Les Gens de rien, tome 1 (Masson)

J’ai découvert le travail de Charles Masson en 2009 avec « Droit du sol » , un reportage qu’il avait réalisé à Mayotte auprès de migrants. Il dénonçait les conditions d’accueil lamentables des personnes en situation irrégulière et les piètres moyens mis à la disposition des équipes (de l’humanitaire et du secteur médico-social) pour leur venir en aide. Tout cela… l’opinion publique s’en contrefiche. J’ai lu peu d’autres ouvrages de cet auteur si ce n’est « Soupe froide » qui, là aussi, frappe un grand coup sur la table en s’intéressant au quotidien d’un homme sans-abri.

Des sujets rarement abordés, quel que soit le medium. Alors faut-il être un minimum sensibilisé pour parler de ces sujets « d’actualité » ? Pourquoi cette indifférence générale face à la souffrance d’autrui ? Heureusement, il y a des gens qui se mobilisent. Charles Masson en fait partie, peut-être parce qu’il est médecin et que son parcours l’a amené à rencontrer des gens qui n’ont plus rien, des gens qui pensent « n’être plus rien » parce que la société ne les voit pas, ne les considère pas… elle leur tourne le dos.

Masson © Guy Delcourt Productions – 2021

Avec « Les Gens de rien » , Charles Masson parle du soin, du cancer. Il rencontre Marie en consultation, elle deviendra sa patiente. Il l’accompagne dans sa fin de vie, seule alternative qu’il lui reste car Marie s’est présentée à lui trop tard : son cancer à la gorge ne peut plus être soigné. Les métastases sont partout dans son corps.

Dès le début, l’auteur utilise l’imparfait. Il raconte le passé, il raconte une histoire qui s’est aujourd’hui refermée. On sent la joie de certains instants. On sent la nostalgie dans ce bel hommage qu’il fait à cette femme. Il parle de Marie, de sa vie, du courage dont elle a toujours fait preuve, de sa détermination. Une femme indépendante au caractère bien trempé qui ne se démonte pas face à la première difficulté qui pourrait entraver sa route.

Du passé de Marie qui revit grâce au témoignage de sa meilleure amie au présent de Marie qui regarde la maladie en face. Elle garde la tête haute et le positionnement bienveillant des médecins l’y incite. Sa parole est respectée. Toute patiente qu’elle est, il n’est pas question que les volontés du corps médical s’imposent à elle. Il s’agit de sa vie, de sa santé… c’est à elle de décider si oui ou non elle accepte de prendre tel traitement, de faire tel examen… Il n’est pas de mise de juger, il ne convient pas de la faire plier contre son gré. Parler de « relation de confiance » entre le soignant et son patient prend ici tout son sens ; ils font alliance pour brider autant que possible ce fichu crabe. Le suivi médical a commencé en hiver. Sa seule ambition était de permettre à cette dame de voir une dernière fois le printemps…

L’auteur (et médecin) s’efface complètement au bénéfice du personnage principal. Il est un des personnages secondaires et endosse à sa manière la façon dont cette histoire s’est achevée. Le scénario est fluide, il nous laisse éberlué face à la lucidité de l’héroïne, sa force de caractère et sa pugnacité. On prend plaisir à découvrir ce récit plein d’humanité, cette rencontre entre deux personnes, la confiance réciproque qui se tisse entre eux. C’est simple, doux. Le rythme narratif prend le temps de nous installer puis de nous raconter sans ambages cette petite histoire de vie.

Curieuse et impatiente de découvrir le second tome des « Gens de rien » … il nous mènera peut-être en été aux côtés d’autres petites gens.

Les Gens de rien / Tome 1 : Jusqu’au Printemps

Editeur : Delcourt / Collection : Encrages

Dessinateur & Scénariste : Charles MASSON

Dépôt légal : mars 2021 / 88 pages / 13,94 euros

ISBN : 9782413037507

Le Plongeon (Vidal & Pinel)

Les « seniors » … tant de BD ont déjà abordé ce thème avec plus ou moins de justesse et pourtant, tout a -t-il été dit ? Non, bien évidement ! Un « non » d’autant plus affirmatif après avoir lu « Le Plongeon » …

Vidal – Pinel @ Bamboo Editions – 2021

Une nouvelle fois, Séverine Vidal et Victor L.Pinel collaborent et leurs crayons de scénariste et de dessinateur s’accordent de suite. Après « La maison de la plage » qui nous avait valu un petit pincement au cœur à la lecture de l’histoire de Julie et du deuil qu’elle doit faire alors qu’elle s’apprête à donner naissance à son premier enfant. J’avais apprécié cette fenêtre qui s’était ouverte sur la vie d’une jeune femme au matin de sa vie.

