Moonshadow (DeMatteis & Muth)

« … un voyageur retourna dans la ville où il avait jadis vécu, une ville bâtie sur les Souvenirs, l’Innocence et la Joie, qu’il avait croisés irrégulièrement durant ses années d’errance. »

Je n’ai pas su résister à ce visuel de couverture. Cet enfant – qui nous tourne le dos et qui regarde ce visage lunaire inquiétant et sournois – m’a intriguée. En arrière-plan, un paysage infini, à en perdre la raison. J’ai eu envie de savoir ce qu’il cachait. D’être dans le secret, moi aussi, de son univers. Magnifique et intrigante illustration de Jon Muth que je pris comme une invitation à la lecture, une promesse de dépaysement et d’un grand voyage.

Alors de quoi ça parle ?

DeMatteis – Muth © Akiléos – 2020

Il était une fois… Moonshadow, un vieillard au couchant de sa vie. Moon est l’enfant qui, sur la couverture, regarde cette créature sphérique que l’on appelle un G’I-dose… cette boule est un être vivant capricieux. Ces êtres influencent à leur manière le destin de la galaxie. Cà et là dans l’univers, ils capturent des individus puis les placent dans des « zoos » où leurs victimes s’occupent comme elles le peuvent. La mère de Moon fut capturée et placée dans un des zoos des G’I-doses. Elle est le seul être vivant à avoir eu une relation affective avec un G’I-dose. Elle se maria avec lui. De leur union, naquit Moon.

Le père de Moon jouait au grand absent. Moon grandit dans un petit monde aux frontières limitées, sous la protection de sa mère qui le couvait d’amour. Jusqu’au jour où elle meurt. Peu après, le père de Moonshadow revient et catapulte Moon dans un vaisseau avec pour seuls compagnon Frodo (le chat de Moon) et Ira (un extra-terrestre poilu, lubrique et imprévisible).

C’est le début d’une grande errance. D’une grande aventure qui mènera Moon de planètes en rencontres, de joies en peines, de guerres en quiétudes.

Moonshadow raconte sa vie.

« Je suis assis là, Frodo (ce chat miraculeusement vieux) dans les bras, à me rappeler ces vers de Shelley ; à me rappeler aussi les spectres rugissants et les torrents furieux de MA vie ; à me rappeler par-dessus tout mes pérégrinations sur la « plage solitaire » de la jeunesse et l’ami adoré avec qui je la parcourais. »

Le premier numéro de Moonshadow est sorti en janvier 1985. L’éditeur en vante les éloges en arguant : « Véritable conte de fée pour adulte, Moonshadow écrit par J.M Dematteis et dessiné par Jon J. Muth est célèbre pour avoir été le premier roman graphique américain entièrement peint. Découvrez-le ici pour la première fois dans son édition définitive. »

Moonshadow – DeMatteis – Muth © Akiléos – 2020

Concrètement, Moonshadow est pour moi une aventure fantasque, un peu foutraque et très touchante. Une quête identitaire bancale qui a manqué plusieurs fois de me faire débarquer mais que j’ai tout de même continué à engloutir… par curiosité et du fait d’un attachement certain au personnage central de Moonshadow. Il est atypique. Naïf, empathique, bienveillant. Il est aussi dans le doute permanent. Aussi solide qu’une brindille, il s’appuie sur l’espoir que sa mère défunte guidera ses pas à partir de l’au-delà et que son compagnon de route (l’énergumène poilu et lubrique) saura le protéger. Orphelin, illuminé, criminel, sauveteur, … le héros aura vécu cent vies en une ! Il est souvent indécis et manque de confiance en lui alors forcément, ça le rend attachant. La curiosité m’a piquée de savoir ce qu’il allait devenir. Il me fallait savoir comment il parviendrait à se sortir des guêpiers dans lesquels il n’a pas son pareil pour aller se nicher…

… et puis, j’avoue que très vite, je suis tombée sous le charme des illustrations de Jon Muth. Son coup de pinceau est magnifique. Il sublime le récit, le sauve lorsque ce dernier fléchit, lui donne davantage d’élan quand il devient plus fougueux.

