Saudade (Fortu)

Fortu © Guy Delcourt Productions – 2016
Fortu © Guy Delcourt Productions – 2016

Petits bouts d’existence couchés sur un papier épais et doux au toucher. Le petit format de l’album (147 * 210 mm) nous invite à entrer dans un univers intime et propice à la confidence.

L’objet-livre contient quinze nouvelles qui vont conduire le lecteur à « rencontrer » différents protagonistes et à écouter ce qu’ils ont à dire. Chaque histoire a donc sa voix-off, celle du personnage mis en premier plan. Il se livre, témoigne de ce qu’est sa vie, partage sa réflexion et fait le point sur ses impasses, des fragilités et ses échecs. Les récits ne proposent aucun dialogue direct, uniquement des situations racontées, analysées, décortiquées pour certaines tandis que d’autres resteront davantage sur du factuel. Les individus se remettent en cause, se questionnent. Ils cherchent, pour certains, une porte de secours sans toutefois se risquer à l’approcher de trop près. Quinze monologues qui ont ce point commun de contenir une certaine nostalgie d’un moment passé, d’une décision qui n’a pas été prise, d’une opportunité que l’on n’a pas su saisir ou d’une envie qui ne sera jamais réalisée.

« Saudade ». Comme l’explique le texte en quatrième de couverture, « Saudade est un mot portugais qui exprime une mélancolie empreinte de nostalgie. La saudade raconte un désir intense, pour quelque chose que l’on aime et que l’on a perdu, mais qui pourrait revenir dans un avenir incertain. » On retrouve d’ailleurs cette nostalgie mêlée à une petite étincelle de vie dans la chanson « Saudade » de Cesaria Evora.

Quinze nouvelles qui nous amènent à nous poser délicatement sur l’épaule d’autant d’inconnus pour entendre leurs pensées, apprendre d’eux et comprendre comment ils cheminent. Autant d’opportunités de « vivre » des situations nouvelles. Le lecteur côtoie ainsi un homme qui vient de perdre brutalement son enfant ; tandis que sa femme est dépassée par un deuil insurmontable, lui se révolte et dans un dernier soubresaut de colère, fait son adieu au monde. Ailleurs, dans un autre quotidien, nous assistons à une séparation à la terrasse d’un café et encaissons toute l’incompréhension que la situation fait naître : « je suis privé de celle avec qui j’aime être sous prétexte que l’on s’entend trop bien… Il y a vraiment quelque chose d’illogique ». Je repense aussi à l’histoire de ce jeune retraité qui, le jour de son pot de départ après 40 ans de carrière, mesure toute la difficulté d’accepter son nouveau statut ; il ressent déjà la nostalgie de son quotidien de travail, il comprend qu’il perd une part de lui-même, un élément de son identité, comme s’il perdait sa raison d’être.Ailleurs, un autre homme de 65 ans, homosexuel, en proie à un désir de paternité qui restera à jamais assouvi… « Ma vie ressemble désormais à cette cigarette. Elle se consume lentement, sans rien attendre d’autre, et elle s’éteindra sans laisser de trace » pense-t-il. Il est aussi question d’identité avec ce vieux portugais qui a quitté son pays dans sa jeunesse pour fuir la misère et la dictature de Salazar et qui, au crépuscule de sa vie, cherche toujours sa place, tel un apatride.

La grossesse, le coup de foudre, le deuil, la drague, le chantage… sont autant de situation et de sentiments que Fortu explore dans ce recueil.

Ma première réaction, après avoir lu deux ou trois des nouvelles du recueil, a été de me demander pourquoi un album de cette veine avait eu l’opportunité d’être publié chez un éditeur de cette trempe. Restant très extérieur à ces premières tranches de vie, l’impression désagréable d’être face à quelque chose de vaporeux m’interpellait. J’ai pourtant poursuivi la lecture et constaté qu’à mesure que l’on s’enfonce dans l’album, on parvient à attraper le fil qui relie les scénettes entre elles ; on mesure alors leur portée et l’impact qu’elles ont sur nous. Chacune a sa manière d’interpeller le lecteur, de l’amener à réfléchir tout en demandant un certain effort : celui de regarder la situation de la même manière que le narrateur. Entendre ce qu’il a à dire, accepter sa logique, comprendre la finalité de ce qu’il met en place et accepter les moyens qu’il utilise pour parvenir à ses fins… sans le juger, sans le rabaisser au prétexte que l’on n’agirait pas de la même manière.