Le Plongeon – Vidal – Pinel @ Bamboo Editions – 2021

« Le Plongeon » nous fait quant à lui rencontrer Yvonne. Elle a 80 ans, son homme est décédé depuis quelques temps déjà mais elle ne se fait pas à son absence. Elle vit seule de façon tout à fait autonome dans sa maison. Des petits rituels peuplent son quotidien. Entre les balades avec sa chienne, les mots croisés, les moments de quiétude et ceux où elle s’affaire à autre chose. Mais il en a été décidé autrement. Alors sa maison est en vente et une place en EHPAD l’attend. Elle quitte son nid à contre-cœur. Elle a peur du changement auquel elle participe pourtant. Un dernier regard pour caresser le tilleul du jardin, bercer avec affection le chez-soi qu’elle ne reverra plus. Elle part… entre en apnée dans sa nouvelle vie, la dernière.

Le pas. Le saut tant redouté.

L’histoire saisit et empoigne. Dès le début, on a envie de s’indigner, de hurler à tous ces personnages qui ne sont pas là d’ouvrir les yeux. De laisser Yvonne chez elle. Ça fend le cœur de ressentir ce qu’elle vit. Ça tord, ça prend aux tripes. Et ça noue la gorge encore quand elle arrive à l’EHPAD, qu’elle s’installe dans sa chambre. Et ça attriste même quand elle noue les premières amitiés avec des « vieux » qui n’ont pas leur langue dans leur poche, qui affichent un moral au beau fixe…. mais ce sont des vieux… et ça reste la dernière vie d’Yvonne, celle qu’elle va passer en Institution. Elle s’acclimate cahin-caha à son nouveau cadre de vie, elle a moins d’espace pour se réfugier dans ses souvenirs… dans sa solitude. Des rires fusent, de nouvelles complicités se créent, des contacts relationnels… physiques. Elle revit en essayant de ne pas trop penser à la mort.

« Je n’aime pas qu’un autre me touche. Je n’avais pas envie de sa peau sur la mienne. Ses mains, chaudes, sèches, sur mon cou, mes épaules, effleurant mes cheveux. Et puis, la sensation m’a rattrapée. Je me suis souvenue de ce que c’est, le mélange des peaux. Il faudra y repenser ce soir. »

Et les lettres déposées. Les mots de son journal. Ses mots mettent ses pensées à nu…

« J’ai un peu peur, petit Tom. Peur de la suite, des mots qui vont s’effacer, comme mes souvenirs. J’oublierai ton prénom, peut-être. Si j’oublie ton prénom, tue-moi. »

Peur de la mort, de la sénilité, du corps qui lâche, de la mémoire qui s’échappe, « les mots fuguent » … Et c’est beau ! C’est beau ! C’est plein d’optimisme et des maux d’une cruelle réalité. Plein de petits riens qui disent que la vie mérite d’être vécue jusqu’au bout. Plein de tout qui montrent que c’est lorsqu’on s’y attend le moins que les plus belles choses nous arrivent. C’est fou et triste à la fois. C’est réconfortant et troublant. C’est poignant de savoir qu’Yvonne, c’est les autres et c’est nous. Lui, toi… moi. Que l’on va se perdre doucement dans un état de torpeur et être totalement impuissant face à cela. Séverine Vidal décrit ce refus de partir et sa cohabitation sereine avec la douce acceptation de l’évidence, comme un lâcher-prise. Comme une envie de se battre à tout prix et la sereine résignation face à la mort. C’est l’ambivalence, entre la peur de partir et l’envie de disparaitre pour que les douleurs du corps et de l’âme cessent. Un scénario de toute beauté. J’ai repensé à « Rides » , à « Jamais » et autres autres qu’ils soient Raymond, Abel, Marguerite, Mamé ou Emile. Puis j’ai repensé à Mimile, Antoine et Pierrot, forcément ! J’ai pensé à toutes ces vieilles solitudes, réelles ou fictives, qui m’ont touchées, me touchent et qui restent nichées quelques part au fond de moi. « Le Plongeon » les rejoint. Le ton de ce récit est juste et magnifiquement mis en image par Victor Pinel.