Moonshadow – DeMatteis – Muth © Akiléos – 2020

« Moonshadow » est une histoire patchwork. Celle d’une quête d’identité en premier lieu mais aussi une critique de la société. Ce jeune héros pose un regard sur le monde infini qui l’entoure : la guerre et ses conséquences, la famille, le pouvoir, les rapports entre les hommes et les femmes, la façon dont différentes communautés se côtoient, la religion, le sexe, l’amitié, la mort… On suit une vie, on vit une vie qui baigne dans la métaphore. Le personnage nourrit un imaginaire sans bornes et sa capacité à rêver, à extrapoler ou à déprimer ne connaît aucune limite. Nourrit d’un amour inconditionnel pour la littérature, il lit goulûment depuis le plus jeune âge et projette ses émotions et ses fantasmes dans les récits qui jalonnent son parcours. Ainsi, le narrateur fait son autobiographie à l’aide de miscellanées hétéroclites. Il nous raconte en quoi le fait de savoir quel est le sens de la vie fut une quête qu’il a mené durant toute son existence.

Moonshadow – DeMatteis – Muth © Akiléos – 2020

A l’aide de métaphores et de nombreuses références littéraires, on apprend donc quelles ont été ses joies enfantines, comment il a traversé les affres de l’adolescence et quelle est la porte qu’il a empruntée pour entrer dans la vie adulte. A partir de là, la vie comme on la connait avec ses joies et les douleurs incroyables qu’elle peut nous réserver. John Marc DEMATTEIS offre une vision de l’humanité, à la fois critique et tendre. Il montre comment la société -et les lois qu’elle établit – aliène les individus qui la composent ; elle est capable de veiller à leur bien-être autant qu’elle crée leur malheur. Par moment, le scénario devient une tribune qui dénonce les travers de l’humanité.

« Votre Oncle Sam, disait le message, vous envoie en vacances au Vietnam où les garçons deviennent des hommes, et les hommes, des cadavres. »

Que l’on hésite ou non à tourner la page, que l’on s’agace d’un énième rebondissement ou que l’on soit pris dans les mailles du scénario, tout de même… tout de même… la lecture est longue : prenante (par passages), plus revêche (à d’autres moments), j’ai mis plusieurs jours à parvenir au bout de l’album mais ne regrette en rien d’avoir tenu bon ! Le dénouement vaut vraiment le coup d’œil.

Moonshadow (récit complet)

Editeur : Akiléos

Dessinateur : Jon J. MUTH / Scénariste : John Marc DEMATTEIS

Traducteur : Mathieu AUVERDIN

Dépôt légal : février 2020 / 512 pages / 39 euros

ISBN : 978-2-3557-44600

Dans un rayon de soleil (Walden)

Walden © Gallimard – 2019

L’Homme a quitté la Terre et vit désormais dans l’espace. Les écoles sont d’immenses vaisseaux autonomes, tout comme les sites historiques, les immeubles d’habitation et autres lieux de la vie courante. Quelques villes se sont construites çà et là sur des astéroïdes et on se déplace dans des vaisseaux ressemblants à d’immenses poissons.

Mia vient de quitter son pensionnat de jeunes filles très huppé pour rejoindre une équipe de restaurateurs de vieux bâtiments. Le groupe est placé sous la responsabilité de Char, une trentenaire inhibée qui a à cœur de faire un boulot impeccable. Pour Char, la prise de responsabilités et le coaching d’une équipe sont des choses difficiles à assumer. De fait, c’est Alma qui prend le contrôle des opérations pour soulager sa coéquipière et donner les directives à Julie et Elliot, deux adolescentes de l’âge de Mia.

Mia appréhende de ne pas parvenir à trouver sa place dans ce groupe très soudé. C’est pourtant tout l’inverse qui se produit. A vivre en permanence les unes avec les autres, Mia découvre la chaleur d’une vie de famille et noue des liens forts avec chacune de ses partenaires.

