Gueule d’amour (Ducoudray & Priet-Mahéo)

Gueule d'amour
Ducoudray – Priet-Mahéo © La Boîte à bulles – 2012

« 1918, la guerre est finie, la paix est signée. Outre les familles des 1.375.800 morts et disparus, la patrie française doit s’occuper des 4.266.000 blessés. Parmi eux se trouvent 10 à 15.000 mutilés de la face. Les « gueules cassées », comme on les appellera.

Insensible aux médailles qu’on lui propose, notre héros découvre, jour après jour, les réalités de sa nouvelle « condition ». Mi-homme, mi-curiosité, il tente de survivre à la violence du regard d’autrui. En particulier celui des femmes (dont la sienne) qui préfèrent lui tourner le dos en toutes circonstances…

Si les compagnies un peu trop compatissantes ou la visite de bordels spécialisés permettent de réguler certains besoins physiques, les besoins de l’âme, eux, ont bien du mal à trouver satisfaction…

Un beau jour, il rencontre Sembene, un colosse d’origine Africaine. Une drôle de « gueule », lui aussi, avec ses dents taillées en pointe. Entre les 2 compères, c’est un partage d’expériences en tous genres qui démarre… » (synopsis éditeur).

L’engouement quand j’ai vu les premières planches en ligne a fait place à l’hésitation et à l’appréhension lorsque j’ai feuilleté l’album pour la première fois… La lecture m’a finalement donné l’impression que je m’étais pris une grande claque dans la gueule. On tâtonne tout de même durant les premières pages, le personnage principal nous livre ses pensées brutes et sa réflexion rebondit souvent sur un mot ou une association d’idée. Puis, au terme de quelques pages seulement, on s’est habitué à sa psyché et à son raisonnement. La lecture devient fluide, le ton est mordant et sarcastique et doté d’un panel d’intonations assez larges. Le scénario d’Aurélien Ducoudray nous fait ressenti toute l’amertume de ce personnage désillusionné. Il raille sur la société et ses symboles, il tourne le dos à ses pairs qui masquent à peine leur dégout de voir sa gueule cassée… voire la pitié que le vétéran défiguré inspire. Ducoudray crée un personnage désabusé, meurtrit par son expérience de la Guerre dont il est revenu non pas en héros mais en paria, délit de sale gueule oblige. Le propos diffuse l’odeur fétide de l’importance du paraître, les choses auraient été moins douloureuses si sa tronche n’était pas si difforme, les stigmates de la guerre auraient continué à le meurtrir en silence mais au moins, il aurait pu retrouver une place d’homme dans la société.

Quant aux illustrations de Delphine Priet Mahéo, l’aspect disgracieux ne fait que servir le propos du narrateur et lui donner une davantage de portée. Sur la première partie de l’ouvrage jusqu’à la rencontre avec Sembene, le graphisme est souvent en décalage avec le récit, n’illustrant pas le propos du personnage principal mais mettant en scène ce dernier dans son quotidien. Le choix des visuels, des angles de vue renforce souvent le côté mesquin et narquois du souvenir décrit ou de la réflexion que le héros développe. La dessinatrice exploite parfaitement ses ingrédients : regards absents que la dernière étincelle de vie a quittés depuis longtemps, laideur, non-conformité, cicatrices et stigmates corporels. Ce décalage entre dessin et écriture, je l’ai perçu comme un jeu, comme si l’un l’autre se donnait la réplique dans des espaces – temps parfois différents… la pensée qui se tourne vers les souvenirs et le dessin dans le présent (la vision réaliste du quotidien, du travail, de l’absence de reconnaissance). De ses dessins au crayon de papier, Delphine Priet Mahéo parvient à exprimer les émotions que le scénario tait.

PictoOKUn bel album où textes et dessins s’allient pour donner vie à un personnage troublant. Cet homme cherche ses repères ; privé de toute considération et de chaleur humaine, il est rempli d’amertume. On le sent flou(é), affairé à sa quête identitaire alors qu’il s’est résigné depuis longtemps à n’être que l’ombre de lui-même.

Une lecture que je partage dans le cadre des BD du mercredi

Les chroniques : PaKa.

Extraits :

« J’en avais rien à foutre de la médaille. La récompense, ça faisait déjà longtemps que je la portais sur ma gueule. Pas besoin d’avoir une redite en bandoulière et défiler encore moins… Défiler pour quoi ? Pour qui ?? Pour montrer mon bel uniforme ? Mes souliers cirés ? Mon calot deux doigts sur le côté ? J’y vais plus aux défilés. Terminée la cadence, là-bas personne marchait en cadence ! Le seul rythme qu’on entravait, c’était celui de nos boyaux qu’en chiaient de trouille devant la marmite en acier Krupp !! » (Gueule d’amour).

« Tu penses qu’au lit, on avait pas envie d’y aller. La journée, t’arrivais encore à t’empêcher de gamberger à peu près, mais la nuit, t’avais plus de parapet pour t’empêcher de sauter » (Gueule d’amour).

« Les scientifiques nous appelaient Grands blessés facio-musculaires, les plus fantaisistes préféraient donner dans l’imaginaire… Mais tous nous classaient à grand renfort de dessins ou de photographies, car même si nous étions des horreurs, nous devions à tout prix faire partie de la grande histoire humaine » (Gueule d’amour).

