Dans la forêt (Lomig)

Il y a une poignée de jours, j’ai lu le roman de Jean Hegland. Pendant une trentaine de pages, j’ai hésité à poursuivre cette lecture ; je n’étais pas certaine d’avoir envie de me frotter à la question du confinement par le biais d’un roman… Puis forcément, même en trente pages, on glane des informations qui pique notre curiosité. Alors on tâtonne… puis on se questionne sur la raison réelle de leur isolement forcé : épidémie ? catastrophe naturelle ? guerre mondiale ? … Des indices sont livrés mais rien d’assez explicite pour se faire une idée précise de l’événement qui a provoqué ce basculement. Trente pages, c’est à la fois peu… mais largement suffisant pour se laisser emporter par un récit quand la plume d’un auteur nous séduit.

Lomig © Sarbacane – 2019

« Dans la forêt » est le quotidien, de deux sœurs, raconté par l’une d’entre elle : Nell. Elles sont orphelines ; leur mère est décédée d’un cancer et quelques mois après, leur père rend son dernier souffle suite à un stupide accident.

Avant ces drames, la vie avait déjà commencé à changer. Plus d’électricité, plus d’accès aux modes de communication modernes, plus d’essence pour se déplacer et quand bien même pour aller où ? Les magasins sont fermés, il n’est plus possible de s’y approvisionner. Les gens se sont adaptés, pensant initialement que la situation était temporaire… puis ils ont fui pour on se sait où. Ceux qui sont restés sont méfiants. Instinctivement, ils se protègent. Une ambiance de fin du monde plane. Les gens se sont armés et se sont barricadés.

Dans ce contexte social agité, deux sœurs sont amenées à se confiner dans leur maison loin de tout, au cœur de la forêt. Nell et Eva. Elles ont 17 et 18 ans, elles avaient des rêves plein la tête. L’une allait entrer à Harvard, l’autre allait devenir danseuse professionnelle, une brillante carrière s’ouvrait à elle. Mais la vie s’est arrêtée.

Nell et Eva apprennent à survivre dans leur nid : une maison en bois construite par leur père et située à une bonne demi-heure de la première petite ville. Elles ont toujours vécu là. Quand la civilisation a commencé à péricliter, elles n’ont pas vu la différence. Au début du moins. Puis elles ont compris que « la vie d’avant » avait définitivement plié bagages. Il leur restent les souvenirs d’une enfance heureuse avec leurs parents. Elles faisaient classe à la maison. Sitôt qu’elles en avaient terminées avec les apprentissages journaliers, elles filaient dans la forêt, leur terrain de jeu privilégié. Elles se réfugiaient au creux de l’immense souche creuse d’un séquoia et se prenaient pour des aventurières contraintes de s’adapter à la forêt pour survivre. Elles étaient loin, très loin d’imaginer que dix années plus tard, leurs jeux imaginaires deviendraient leur réalité.

J’ai beaucoup aimé le roman de Jean Hegland. L’adaptation qu’en fait Lomig est assez réussie. Il a su attraper l’ambiance de l’œuvre originale et l’injecter dans cet album. Cependant, je me suis rendu compte que le fait d’avoir lu le roman avant de lire son adaptation m’a permis de mieux me repérer dans la lecture de la bande-dessinée. Certes, ce noir et blanc doux et léché de l’auteur est le fil conducteur parfait entre le présent des deux sœurs et leur passé qui surgit à la moindre occasion. Cependant, sans marqueurs de temps explicites pour rythmer le scénario, il faut se fier à la physionomie des personnages. Tantôt fillettes tantôt adolescentes, il est facile de se situer entre l’enfance et la période actuelle. C’est moins le cas quand il est question du passé proche des deux filles : celui où leur père était encore vivant ; dans ce cas, il faut attendre que ce paternel fasse son apparition pour comprendre que le récit est ancré à cette période. Lorsqu’on a lu le roman préalablement, on est tout à fait au clair avec la chronologie des événements. Mais qu’en est-il pour un lecteur qui découvre cet univers avec cette adaptation ? Doit-il revenir en arrière pour reprendre la lecture pour effectuer quelques ajustements ? Je me suis posé ces questions à plusieurs reprises. Des fonds de pages plus sombres, des contours de cases spécifiques à chaque période… il y aurait peut-être eu moyen de guider visuellement le lecteur dans ces transitions sans pour autant alourdir le scénario.

