Pereira prétend (Gomont)

Gomont © Sarbacane – 2016
Gomont © Sarbacane – 2016

Pereira est veuf. La tuberculose a emporté sa femme avait même qu’elle puisse donner naissance à un enfant.

Pereira est journaliste. Responsable de la page culturelle d’un quotidien portugais – journal conservateur et catholique -, il sait qu’on le laisse libre d’organiser comme il l’entend ses rubriques. Une liberté relative toutefois puisqu’à cette époque, le Portugal est en pleine dictature salazariste et les agents de la censure veille. L’armée est dans les rues et les passages à tabac des opposants au régime se font en place publique. Mais Pereira s’accommode de la situation, sélection les sujets de l’actualité culturelle selon son bon sens, se protège sans faire de vague. Metro, boulot, dodo.

Un jour cependant, son regard tombe sur l’article d’un jeune homme tout juste diplômé de la Faculté de philosophie pour son mémoire qui a trait à la mort. Pereira contact cet homme, un certain Francesco Monteiro Rossi, et l’engage en tant que pigiste pour qu’il rédige des nécrologies d’auteurs. Mais Pereira ne peut pas publier les chroniques que Francesco rédige. Les écrits sont subversifs, enflammés… de réels pamphlets… des petites bombes à retardements. Plutôt que de le congédier, Pereira va se lier d’amitié pour ce militant et tenter de l’aider, à sa manière. Au contact du jeune révolutionnaire, Pereira va peu à peu prendre conscience du contexte social et politique dans lequel s’enlise son pays. Une prise de conscience tardive, risquée, qui vient chambouler sa triste routine et, peut-être, l’aider à enlever quelques œillères et quelques vieilles peurs aujourd’hui sans fondement.

Adaptant le roman éponyme d’Antonio Tabucchi (publié en 1994 en Italie), Pierre-Henry Gomont nous fait revenir au Portugal vers la fin des années 1930, à la veille de la Seconde Guerre Mondiale. A cette époque, Salazar apporte son aide et son soutien à Franco ; à l’intérieur du pays, on sent la tension. Certains se replient et étouffent leurs convictions (c’est le cas du personnage principal) tandis que d’autres tentent la révolte (Francesco, le jeune pigiste, incarne la jeunesse révolutionnaire). Pierre-Henry Gomont s’aide de couleurs chaudes, les ocres et les rouges qu’il utilise pour la mise en couleur illustrent parfaitement la canicule sous laquelle Lisbonne étouffe durant cet été 1938. Cette ambiance graphique renforce d’autant les tensions et permet au lecteur de mieux se représenter l’atmosphère électrique du moment, où chaque citoyen est sur le qui-vive, suspicieux et méfiant, craignant la délation.

Le contexte socio-politique utilisé vient également exacerber les tiraillements et questionnements du personnage principal. On le découvre prudent, effacé, enlisé dans sa vie et ne parvenant pas à faire le deuil de sa défunte épouse. Il est abattu et on remarque rapidement qu’il a abandonné toute idée de lutte. S’il désapprouve l’orientation prise par le gouvernement de Salazar, il n’en dit rien et pire, pour un journaliste, il n’a rien à en dire, ne cherche pas à se renseigner. Il préfère éluder et s’excuse maladroitement de n’être qu’un journaliste affecté à une rubrique culturelle. La rencontre avec le jeune pigiste va venir redistribuer les cartes et changer la donne. Peu à peu, il va entendre ce que lui disent les personnes qu’il est amené à côtoyer. Francesco tout d’abord, la compagne de Francesco ensuite, son ami prêtre… une dernière rencontre avec un médecin philosophe viendra poser la dernière pierre ou, si vous préférez, viendra enfoncer le clou. La métamorphose du héros est déjà en marche. La question est de savoir s’il l’acceptera lui-même, s’il acceptera la prise de risque que cela sous-tend et s’il parviendra à quelque chose qui lui soit à la fois constructif et satisfaisant.

Pierre-Henry Gomont accompagne la réflexion de son personnage avec nombre de métaphores graphiques. La conscience de Pereira prend la forme de petits bonhommes qui symbolisent chacun un trait de sa personnalité. Tantôt colérique, tantôt apathique, tantôt réfléchi… on mesure l’ampleur des conflits intérieurs qui l’anime. Et face à cette effervescence, le personnage constate avec violence à quel point il souffre de solitude. Et en cette période historique mouvementée, il est délicat de lier de nouvelles amitiés car le moindre faux-pas peut détruire le fragile château de cartes sur lequel il a construit sa vie.

PictoOKPictoOKUne claque. Un album sérieux, grave même que l’on regarde avec les yeux d’un personnage touchant, sincère. L’utilisation permanente d’une pointe d’humour permet de profiter d’une savoureuse remise en question, une métamorphose. On profite également de superbes planches où Lisbonne sert de décor aux déambulations diverses et variées de cet homme, où la ville est un personnage à part entière tant elle nous marque de sa présence. Attention, pépite !

Les chroniques de Moka, Jérôme, Noukette.

Extraits :

« – La nostalgie de quoi ?
– De toi, de moi, de nos 20 ans… Tu sais, sa jeunesse au aussi sa mèche sur le front, son idylle avec la jolie Maria.
– Je n’aime pas ça. Au début, c’est une forme douce de mélancolie. Et après, c’est la douleur sourde de ta solitude » (Pereira prétend).

« Un jour, il faudra que tu trouves ta place parmi les autres, mon amour. Ce jour-là, il faudra la défendre et être moins gentil » (Pereira prétend).

Pereira prétend

One shot

Adapté du roman d’Antonio TABUCCHI

Editeur : Sarbacane

Dessinateur / Scénariste : Pierre-Henry GOMONT

Dépôt légal : septembre 2016

160 pages, 24 euros, ISBN : 978-2-84865-914-5

Bulles bulles bulles…

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Pereira prétend – Tabucchi – Gomont © Sarbacane – 2016

Auteur : Mo'

Chroniques BD sur https://chezmo.wordpress.com/

17 réflexions sur « Pereira prétend (Gomont) »

  1. Excellent BD dont nous avons parlé hier soir en Raging Bulles.
    Tout est parfait : rythme, dessin, scénario, contexte… A lire et à relire pour se laisser bercer les mots, les images, et la saudade…

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    1. J’aime beaucoup l’ambiance de cet album. Gomont l’installe très vite et (visiblement) facilement. A relire oui. Je crois que cet album est comme le bon vin. Faut pas hésiter à y revenir pour bien le savourer

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  2. Déjà Moka avait suscité désir fou et voilà t’il pas que tu en remets une couche 😉
    Cette BD sera sur ma liste de père noel tiens ! G bcp bcp aimé le roman alors cette BD suis sûre (et vu vos sublimes billets) qu’elle va m’enchanter 😉
    Des bisous immenses copine ❤

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    1. Je pense aussi que tu vas te régaler. J’espère que le gros barbu te la glissera sous le sapin copine. Et si ce n’est pas le cas, je pourrais te faire ce petit cadeau à Angougou ???

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