Mia s’adapte vite à son nouveau rythme de vie et se construit de nouveaux repères. Durant ses temps de repos, elle laisse son esprit vagabonder dans ses souvenirs. Elle se rappelle de Grace, son amie si particulière avec qui elle était au pensionnat. Mia rumine encore beaucoup les événements qui ont eu lieu mais là, dans son nouvel environnement quotidien, elle parvient à poser un regard plus mature et prendre du recul sur ses dernières années. Petit à petit, elle comprend qu’il lui reste une chose à faire pour pouvoir enfin aller de l’avant.

Tillie Walden développe un space opera atypique. En installant une jeune fille au cœur de son récit, elle crée d’emblée un rythme narratif loin des codes du genre. Plus inhabituel encore, les hommes sont totalement absents, y compris dans le discours des protagonistes. Quelques heurts sont relatés, ils sont généralement indépendants du noyau dur des personnages que nous suivons tout au long du récit. Nous savons peu de choses sur le monde dans lequel nous évoluons… Tillie Walden a choisi d’aller à l’épure concernant les enjeux économico-diplomatiques. Cela jette un voile de mystère sur l’intrigue et ses éventuels rebondissements. On est comme sur un fil.

Pour le lecteur, c’est l’occasion de se concentrer pleinement sur la psychologie des personnages et de prendre le temps de bien les appréhender. Car Tillie Walden ne se contente pas de scruter uniquement son héroïne. Elle s’arrête tour à tour sur chaque membre du groupe. Chaque personnage est amené à un moment ou l’autre à passer au premier plan. Cela change le ton narratif, la façon d’aborder un événement, l’angle de vue pour comprendre la scène. Chaque fois qu’une pièce principale du puzzle narratif nous est livrée, cela marquera une étape dans notre compréhension de l’ensemble. Chaque moment-clé du récit est un rite de passage pour l’héroïne.

Par bribes, Tillie Walden divulgue des pans de leurs histoires personnelles tout en veillant à laisser des zones obscures. Ces ellipses entretiennent le suspense, captent notre attention et attisent notre curiosité. Le doute plane. On suppose. On suppute. Alors on continue à plonger avidement dans la lecture pour connaître ce dénouement qui ne manquera pas de nous surprendre.

A mesure que les pages se tournent, l’histoire nous fait cheminer dans ses entrelacs émotionnels. Nous sommes amenés à naviguer entre passé et présent, à faire face aux peurs sourdes de ces jeunes femmes qui sont à un carrefour de leurs existences, chacune pour des raisons différentes. Des tensions intérieures, des regrets et des peurs farouches les dévorent. Pour autant, elles s’étayent les unes les autres et s’apportent un soutien précieux. Tillie Walden épice l’ambiance d’une forme de nostalgie qui donne une profondeur supplémentaire au récit.

Le temps est comme suspendu. L’autrice ne fournit aucun repère temporel pour ponctuer le scénario. Elle marque les césures à l’aide de chapitres. Step by step, l’héroïne avance dans sa vie en tâtonnant. Autour d’elle, les autres tâtonnent aussi. Seul son corps change discrètement : quelques expressions de son visage et quelques gestuelles nous font sentir que le temps passe, que l’adolescente se métamorphose, qu’elle glisse doucement vers l’âge adulte.

Pour libérer la tension aigre-douce des scènes en huis clos, Tillie Walden offre des respirations graphiques. Dans les premiers chapitres, les teintes sont contenues dans des bichromies. Puis, les tons dominants lâchent prise, permettant à la couleur de s’installer peu à peu dans les illustrations et de diversifier sa palette de coloris. Les décors alentour sont dépaysants. Les grandes baies vitrées du vaisseau ouvrent sur de magnifiques paysages d’espaces infinis. Le regard n’a pas de point de butée et peut fuir à l’envie dans ce sublime environnement. Constellations, soleils et astres sont autant de points lumineux qui décorent cette immensité illimitée. Par moments, des turbulences aux spirales fascinantes, des engins spatiaux qui ont la forme de poissons géants, des astéroïdes dotés de silhouettes psychédéliques ou des bâtiments flottants surgissent et invitent l’œil à suivre leurs lignes. Loin d’être verbeux, le scénario s’éclipse régulièrement. Des passages entiers se font dans le silence et laissent tout loisir au lecteur de contempler les illustrations.