Superbe, délicat et drôle, un récit touchant sur les jours qui passent et la vie qui s’en va doucement… en riant.  

La chronique de Noukette, celle de Sabine.

Le Plongeon (one shot)

Editeur : Bamboo / Collection : Grand Angle

Dessinateur : Victor L. PINEL / Scénariste : Séverine VIDAL

Dépôt légal : janvier 2021 / 80 pages / 17,90 euros

ISBN : 978-2-81897-899-3

Mes quatre Saisons (Nicoby)

Nicoby © Dupuis – 2020

Au printemps, Nicoby se rappelle les préoccupations qu’il avait à 20 ans. Il dessine à tout-va depuis l’enfance, a des idéaux à revendre, les pieds sur Terre et la tête dans les nuages. Il rêve de faire de la BD mais la réalité économique le force à trouver une autre orientation… une alternative.

C’est aussi à cette période que L’Association commence à se monter et propose une ligne éditoriale tout à fait nouvelle. Cet éditeur alternatif montre ainsi à tous que la BD sait faire autre chose que des albums « grand public » et apporte un vent nouveau à ce secteur éditorial. La « BD d’auteur » a désormais voix au chapitre et cela donne quelques perspectives à Nicoby.

« C’est peut-être ça l’aventure : raconter un truc chiant en essayant de le rendre intéressant. La BD en pleine mutation. »

Tout en poursuivant des études – qu’il perçoit pourtant comme une voie de garage -, Nicoby ne perd pas de vue son rêve de toujours : vivre de son dessin. Aujourd’hui, il a la quarantaine. Il vit de son art. Un artiste-auteur qui continue à nourrir à chaque occasion sa passion pour la BD.

« La vie d’auteur de bandes dessinées, c’est surtout un long face-à-face avec soi-même. Une vie d’ascète, de moine solitaire. »

S’enchaîne la vie au rythme des saisons. A l’été, des rencontres pour récupérer des planches pour les expositions de la prochaine édition de Quai des Bulles. L’automne et son lot d’idées géniales pour des albums à venir. L’hiver et l’aggravation de l’état de santé de sa mère ; elle souffre d’Alzheimer. La mémoire friable de sa mère lui donne l’envie de retracer l’histoire familiale… et la sienne peut-être aussi un peu.

On parcourt ainsi une année de la vie de Nicoby. Bilan en humour avec des anecdotes de son parcours personnel et professionnel.

J’aime foncièrement Nicoby depuis que j’ai lu « Les Ensembles contraires » … cela fait une dizaine d’années maintenant. Depuis, j’ai saisi chaque occasion de le lire, même quand il ne s’occupe « que » de réaliser les planches d’un album (dans « 20 ans ferme » par exemple). Son regard sur le monde, sur la vie, son parcours… il me touche et fait mouche.

Sa passion pour la BD ne fait que grandir depuis ses 10 ans sans prendre une place dévorante. Il la dompte comme il peut, souvent du fait de contraintes budgétaires. Il aménage finalement sa vie professionnelle autour de sa passion de gosse qu’il ne cherche pas à cacher. Je trouve ça chouette de le voir s’extasier devant l’original d’une planche de Sempé ou de Franquin. C’est aussi agréable que le fait de pouvoir profiter de l’euphorie et de la satisfaction qu’il ressent à travailler sur un nouvel album de « Tif et Tondu » … projet qu’il appréhende comme une petite madeleine de Proust, un moyen de retrouver le même plaisir qu’il avait – gamin – à dévorer les tomes de la série. Tout cela fait largement contre-poids avec le fait de bouffer du pain noir du fait de son activité professionnelle qui a son lot d’incertitudes…

Le dessin est d’une bonhommie chaleureuse. Le propos sonne comme une confidence. Nous voilà bien accueilli dans cette lecture par un artiste fort fort généreux !

Nicoby nous offre un témoignage d’une spontanéité folle. Le propos est bourré d’autodérision. Il ne cache rien du manque de confiance qui le taraude parfois. Il nous ouvre son quotidien entre sa vie de famille et enfants à récupérer à la sortie de l’école, ses journées de travail qui sont souvent un long tête-à-tête avec lui-même, ses rencontres avec d’autres auteurs pour préparer Quai des Bulles (il est l’un des trois directeurs artistiques du festival), des soirées organisées par les éditeurs qui sont autant d’occasions de rencontrer des amis et de lier de nouvelles connaissances. Cet album est autant d’occasion de revenir sur son parcours, ses albums, les affinités qu’il a tissées avec d’autres auteurs (Sylvain Ricard, Etienne Davodeau, Eric Aeschimann, Didier Tronchet…)

La chronique de Branchés culture.