Gueule d’amour

Challenge Petit Bac
Gros mot

One shot

Éditeur : La Boîte à bulles

Collection : Hors champ

Dessinateur : Delphine PRIET MAHEO

Scénariste : Aurélien DUCOUDRAY

Dépôt légal : mai 2012

ISBN : 978-2-84953-143-3

Bulles bulles bulles…

Les 9 premières pages sur Digibidi.

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Gueule d’amour – Ducoudray – Priet Mahéo © La Boîte à bulles – 2012

Auteur : Mo'

Chroniques BD sur https://chezmo.wordpress.com/

22 réflexions sur « Gueule d’amour (Ducoudray & Priet-Mahéo) »

  1. Un sujet difficile et abordé plus souvent qu’on ne le pense. Je me rappelle de La valse des gueules cassées un polar historique qui décrivait très précisément les conditions de vies dans les hopitaux dans l’immédiat après-guerre. Il y a aussi le magnifique album de littérature jeunesse intitulé Le phare des sirènes. Le sujet est abordé avec une incroyable finesse. Un petit bijou !

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    1. C’est poignant effectivement, d’autant que le récit a un profondeur appréciable
      Ensuite, concernant le débat roman/BD, je me positionne différemment selon les sujets traités. Pour des sujets comme celui-ci ou les reportages sur la guerre (comme les Sacco par exemple), je préfère le support BD qui permet de se sensibiliser ou d’approfondir un sujet tout en étant « canalisé » par les visuels. On a moins tendance à projeter l’horreur de la guerre en s’appuyant sur les visuels d’un autre
      (Rien à voir avec le sujet mais j’ai pensé à toi : Anuki tome 2 arriiiiiive !! ;))

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    1. A l’époque, il n’y avait pas la chirurgie esthétique. Ensuite, je ne sais pas. La « correction artificielle » du faciès atténue certainement les choses mais le traumatisme reste et les souvenirs des horreurs vécues sur le champ de bataille ne peut pas s’oublier.
      Je me suis également posé la question de la chirurgie esthétique ; vu les propos du narrateur et le fait que ses pairs lui renvoient en permanence sa laideur, je me dis qu’une intervention chirurgicale pour « effacer » ces stigmates doit être une réponse à ses difficultés d’intégration

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  2. Je ne sais pas, tu penses que ça pourrait me plaire…? J’avoue que je suis sceptique sur les dessins, même s’ils ont l’air de bien servir le propos. A voir donc…

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    1. Difficile à dire. Tu aimes quand des sujets de société sont abordés de manière percutante, tu aimes quand la psychologie des personnages est fouillée, tu apprécies aussi les graphismes atypiques du moment qu’ils servent les émotions… pour ces raisons, j’aurais tendance à dire que cet album pourrait te plaire. Ensuite, le graphisme est difficile ici et ce n’est pas facile de rentrer dans ce témoignage. Il y a un fort décalage entre narration et dessin sur les premières pages… j’ai bien cru que je ne parviendrais pas à apprécier cet ouvrage. Pas simple donc mais je pense que cet album a ses chances avec toi ^^

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    1. Tu peux te le noter oui, je pense que tu l’apprécierais. Après, je peux aussi commencer à te mettre de côté une petite sélection pour la prochaine fois où… ben… ô Toulouuuuse ! ^^ (message codé ^^)

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  3. Les dessins ne m’attirent pas et c’est sujet difficile à traiter comme il faut, certains l’ont fait avec merveille, le pari est donc audacieux.

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    1. Si tu a l’occasion et que tu es amateur du genre, peut-être apprécieras-tu cet album. J’ai lu quelques récits qui parlaient de conflits mais je me suis rarement tournée vers ceux qui témoignaient de la difficulté du combattant à revenir à « la vie normale ». J’ai trouvé ce titre intéressant, le personnage ne fait pas fantoche, il a du sens. Je serais contente de pouvoir confronter mes impressions de lecture avec un autre lecteur

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  4. Mon prochain emprunt de demain ! Le sujet est à la mode en ce moment. J’ai lu « Pour un peu de bonheur » où on suit une gueule cassée qui rentre difficilement dans son foyer. Et il y a aussi l’album « gueules cassées » qui vient de sortir.

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    1. Oui, je viens tout juste de repérer « Gueules cassées » suite à une séance de dédi dont une librairie toulousaine fait la promotion en ce moment. J’irais y jeter un œil de toute façon. Tu envisages d’écrire un article sur « Pour un peu de bonheur » ?

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      1. Compte tenu de la profusion d’articles en retard, pas sûre du tout. Je pensais ptet à un billet groupé sur les gueules cassées ! 🙂 De plus, c’est un album intéressant mais pas forcément indispensable. Et à mon avis, le 3ème est du même genre.

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        1. C’est une bonne idée l’article groupé.
          Je ne pense pas lire les autres albums de suite, pas forcément l’envie de me plonger dans le sujet avec avidité mais cela m’intéresse de pouvoir comparer les approches (quitte à relire celui-ci si je tarde trop à lire les autres).

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