Très beau roman graphique qui contient quelques petits défauts (notamment dans les derniers chapitres où on touche du doigt les limites des ellipses narratives opérées durant le récit).

Je vous renvoie vers la succulente chronique de Laetitia Gayet (France Inter).

 Dans un rayon de soleil (récit complet)

Editeur : Gallimard / Collection : Bandes dessinées
 Dessinateur & Scénariste : Tillie WALDEN
 Traduction : Alice MARCHAND
 Dépôt légal : janvier 2019 / 544 pages / 29 euros
 ISBN : 978-2-07-512882-9 

Les Etoiles (Goldstyn)

« Dans un parc du Mile End, un jeune garçon juif et une petite fille musulmane font connaissance. Ils réalisent bientôt qu’ils partagent une passion profonde pour les étoiles et les constellations, rêvant   de devenir un jour scientifiques ou astronautes et d’explorer l’infini du ciel. Leur histoire consistera à   rêver, à partager et à explorer ce qui est plus grand que nous, au-delà des questions religieuses. » (synopsis éditeur)

Dans ce quotidien routinier, un enfant grandi au sein d’une famille aimante et traditionnelle. Il a des rêves plein la tête mais son avenir est tout tracé par son père. Ainé d’une fratrie de quatre enfants et seul garçon, c’est à lui qu’il revient de reprendre le commerce familial. L’enfant aspire à autre chose, il veut devenir astronaute. Il passe son temps dans des livres d’astronomie ou à construire des vaisseaux spatiaux. Sans personne avec qui partager sa passion. Il lui en faut peu pour être heureux, jusqu’au jour où il découvre l’amitié et se rend compte à quel point cela donne du sens à sa vie. Dès lors, le récit redouble d’entrain. Une chaleur nouvelle s’en dégage, revigorante. Exit la solitude, désormais ils seront deux à avoir la tête dans les étoiles, à rêver d’explorations spatiales et de voyages interplanétaires.

« Rapidement, nous sommes devenus inséparables, comme des étoiles jumelles. J’ai l’impression d’être en orbite autour d’elle. »

Ce qui enrichit d’autant ce récit, c’est l’acceptation de l’autre tel qu’il est. De culture et de religion différentes, les deux enfants vont nouer une amitié forte. Sans arrière-pensées, loin des préjugés, ils profitent de chaque instant qu’ils passent ensemble.

Les dessins épurés à l’aquarelle mettent en images ce quotidien avec beaucoup de tendresse et de délicatesse. Les couleurs douces de Jacques Goldstyn créent une ambiance apaisante dans laquelle les rêves de ces deux enfants pétillent. Il y a toute une palette de couleurs qui s’entendent à merveille et créent une ambiance graphique harmonieuse.

Très bel album destiné à un jeune lectorat (8-10 ans). Bonne humeur et optimisme viennent donner le « la » à l’ensemble. 

 Les Etoiles (one shot)
Editeur : La Pastèque
Scénariste & Illustrateur : Jacques GOLDSTYN
Dépôt légal : novembre 2019 / 64 pages / 15 euros
ISBN : 978-2-89777-065-5

Suiza (Belpois)

Belpois © Gallimard – 2019

« Ici, les gens vont raconter n’importe quoi sur mon compte, après un fait divers pareil. N’importe quoi. Que j’avais ça dans les gènes, la violence et l’ennui, que j’étais bien le fils de mon père et que ça devait arriver. Ils vont raconter ma vie, même à ceux qui ne demanderont rien, ceux qui seront juste de passage, ceux qui viendront au village pour voir une connaissance, ou visiter la région. Mais personne ne sait vraiment l’histoire, à part Ramón. Agustina aussi, si je réfléchis bien, mais elle, elle ne pouvait pas être tout à fait objective, j’étais comme son fils. C’était surtout Ramón qui aurait eu le droit de l’ouvrir, parce que lui, il vivait presque avec nous.