Hormis ce petit « couac » dans l’ambiance graphique, on entre très vite dans le quotidien de ces deux sœurs. Brusquées par la vie et extraites violemment de leur bulle familiale, elles nous intriguent. Lomig parvient également à maintenir une tension sourde qui tient en une question : qui, de l’homme ou de la nature, est le plus grand prédateur pour ces jeunes femmes ? A côté de cela, il joue avec les contradictions spatiales dues à cet huis clos qui se joue à ciel ouvert. Coupées de tout, coupées des autres, les personnages ne peuvent compter que sur leurs seules ressources physiques et psychiques. Elles tiennent leur survie à bout de bras. De leur volonté dépendra leur avenir. Survivre, c’est savoir se garantir l’accès aux ressources de première nécessité. Dans une société occidentale comme la nôtre, si la place de chacun dans la famille est garantie, cette sécurité est de la responsabilité des parents. En étant projetées dans la vie comme elles le sont, elles sont contraintes de quitter à contre cœur le statut adolescent ; exit l’opposition à l’autorité parentale, elles sont devenues leurs propres parents. Pas de sentiment d’oppression ici pourtant. En offrant des vues magnifiques sur ce paysage forestier dans lequel le regard se perd, le lecteur trouve sans cesse l’occasion de reprendre une grande bouffée d’air, une respiration nécessaire dans ce récit.

La force de vie qui bat au cœur de ces jeunes femmes porte entièrement la narration. Les illustrations somptueuses de Lomig leur prêtent main forte. Une fiction post-apocalyptique de toute beauté, une quête initiatique atypique absolument fascinante.

Dans la forêt (récit complet)

Editeur : Sarbacane

Dessinateur & Scénariste : LOMIG

Adapté du roman de Jean Hegland

Dépôt légal : août 2019 / 156 pages / 24,50 euros

ISBN : 978-2-37731-198-9

Auteur : Mo'

Chroniques BD sur https://chezmo.wordpress.com/

16 réflexions sur « Dans la forêt (Lomig) »

    1. J’ai beaucoup aimé les deux. C’est assez rare aussi car il y a vraiment eu un laps de temps très court entre ma découverte du roman et celle de son adaptation. Pourtant, j’y ai retrouvé ce que j’avais aimé dans le récit d’Hegland.
      Reste que j’ai cette question relative aux lecteurs qui découvriraient l’univers avec Lomig… Je ne sais pas. Vu les chroniques, j’ai l’impression que le roman graphique fonctionne parfaitement bien, que le lecteur connaisse ou non le texte d’Hegland avant

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  1. J’avais adoré le roman de Jean Hegland, lu peu de temps après sa sortie : ça avait été un véritable coup de cœur ! Alors, la bande dessinée traîne dans ma pile à lire, mais plus pour longtemps… Surtout après avoir lu une chronique aussi chouette, détaillée et intéressante sur cet ouvrage !

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    1. Oui très belle adaptation. J’aime beaucoup la force de ces deux soeurs. La cadette est pleine de ténacité et d’optimisme. Elle donne toute son énergie à cette ambiance

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    1. Oui, à voir. J’ai vraiment hésité parce que très peu de jours se sont écoulés entre ma lecture du roman et cette adaptation… d’habitude, j’attends d’avoir totalement digéré le roman avant de découvrir la manière dont un autre auteur se l’est approprié. C’était risqué mais au final, j’ai vraiment apprécié 😉

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    1. Je l’ai trouvée assez fidèle. Bien sûr, tout n’est pas repris dans la BD mais elle propose tout de même un récit réellement cohérent 😉 J’espère que tu l’apprécieras également :

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