien à raconter et les ruines sont muettes. Vouloir fourrer une âme dans les lieux et croire qu’on peut la capter est une maladie de la pensée. Ce qui survit, ce sont les gens et les histoires qu’ils transmettent. »

Grâce à cette démarche, la parole se remet à circuler entre Baptiste et son père. Les non-dits et les tabous se lèvent, les doutes s’énoncent… les abcès se crèvent. Une catharsis.

Le grand-père de Baptiste aura connu les deux guerres mondiales. Trop jeune pour être appelé sous les drapeaux durant la Der des Der, il en gardera néanmoins une profonde blessure ; son père ne rentrera pas des champs de bataille. La Seconde Guerre Mondiale le changera profondément. D’abord en première ligne, il sera appréhendé par les Allemands et fait prisonnier. Les événements qui se produisent durant sa captivité le marqueront à vie. Ses lettres en témoignent et montrent à quel point la grande Histoire a influencé la petite histoire de sa vie d’homme.  

« Parfois, je pense à ce qui est arrivé, puis à ce qui aurait pu arriver et n’a jamais été, et je mords l’intérieur de mes joues, j’ai honte de cette immense douleur, et je pleure encore comme celui qui sait bien que, finalement, le bonheur est un projet surhumain, sur cette terre. »

Le propos est parfois assez convenu et si l’on hésite un court temps quant à l’identité réelle d’Anne-Lise et les liens qui la relie à Moïse, on comprend très vite de quoi il en retourne. Ce récit explore les tenants et les aboutissants qui ont conduit Moïse à faire un choix qu’il regrettera tout le reste de sa vie. Avec les moyens dont il dispose, Baptiste Beaulieu réalise le désir de son grand-père. L’idée d’en faire un livre est spontanée, sincère… une bouteille à la mer. En partageant les lettres de Moïse et en retraçant les démarches qu’il a réalisées pour mettre ses pas dans ceux de son aïeul, Baptiste confie un message à ses lecteurs et rêve qu’un jour, ce message atterrisse entre les mains de la personne à qui il est destiné : Anne-Lise.

J’ai eu l’occasion de lire, à droite et à gauche, de nombreuses critiques qui n’incitent pas le lecteur à se tourner vers l’ouvrage. Pourtant, même s’il m’a fallu un temps pour trouver ma place dans cette lecture, je l’ai trouvé touchant. Emouvant à certains moments.

Les deux facettes du récit sont intimement liées et se nourrissent réciproquement mais j’ai de loin préféré la partie consacrée aux correspondances épistolaires à celle qui s’attarde sur la démarche actuelle de Baptiste Beaulieu. Je crois que cela tient à la veine graphique qui est associée ; le contenu des lettres et la voix-off de Moïse associés à cette ambiance graphique si particulière créent une atmosphère où le temps est comme suspendu… comme si ces souvenirs laissaient le temps flotter. Les mots, les maux, les bonheurs et les doutes de cet homme sont si universels ! C’est une belle histoire de vie et une très belle occasion que Baptiste Beaulieu a su saisir pour renouer le dialogue avec son père.

En revanche, je n’adhère pas à l’objectif final de la démarche. Je doute qu’il soit bon que cette bouteille à la mer arrive à son destinataire car le temps a passé. Anne-Lise n’est plus l’enfant à qui Moïse adressait ses lettres. C’est une femme d’âge mûr désormais… qui vacillera certainement en découvrant le contenu des lettres de Moïse. Je ne sais pas si d’autres lecteurs partagent mon avis sur ce point.

Un bel album que j’aurais tendance à conseiller.

Entre les lignes

– d’après le roman de Baptiste Beaulieu –

Editeur : Rue de Sèvres

Dessinateur & Scénariste : Dominique MERMOUX

Dépôt légal : mai 2021 / 168 pages / 20 euros

ISBN : 9782810202508

Bien des choses (Morel & Rabaté)

« Tout au long du siècle dernier, le vingtième, l’une des traditions estivales consistait à s’adresser des mots écrits à la main sur des petits bouts de carton.
La carte postale jouait franc jeu, s’exposant à la vue de tous. Elle ne cultivait pas le secret. Elle faisait étalage de son bonheur, s’amusant à susciter la jalousie. Un concierge à Saint Germain des Près quand il montait son courrier à Hubert Deschamps savait discerner l’information essentielle « Paraît qu’il fait beau à Marseille… »
Au verso, on pouvait profiter d’une vue en couleurs : le casino de Royan, la promenade des anglais ou un coucher de soleil sur Pornichet.  Quelquefois, toute une ville était condensée sur quelques centimètres carrés : la cathédrale Notre Dame d’Amiens, l’hôtel de Berny, la place Gambetta et les hortillonnages. D’autres fois, c’était un âne ou une vache ou un verrat avec un soutien-gorge… La légende disait « vachement bonnes vacances ! », « Bonne ânée ! » ou « Ben mon cochon ! ». On savait rire.
C’était avant les e-mail, Internet. Déjà on communiquait en s’envoyant des « Bonjour du Lavandou », des « Grosses bises de Laval », des « Bisous de Béziers » et des « Pensées de Paimpol ». »