Mes quatre Saisons – Première Partie

Editeur : Dupuis / Collection : Aire Libre

Dessinateur & Scénariste : NICOBY

Dépôt légal : octobre 2020 / 216 pages / 22 euros

ISBN : 979-1-0347-5031-3

Toajêne (Bozzetto & Panaccione)

Besoin de rire un bon coup ? Alors met le nez dans « Toajêne » … ça va te dérider ! 😉

Bozzetto – Panaccione © Guy Delcourt Productions – 2020

Tu vas faire la connaissance de Moatarzan, un microbe qui vivait jusque-là au milieu de microbes et de bactéries en tout genre. Le souci existentiel de Moatarzan, c’est qu’il vit au milieu de décérébrés, de sans cervelles bref… de purs idiots. Et ça l’épuise Moatarzan d’être entourés d’abrutis. Du coup, il s’ennuie, il déprime. Personne à qui parler, quel vide existentiel ! Jusqu’au jour où, par un des grands hasards de l’existence, voilà notre microbe qui se retrouve en pleine projection d’un film. Paf ! Notre Moatarzan en prend plein les mirettes et se fait foudroyer sur place par un coup de foudre. Electrisé ! Stupéfié par la beauté de Toajêne… enfin de Jane (vous savez, celle qui fait fondre le cœur de Tarzan !). Et là forcément, ça change tout parce que subitement, Moatarzan peut donner un sens à son existence. Il vit. Il ressent. Enfin !

Peu après, la vie de Moatarzan bascule. Pour une raison qu’il n’explique pas, Moatarzan constate qu’il a été arraché à l’environnement dans lequel il vivait. Paf ! Le voilà apatride… sans organisme dans lequel résider. Moatarzan fait alors connaissance de l’humain qui lui servait jusque-là de terreau naturel et comprend que cet homme peut l’aider à (re)trouver Toajêne ! Bien sûr, la réalité est plus complexe. Moatarzan est en fait un microbe appartenant à un virus qui inquiète l’humanité entière. Un vrai fléau ! Et l’humain dans lequel Moatarzan demeurait est un scientifique en quête de l’antidote qui permettra d’éradiquer ce virus destructeur. Aveuglé par sa quête de l’âme sœur, Moatarzan ne comprend pas immédiatement ce qu’implique sa découverte pour la race humaine.

Complètement loufoque, le fil narratif coud solidement d’absurde les éléments qu’il contient. En effet, le récit parvient à nous parler à la fois d’humanité, de conflits d’intérêt, de découverte scientifique et de sentiments amoureux… Parvenir à aborder tout cela à la fois dans des proportions à peu près équivalentes revient à réussir un tour d’équilibriste de haute voltige. Cerise sur le gâteau : les auteurs le font avec beaucoup humour. Au final, cela donne lieu à un album foufou, drôle, triste, improbable et assez entraînant. On emboîte le pas sans sourciller pour suivre l’épopée… d’un microbe !

Bruno Bozzetto laisse son scénario aller en roue libre. Il n’y a plus qu’à donner carte blanche au trait fou de Grégory Panaccione et au talent de ce dernier pour caser l’expression parfaite au parfait moment. C’est totalement insensé, burlesque. La fraicheur de l’intrigue contraste avec le sérieux des sujets de fond placés dans le récit. Cette manière d’aborder des questions philosophiques (sur le sens de la vie notamment, mais aussi sur les sentiments et l’ambition) avec un humour décalé donne une impression d’incongruité. Pourtant, cette façon d’écrire permet de pointer avec finesse et ironie les maux et travers de notre société. Savoir et pouvoir rire du pire fait un bien fou.

Je n’avais aucune attente à l’égard de cet ouvrage si ce n’est profiter une fois de plus du trait malicieux et inventif de Gregory Panaccione. Au final, c’est une très bonne surprise et un moment de lecture tout à fait ludique !