Il a su le premier que j’étais malade. Un truc vraiment grave, une saloperie. Oui, c’est comme ça que ça a commencé, cette histoire, avec une bonne maladie bien dégueulasse. »

 

C’est l’histoire de Tomàs. Sa confession. Immédiatement, dès les premiers mots, on pressent la douleur et le drame. Tomàs a bientôt 40 ans. Il est veuf. Seul. Il est doté d’une belle exploitation agricole. En Galice. Un morceau de campagne qui le remplit de puissance et de fierté. Son bout de pays. Sa terre. C’est tout ce qu’il a. Tomàs y travaille sans relâche, aidé par Ramón, le vieux. Son ouvrier agricole de toujours. Comme un substitut de père.

Tomàs a un cancer. Un cancer tout neuf qui vient d’être découvert. Un cancer de merde. Un cancer des poumons bien dégueulasse. Tomàs angoisse. Seul. Il va mourir, c’est sûr….

Tous les midis, parfois même le soir, Tomàs et Ramon mangent chez ce vieux débris d’Alvaro qui cuisine comme personne. Ce midi, derrière le bar, il y avait Suiza. Une femme. Belle à en coupé le souffle. Conne un peu non ?

Ce midi, la vie de Tomàs a basculé. Il est devenu comme fou. Fou de désir. Fou de vie. Fou, fou fou. Il veut Suiza. Il la veut de toutes ses forces. Tomàs est un prédateur.

« J’ai laissé faire tout à coup, je ne pouvais plus lutter, je m’épuisais à tenter de l’oublier. Je bandais gentiment, pépère, pas énervé.
J’ai pris ma décision, elle est tombée comme un couperet d’évidence. De toute façon je n’avais plus le temps devant moi pour les fioritures. Finalement, j’irais au bar, ce soir-là, pour sentir encore cette femme. Cette perspective m’a rassuré. J’irais ce soir. Mes lèvres étaient des babines qui découvraient mes dents blanches de bête sanguinaire, en un sourire que je voulais féroce. Pour un peu, j’aurais tendu le cou et j’aurais hurlé à la mort toute ma rage et mon envie.
J’ai programmé en toute conscience que, ce soi-là, j’irais chez Alvaro. J’avais un plan de tueur à gages, simple et précis, méthodique. Je la verrais, j’attendrais qu’elle sorte, je la coincerais et je la baiserais.
Peut-être même bien devant tout le monde. »

Et puis, l’histoire prend un autre chemin, plus doux, paradoxalement. C’est pas complètement le bonheur ni la douceur mais ça y ressemble un peu… Tomàs et Suiza vont s’approcher (c’est peu de le dire !), s’apprivoiser, se reconnaître, s’aimer peut-être…

« Les manques lui ont fait une fragilité d’œuf, alors qu’ils t’ont donné une carapace de tortue. Elle seule sait te l’enlever sans t’arracher la peau, toi seul sait la protéger comme elle le souhaite, sans la casser. Vos deux faiblesses mises ensemble, ça fait quelque chose de solide, une petite paire d’inséparables. C’est pas souvent, mais des fois, quand tu mélanges bien deux malheurs, ça monte en crème de bonheur. »

Et puis l’histoire continue et moi je ne dis plus rien si ce n’est vous encourager fort fort à lire ce livre. D’abord parce que l’écriture est remarquable, libre, crue. Pleine d’ironie. Mordante. Comme la vie. Un brin cruelle aussi. Absolument réjouissante. Et que le récit est implacable. Incroyablement maitrisé. Il est à tomber ! Et surtout, impossible à lâcher ….

J’ai tout aimé dans ce livre. Tout. Suiza est mon coup de cœur des 68 premières fois.

(Pour découvrir tous les romans de la sélection et les billets c’est par là : https://68premieresfois.wordpress.com/ )

Extraits

«Elle avait de grands yeux vides de chien un peu con, mais ce qui les sauvait c’est qu’ils étaient bleu azur, les jours d’été. Des lèvres légèrement entrouvertes sous l’effort, humides et d’un rose délicat, comme une nacre. À cause de sa petite taille ou de son excessive blancheur, elle avait l’air fragile. Il y avait en elle quelque chose d’exagérément féminin, de trop doux, de trop pâle, qui me donnait une furieuse envie de l’empoigner, de la secouer, de lui coller des baffes, et finalement, de la posséder. La posséder. De la baiser, quoi. Mais de taper dessus avant.»