L’album s’ouvre sur ces mots. Pas de chichis. Pas de fioritures. Beaucoup de tendresse. Beaucoup d’amour pour son prochain. La vie comme elle est, dans son simple costume de banalités. Une habitude naturelle que celle d’écrire, même pour rien dire, juste pour le geste de dire « on pense à vous » . Cela témoigne d’un art de vivre qui était encore de mise il y a une poignée d’années même si, je m’en rappelle encore, je soufflais quand il s’agissait de m’y mettre.

Aujourd’hui, la carte postale est devenue désuète. Un objet du quotidien que l’on utilise pratiquement plus. C’est à peine si on a eu le temps de se rendre compte qu’elle est passée de l’objet utile à l’objet vintage. Encore moins de s’y préparer. Pourtant, on les voit encore nombreuses dans les boutiques des buralistes, les carteries et papeteries, les magasins-à-touristes. Mais qui prend le temps d’en acheter aujourd’hui, à l’heure du portable, alors que tout le monde se promène en permanence avec un appareil photo dans sa poche et une connexion et une connexion continue « à son réseau » ?

Au départ, « Bien des choses » est un spectacle de François Morel. Il y donnait la réplique à Olivier Saladin.

François Morel, comme à son habitude, dit les choses avec tendresse et simplicité. On retrouve l’amoureux des mots avec lesquels il joue avec brio, tantôt poète tantôt pince-sans-rire. On retrouve l’homme altruiste. Le propos fait toujours mouche même lorsqu’il décrit tant de banalités. Il est touchant à décrire ces petites gens dans leur petit monde de petites habitudes. François Morel ne cherche pas à briller. Il émeut toujours avec ses intonations chargées de la juste émotion, chargées de sens. Sans éclabousser son auditeur de mots savants, il sait toujours placer le bon mot, glissant deci delà une expression désuète capable de réchauffer nos oreilles. J’aime.

« Une carte postale, c’est juste un peu de rêve qui passe… »

Avec « Bien des choses » nous partons main dans la main avec Monsieur et Madame Rouchon en Bulgarie. Quelques pages plus loin, c’est au tour des Brochon, leur couple de voisins, de partir en voyage et de se fendre d’une petite bafouille durant leur séjour. Nous suivons leurs périples qui n’en sont pas et nous régalons d’une blague qu’en temps normal nous ne relèverions même pas. Nous les accompagnons en Angleterre, au Brésil et ailleurs encore, partout où le vent pousse ces retraités (rentiers ?). Malgré toutes ces destinations qui devraient les dépayser, ils restent obstinément penchés sur leur quotidien : celui du pain frais qu’ils trouveront sur la table à leur retour, celui des bons mots placés dans les grilles de concours de mots croisés, celui de la pelouse qui pousse et du rendez-vous médical à honorer.

Pour illustrer certaines anecdotes, Pascal Rabaté a fait le choix du croquis rapide. Ses illustrations donnent une impression de légèreté. Elles vont de pair avec le comportement superficiel de ces « petites gens » dont l’humour et la culture générale ont un potentiel assez… bas. Il y a parfois un soupçon d’absurde, une manifestation de grande naïveté et une secousse d’improbabilité qui nous secouent… Mais comment donc à des lieues de chez soi peut-on penser à de si petits riens ? Comment peut-on être si peu curieux, cultivé et original alors qu’on a l’idée de voyager à l’autre bout de la terre ?? Comment peut-on avoir les idées si étriquées alors qu’on va à la rencontre d’autres cultures !? …

« Cher Monsieur et Madame Brochon,
La chaleur qu’il fait au Lavandou. C’est épouvantable. C’est bien simple, avec Roger, la nuit, on est obligé de coucher avec des mousquetaires. »

Portraits de petites gens nourris par le tube cathodique. François Morel a sur les rendre drôles et touchants, philosophes à certains moments.

Un ouvrage comme une petite sucrerie.