Toajêne (one shot)

Editeur : Delcourt

Dessinateur : Grégory PANACCIONE / Scénariste : Bruno BOZZETTO

Dépôt légal : juin 2020 / 104 pages / 19,99 euros

ISBN : 978-2-4130-2751-5

Journaux troublés (Perez & Mazzoni)

Mise en bouche de l’éditeur : « Bipolarité, dysmorphophobie, paranoïa… tout le monde connaît ces termes. Mais que dissimulent-ils réellement ? Cet ouvrage aborde treize maladies psychiatriques à travers des extraits de journaux intimes de patients d’un asile imaginaire : l’Arion Asylum. L’un après l’autre, ces troubles mentaux se racontent, accompagnés d’une illustration, parabole animalière ; puis s’ensuit une transcription émotionnelle sous forme de bande dessinée, avant de terminer par une description succincte de la maladie. Un livre qui traite magnifiquement d’un sujet ancré dans la société depuis toujours et qui n’a jamais cessé de fasciner. »

Perez – Mazzoni © Soleil Productions – 2020

On est plongé dans un monde silencieux, un environnement familier que l’on observe avec un miroir déformant. On est plongé dans nos pensées et ce que les illustrations provoquent en nous d’émotions, de ressentis et de réflexion. On observe des bribes d’une normalité qui déraisonne. Une folie douce qui a depuis longtemps perdu les pédales. Décalée. Aux dysharmonies psychiques palpables… dérangeantes. Pourtant l’harmonie graphique est là. Elle est bel et bien là. Ses tons pourpres, turquoises et vert acier relient au monde réel ce qui dissone dans la tête d’individus qui ont perdu le sens du bon sens. De l’autre côté du miroir, des dessins sur ton de sépia froid témoignent une solitude abyssale, d’un long monologue intérieur qui rétropédale, tourne en boucle. Une impression d’être si unique au point d’être hors-norme, hors format, hors contrôle.

Une capsule a été enlevée, laissant leur esprit s’emballer, s’étouffer… s’atrophier sur de fausses perceptions.

« Le vide est un luxe que je ne m’autorise pas… »

« Mon cœur se fissure par tant de froideur. »

« Le dégoût a une saveur. Celle de l’illusion. »

« Je dois briller de mille feux pour ne pas disparaitre. »

Ces troubles psychiques ont des noms. Anorexie, anxiété, bipolarité, boulimie, dépression, dysmorphophobie, hypocondrie, hystérie, masochisme social, narcissisme, obsession compulsive, paranoïa, la personnalité multiple. Treize psychoses ici mises en mots de façon poétique et habillées d’illustrations sublimes. Le dessin est majestueux. Une sérénité étrange le porte. Un peu de nostalgie et un peu de quelque chose d’angoissant, un effet hypnotique fascinant et troublant. Epoustouflant travail graphique réalisé par Marco Mazzoni, un artiste-auteur italien que je découvre à l’occasion de la parution de « Journaux troublés » … ses compositions sont à couper le souffle. J’ai marqué un temps d’arrêt et souvent pensé à l’univers graphique de Benjamin Lacombe. Des dessins aux métaphores multiples, belles, inconscientes… il faut un peu de lâcher-prise pour accepter de ne pas toutes les percevoir. Se laisser porter ici a été très facile.

Journaux troublés – Perez – Mazzoni © Soleil Productions – 2020

Les auteurs nous tendent la main et nous accompagnent de façon bienveillante et nous invitent à faire ce pas de côté, laisser la raison légèrement ensommeillée et accepter que de poser un autre regard sur le monde… entendre ce que le regard du « fou » a à nous dire. Ne pas tressaillir à l’écoute des fausses notes qu’il fait tinter au contact de notre réalité de névrosé. On s’adapte volontiers.  

« Journaux troublés représente une approche poétique et artistique du ressenti supposé des personnes atteintes de ces troubles divers. Le parti pris littéraire de Sébastien Perez, usant du journal intime, favorise à la fois une mise en abyme et une capacité d’identification très forte au trouble de l’individu. Le parti pris graphique de Marco Mazzoni, usant de l’allégorie et de la métaphore visuelle avec subtilité, permet, là encore, une grande variété d’interprétation et d’identification » (extrait de la préface de Lydia Lacombe-Csango, psychologue clinicienne).

Sous la plume de Sébastien Pérez, les mots s’assemblent. Des lettres, des confidences chuchotées, des bribes de journaux intimes, des pensées jetées sur papier comme on jette une bouée à la mer. Ces textes énoncent des certitudes qui nous semblent bancales mais à n’en pas douter, ils sont le témoignage d’une grande souffrance. D’une immense solitude. Il y a là, au creux de ces mots, comme un appel à l’aide. La recherche d’une voix qui leur dit qu’ils ne sont pas fous pourtant… pourtant c’est bien ce que leur inconscient semble leur marteler. Des mots comme une énième tentative de contenir au cœur des mots un mal-être dévorant. Il y a là une réelle invitation, e la part du scénariste, à laisser se développer une empathie pour les individus qui souffrent de ces troubles du comportement.