Fortu avait publié son premier album (« C’est tout moi ! ») aux Editions Poivre et Sel en 2014. Outre sa participation à deux collectifs (« Papier » aux éditions Delcourt en 2014 et « Derrière le monument aux morts » aux éditions Le Potager moderne en 2015), « Saudade » est son deuxième album. Le dessin minimaliste voire dépouillé donne une profondeur inattendue au propos. Parfois, certaines illustrations donnent l’illusion que les portraits des personnages ont été réalisés à l’aide d’un trait continu… qu’à partir du moment où la mine du crayon a touché la feuille, elle n’a consenti à s’en détacher qu’une fois la silhouette entièrement réalisée. En cela, j’ai pensé au travail sur les lignes de Guillaume Chauchat et à ses bonhommes en fil de fer (voir lien vers la galerie de photos du FIBD 2015 qui consacrait une exposition à l’auteur).

La mise en page est aérée et chaque planche ne contient que deux lignes (deux bandes). Le dessin de Fortu invite à une introspection silencieuse. Les illustrations sont dépourvues de phylactères et la narration – tout en voix-off – est insérée en-dessous de chaque visuel et vient ainsi le légender. Chaque vignette est réalisée à l’aide d’un trait fin, la fragilité des personnages n’en est que plus apparente. On perçoit leur trouble, leur sensibilité. Cet émoi-là est d’autant plus visible que les décors (quand ils sont présents) s’effacent totalement derrière le personnage. L’individu capte totalement notre attention, on est pris dans sa confidence et on fait abstraction du reste. A mesure que l’on tourne les pages, on se love davantage dans le silence qu’impose l’album… on y consent même respectueusement.

PictoOKUn album intimiste où quelques voix se font entendre et sortent de la multitude. Des inconnus se livrent, se mettent à nu, ouvrent leur intimité. Le lecteur peut se reconnaître dans certaines de ces scénettes ou, au contraire, découvrir un comportement totalement différent de sa manière d’être au monde. On marque un temps d’arrêt, comme si le temps suspendait son vol… Intéressant.

Extrait :

« Ce que j’aime, c’est apprendre à connaître la personne et à faire qu’elle m’apprécie de plus en plus. Je cherche les failles, il y en a toujours de plus ou moins grandes. (…) Ce qui me plaît le plus c’est quand la fille se jette à l’eau sans s’apercevoir que je l’y ai poussée. (…) Dès qu’elles me disent oui, je sais que c’est déjà fini » (Saudade).

Saudade

One Shot

Editeur : Delcourt

Collection : Shampooing

Dessinateur / Scénariste : FORTU

Dépôt légal : mars 2016

160 pages, 14,50 euros, ISBN : 978-2-7560-7769-7

Bulles bulles bulles…

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Saudade – Fortu © Guy Delcourt Productions – 2016

Auteur : Mo'

Chroniques BD sur https://chezmo.wordpress.com/

8 réflexions sur « Saudade (Fortu) »

  1. Je l’ai feuilleté à plusieurs reprises chez mon libraire. J’ai même lu les deux ou trois premières histoires. J’ai aimé l’esprit et l’atmosphère qui émanaient de l’album. J’y reviendrai.

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    1. J’ai mis un peu de temps à rentrer dans l’album. Le fait que ce soient des nouvelles n’aide pas. Mais au final, belle lecture, sans musique (et ce besoin de silence pendant la lecture m’a vraiment marquée !).
      Une nouvelle m’a beaucoup plus : l’histoire d’un homme (?) qui a grandi dans une cité HLM. Aujourd’hui, cette cité est en train d’être démolie. Intéressante réflexion sur les racines, l’identité et la stigmatisation d’individus

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    1. Pourtant j’ai aimé. Les témoignages contenus dans l’ouvrage forcent le respect, on se sent humble face à eux. Ce sont des expériences très touchantes dites avec beaucoup de pudeur et de retenue. Je me dis que je suis peut-être restée collée au ton des témoignages car je ne vois pas d’autre moyen d’expliquer mon manque d’enthousiasme. J’ai bien aimé en tout cas, même si ce n’est pas un coup de cœur

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  2. Très envie de tester. Ce sera clairement du quitte ou double en ce qui me concerne, avec un gros risque de passer totalement à coté. Mais c’est un irsque qu’il ne me déplairait pas de prendre.

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