« PS : Avant de partir, nous avons eu l’occasion de rencontrer (en coup de vent) le petit fiancé de Martine. Il s’appelle Jean-François, il est grand, bien bâti mais porte des lunettes. Il a l’air sérieux, il est en quatrième année de droit mais il ne sait pas encore exactement ce qu’il veut faire plus tard, il hésite entre procureur, juge, avocat ou prestidigitateur, il paraît qu’il est fortiche pour faire des tours de pousse-pousse, je lui ai dit qu’il avait encore le temps vu qu’il avait la vie devant lui. »

Bien des choses
One shot
Editeur : Futuropolis
Dessinateur : Pascal RABATE
Auteur : François MOREL
Dépôt légal : août 2009 / 104 pages / 19.30 euros
ISBN : 9782754803144

Et je danse, aussi d’Anne-Laure Bondoux et de Jean-Claude Mourlevat

9782265098800

« La vie nous rattrape souvent au moment où l’on s’y attend le moins. Pour Pierre-Marie, romancier à succès (mais qui n’écrit plus), la surprise arrive par la poste, sous la forme d’un mystérieux paquet expédié par une lectrice. Mais pas n’importe quelle lectrice ! Adeline Parmelan, « grande, grosse, brune » , pourrait bien être son cauchemar… Au lieu de quoi, ils deviennent peu à peu indispensables l’un à l’autre. Jusqu’au moment où le paquet révélera son contenu, et ses secrets…

Ce livre va vous donner envie de chanter, d’écrire des mails à vos amis, de boire du schnaps et des tisanes, de faire le ménage dans votre vie, de pleurer, de rire, de croire aux fantômes, d’écouter le Jeu des Milles Euros, de courir après des poussins perdus, de pédaler en bord de mer ou de refaire votre terrasse. Ce livre va vous donner envie d’aimer. Et de danser, aussi! »

MaMag m’a dit « Si tu trouves quelques heures, lis-le, il fait un bien fou » … Oui, mais voilà, en plein tourbillon avant folle-rentrée, quelques heures semblent un luxe que je n’ai pas ! Et puis, ce dimanche soir, dans la pénombre de ma baignoire, sous l’orage qui éclate, le tonnerre qui gronde et la pluie enfin qui tombe, j’ai pénétré, à pas feutré, dans ce joli roman à deux voix (et écrit à quatre mains) et ne l’ai plus lâché ! Alors quand Stéphie a proposé une lecture commune (une 1ère fois, entre elle et moi, c’est pas rien, suis drôlement émue !), j’ai dit OUI OUI OUI 😉

Adeline Parmelan a 34 ans, une voix alto, grande, brune, avec des rondeurs et des blessures, fidèle lectrice de Pierre-Marie, fragile, décidée, drôle, très drôle, malgré sa solitude, sa vie au ralenti, sa vie en jachère…

Pierre-Marie Sotto a 60 ans, écrivain à succès, en panne d’inspiration, quatre (ex) femmes, six enfants, d’une finesse  d’esprit délicieuse, drôle, très drôle, malgré sa traversée du désert et l’envie d’écrire qui s’est enfuie….

Deux voix qui tour à tour s’élancent par le biais d’une délicieuse correspondance au petit gout d’antan.

J’ai été attendrie toute la nuit ! Émue par ce lien, cette amitié qui va se construire entre deux solitudes…. Happée par cette jolie histoire dotée d’un brin de mystère (dont je ne dirai rien héhé !), suffisamment pour vous faire tenir en haleine tout au long de ce roman épistolaire !

Extrait

« De : Pierre-Marie

A : Adeline                                                                                                               Le 25 Mars 2013

Chère Adeline, 

Je suis de retour à la maison après quelques journées pleines de confusion. Je n’ai pas pu vous écrire et ça m’a manqué. Vous m’avez manqué. Vous m’avez manqué plus que de raison. Je veux dire : il n’y a aucune raison raisonnable pour que vous m’ayez autant manqué. Mais c’est un fait : vous m’avez manqué. […]

De : Adeline

A : Pierre-Marie                                                                                                      Le 25 Mars 2013

Pierre-Marie, enfin ! Je commençais à me faire un sang d’encre à propos de mon écrivain préféré, j’ai même envisagé d’appeler les hôpitaux de toute la région drômoise ! […]

Je vous embrasse, cher ami

PS : Je suis très contente de vous avoir si déraisonnablement manqué. »

Une histoire lumineuse et tendre, simple et pétillante, remplie de dérision, d’humour, d’amour, d’une infinie bienveillance, de sourires, de petits et grands malheurs et de jolis bonheurs qui remplissent le quotidien ! Un livre vivant, réjouissant, humain, délicieux comme du bon pain…. Un roman étonnant, un brin désuet, qui fait un bien fou ! Une lecture à s’offrir et à offrir, encore et encore … Que je suis ravie de partager avec Stéphie 😉

Et je danse, aussi d’Anne-Laure Bondoux et Jean-Claude Mourlevat, Fleuve éditions, 2015, 18,90€

Les avis de Laurie  et de Noukette