A savourer. A méditer. A réfléchir. A lire aussi si on se sent d’attaque écouter et contempler en apnée. Beau.

Journaux troublés (recueil)

Editeur : Soleil / Collection : Métamorphose

Dessinateur : Marco MAZZONI / Scénariste : Sébastien PEREZ

Dépôt légal : août 2020 / 104 pages / 22,95 euros

ISBN : 9782302083288

Incroyable ! (Zabus & Hippolyte)

Zabus – Hippolyte © Dargaud – 2020

Nous voilà quelque part en Belgique en 1983 et ça caille. La neige a recouvert les trottoirs, les toits et visiblement elle a également engourdi le cœur d’un enfant.

Nous voilà donc placés aux côtés de ce petit bonhomme haut comme trois pommes qui se prénomme Jean-Loup.

« Jean-Loup est un gamin un peu bizarre qui, du haut de ses 11 ans, s’est égaré quelque part entre son arrêt de bus… et le cosmos. »

Jean-Loup est dans son monde. A l’école, les autres enfants ne l’intéressent pas… et réciproquement. Il trace sa route tout seul. Il aime écrire des fiches. Il met tout dessus. Faune, flore, histoire de l’humanité… tout architout. Puis Jean-Loup est ritualisé (parce que la routine le rassure) et superstitieux (parce qu’on ne sait jamais ce qui peut arriver). Alors il traverse les rues sans marcher sur les bandes blanches du passage piéton. Il touche trois fois son nez. Il se lance des défis fous… des défis d’enfant.

Sa maman n’est plus là et il essaye de ne pas trop penser à elle pour ne pas être trop triste. Quant à son père, il joue au grand absent, toujours pris par le travail, toujours ailleurs et quand il est là, il est toujours pressé… de partir.

Jean-Loup est seul. Alors il s’est réfugié dans son monde. Il passe son temps avec le nez dans ses fiches ou dans de grands débats avec les personnages qui peuplent son quotidien imaginaire. Le roi Baudouin, son grand père… Pourtant…

Un matin pourtant la petite routine de Jean-Loup est comme grippée. Son réveil-matin ne sonne pas et le met en retard pour l’école. Un petit événement de rien qui va radicalement changer le cours de la vie de Jean-Loup.

Oh là là mais comme Vincent Zabus vient nous remuer avec ce récit drôle… et drôlement touchant ! Je fonds. Toute l’intrigue repose sur un enfant qui a les épaules rudement solides pour porter un propos qui aborde la douleur causée par différentes formes d’abandon. Il a l’abandon de soi, celui dans lequel Jean-Loup se réfugie pour ne pas penser, ne pas faire face à la réalité. Puis il y a l’abandon des autres lorsque ceux-ci quittent leurs places et leurs responsabilités, laissant les autres livrés à eux-mêmes. On est aussi dans ce cas de figure puisque les parents de Jean-Loup sont absents pour diverses. Ce scénario est drôlement cruel car il raconte un enfant qui grandi sans amour parental. Mais il a quelque chose d’aérien car il puise sans cesse dans l’imaginaire du petit héros en culottes courtes. Il est plein de non-dits, de silences et de respirations mais on perçoit beaucoup de choses dans les interstices qu’il y a entre les mots, entre les cases… dans les silences. Puis il y a le stress que cet enfant gère comme il peut. C’est bancal, naïf, obsessionnel… mais ses tics bordent ses angoisses. Et sa fragilité nous touche.

« Le brouillard, c’est un nuage qui n’a pas envie de voler. »

Un dessin charbonneux porte ce récit touchant où se mélangent pêle-mêle la troublante fragilité du personnage, son étonnant souffle de vie et sa manière un peu bancale d’être au monde. Comme d’habitude, Hippolyte fait des merveilles avec son trait malicieux, sombre et onirique. Il y a là une poésie très particulière qui chamboule notre petit cœur de lecteur.

Je vous recommande chaudement cet album et vous invite aussi à lire la chronique de PaKa.

Incroyable ! (Récit complet)

Editeur : Dargaud

Dessinateur : HIPPOLYTE / Scénariste : Vincent ZABUS

Dépôt légal : juin 2020 / 200 pages / 21 euros

ISBN : 978-2205-07965-4