 

« La vie était rude ici, nous étions loin de tout, nous vivions dans une autarcie presque complète. Nous avions l’habitude de nous priver de tout, d’économiser. Le moindre morceau de viande, le moindre poulpe prenaient une valeur inestimable. Des générations sous le joug de la pauvreté, et une crise qui nous avait impactés de plein fouet, rajoutant une couche de difficulté. La dureté était devenue plus vive, nous étions comme des pierres, surprises par une gelée d’hiver. Le plus frappant était qu’habitués à nous priver, et ne pouvant le faire davantage, nous étions devenus économes jusque dans nos sentiments, nos rapports aux autres. Nous parlions peu, juste pour dire l’essentiel, voire l’indispensable. Nous nous en tenions au strict minimum. Nous ne savions plus faire avec la douceur. Les valeurs étaient toujours les mêmes, l’amitié, l’honneur, l’amour, le respect, mais nous ne les exprimions plus qu’en actes, eux aussi réduits à l’extrême. La parole avait disparu. Le bonheur était fugace, presque un miracle et souvent culinaire. Un bon verre de vin, une bonne assiette de viande, un pain gris qui tenait au ventre nous ravissaient plus sûrement qu’un compliment. »

Bénédicte Belpois, Suiza, Gallimard, 2019.

Infinity 8, tome 1 et 2 (Trondheim & Zep & Bertail & Vatine)

Trois fascicules d’une trentaine de pages dans chacun de ces tomes. Des fascicules prépubliés en 2016 et vendus en librairie. Le postulat de départ est un vaisseau de croisière ultra-rapide et immense, l’Infinity 8 qui – à un moment donné de son voyage – est contraint de s’arrêter, un étrange obstacle l’empêchant de poursuivre son trajet. Après avoir demandé de l’aide, le Capitaine du vaisseau décide d’envoyer des agents pour mener l’enquête et comprendre ce qui se passe. Au moment où chacun d’eux entre en fonction, il ouvre une fenêtre temporelle de huit heures dans lequel il fait entrer un agent qui doit explorer un futur probable. Il peut répéter cette opération à huit reprises.

L’occasion pour le lecteur d’explorer le potentiel narratif de ce postulat de départ et d’en vivre huit déclinaisons possibles. Huit agents, huit missions, huit équipes d’auteurs.

tome 1 – Trondheim – Zep – Bertail © Rue de Sèvres – 2017
tome 1 – Trondheim – Zep – Bertail © Rue de Sèvres – 2017

Un voyage dans l’espace en direction d’Andromède. A bord de l’YSS « Infinity », un vaisseau ultra-rapide, l’agent Yoko Keren est chargée de la sécurité des 880000 passagers. Parmi cette population en transit dans l’espace, près de 257 races différentes dont 1583 humains. Yoko, quant à elle, profite de cette mission pour trouver le géniteur parfait. Avec son petit scanner portatif, « Twip twip ! », elle débusque les eczémas, asthme et autres « tares » qu’elle veut à tout prix éradiquer du patrimoine génétique de sa progéniture.

Pendant le trajet, l’Infinity rencontre un obstacle de taille qui oblige le capitaine à arrêter le vaisseau. C’est à l’agent Keren qu’on demande d’intervenir.

« -Il a été bloqué par un amas d’artéfacts hétéroclites dont la totalité équivaut à la taille d’un système solaire. (…)
– Quels genres d’artéfacts ?
– Des vaisseaux, des bouts de planètes, des monuments, des morceaux de villes satellitaires, des débris…
– C’est un dépotoir ?
– C’est à vous de le découvrir.
– Quoi ? Vous m’avez appelée pour que je fasse les poubelles ?
– C’est l’idée générale, mais on peut aussi avoir des rapports sexuels une fois la mission achevée.
Twip Twip !
– Non… Aucune chance ».

L’Agent Yoko Keren va donc devoir sortir pour repérer les lieux et les sécuriser si nécessaires. Mais la situation va échapper à tout contrôle.

Pour le premier tome, le duo ZepLewis Trondheim se forme côté scénario tandis que Dominique Bertail se penche sur la partie graphique. L’ensemble donne un album décapant, tant au niveau des répliques que du dessin. Avec un certain sens de la répartie, un brin de mauvaise foi et beaucoup de panache, les bases de l’aventure sont posées et vont être dépliées à un rythme soutenu. Le récit ne souffre (presque) aucun temps mort et l’intrigue avance joyeusement vers son dénouement. Dominique Bertail quant à lui semble prendre plaisir à faire évoluer la jeune Yoko, plantureuse et musclée, futée et caractérielle, dans un décor improbable. Le sang gicle, des vaisseaux aux tailles colossales flottent majestueusement dans l’espace et en toile de fond, la galaxie qu’on a à peine le temps de regarder tant on saute d’une action à l’autre. Un bon space opéra qui s’ouvre avec cette série atypique.

Au bout du compte, le « reboot temporel » se referme et on se retrouve au point de départ, juste avant que le Capitaine n’enclenche le reboot.

tome 2 – Trondheim – Vatine © Rue de Sèvres – 2017
tome 2 – Trondheim – Vatine © Rue de Sèvres – 2017

« Reboot à bord de l’Infinity 8 ! La première mission ayant tourné court suite à l’attaque d’une espèce nécrophage, le Capitaine, capable d’explorer plusieurs futurs alternatifs, lance une nouvelle trame temporelle et active un nouvel agent. L’incontrôlable Stella Moonkicker ne disposera à son tour que de 8 heures pour explorer la nécropole et en découvrir l’origine » (quatrième de couverture).

Nouveau regard sur les difficultés du vaisseau de croisière, on repart au début de la première fenêtre de 8 heures mais cette fois, on la passe en compagnie d’un autre flic, une autre femme au caractère bien trempé, aux formes généreuses, à la répartie redoutable, bourrée de mauvaise foi, adorant le sarcasme et… les selfies. Ultra-connectée aux réseaux, elle mène de front sa mission tout en soignant son image auprès de ses followers.

Lewis Trondheim se charge du filage narratif et on retrouve le ton alerte et bourré d’humour dont on avait déjà bénéficié dans le premier tome. Cette fois pourtant, on navigue au milieu d’une autre ambiance graphique ; les formes sont plus nettes, un rendu très travaillé que ce soit au niveau du dessin ou de la couleur. Olivier Vatine (« Aquablue », « Carmen McCallum »…) s’éclate et maîtrise parfaitement l’évolution de ce genre de personnage au tempérament très prononcé (j’y faisais référence plus haut mais on l’a déjà vu faire évoluer Carmen, mais aussi Cixi dans « Lanfeust » ou Atalante dans la série éponyme). Le côté très punchy colle parfaitement à l’ambiance et au rythme percutant de l’album. Aucun risque de s’ennuyer ici et, cerise sur le gâteau, on en profite pour donner un bon coup de pied aux fesses d’Hitler revenu d’entre les morts.

PictoOKUne nouvelle série qui démarre tambours battants et si elle me fait sortir de ma zone de confort côté lecture, ça m’étonnerait que je manque les prochains tomes !

Infinity 8

Tome 1 : Romance et Macchabées
Série en cours (8 tomes au total)
Editeur : Rue de Sèvres
Dessinateur : Dominique BERTAIL
Scénaristes : Lewis TRONDHEIM & ZEP
Dépôt légal : janvier 2017
96 pages, 17 euros, ISBN : 978-2-36981-257-9

Infinity 8

Tome 2 : Retour vers le Führer
Série en cours (8 tomes au total)
Editeur : Rue de Sèvres
Dessinateur : Olivier VATINE
Scénaristes : Lewis TRONDHEIM & Olivier VATINE
Dépôt légal : janvier 2017
96 pages, 17 euros, ISBN : 978-2-36981-259-3

Bulles bulles bulles…

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Infinity 8, tomes 1 et 2 – Trondheim – Zep – Vatine – Bertail © Rue de Sèvres – 2017