Traverser l’autoroute (Bienvenu & Rocheleau)

Il en va des jours où la tête nous tourne. Où l’on voit la routine de la vie et que cela donne le vertige. Où l’on tombe sur un, deux, trois objets que l’on a achetés… qu’on a utilisé une, deux, trois fois puis remisés dans un placard, un carton, un garage. On entasse. Et on affiche ses signes extérieurs de richesses sans trop de raison. On a réussi mais réussi quoi ? La jolie maison pavillonnaire est à nous. La belle voiture aussi. On est juste heureux de ça. Et comme tout le monde, on a les ampoules qui grillent et qu’il faudra bien finir par remplacer.

Bienvenu – Rocheleau © Editions de La Pastèque – 2020

Métro, boulot, dodo. On fonde une famille. On a des gosses. On sort de-ci de-là, on côtoie des amis. Puis finalement quoi ? C’est ça la vie !? C’était ça ce que l’on rêvait de devenir ? C’était ça ce que l’on voulait pour nous… rentrer dans le moule ? Reproduire ce qu’on a vécut et devenir la copie conforme de nos parents ??!

C’est en partie les constats que fait André, le narrateur. Enfin, il se demande surtout par quel tour de magie sa vie est devenue si calme. Si prévisible. Comment sa vie s’est retrouvée constituée de riens… Une mer d’huile. Le train-train qui ne le fait plus vibrer, la routine rassurante à laquelle il se raccroche comme une moule à son rocher… Et puis il y a l’ado. L’ado qui le fait s’interroger. L’ado avec qui il cohabite en se demandant comment ils ont fait pour devenir de parfaits étrangers l’un pour l’autre.

« Ma femme s’appelle Danielle. Elle vit « au cas où » , ce qui fait que j’ai parfois l’impression qu’elle ne vit pas vraiment. C’est une des choses qui nous restent en commun après dix-sept ans de mariage. (…) Dire que Danielle et moi, on s’est rencontrés au concert de The Cure, au Forum, il y a une vie ou deux. Qu’est-ce qui nous est arrivé ? »

Et cet ado de 16 ans justement, qui prend la parole. Qui pique par moment la vedette à son père, qui enfile le costume de narrateur. L’ado qui traîne ses revendications molles dans la maison. Puis comme tous les ados, l’ado qui pense que l’herbe est toujours plus verte ailleurs… Alors il se traîne davantage, porter sa propre flemme est épuisant. Il se cherche, s’accroche à des illusions et comme son père, il brasse de l’air et se pose un milliard de questions existentielles.

« Comme là, je vais le passer à envoyer des textos à ma blonde, pis c’est mon ex qui va répondre. C’est la même personne, alors c’est fourrant. On dirait que ça déplace tous mes organes internes comme un cube Rubik. Sans anesthésie. »

C’est sur cette histoire de quotidien sans surprise que Julie Rocheleau pose ses crayons. Elle croque avec générosité la vie morne de cet homme et de son fils, l’habille de couleurs, de rondeurs, de charme. Elle inclut les maladresses de ses personnages. Elle fait revivre les plus beaux souvenirs de l’un, fait vivre les plus beaux fantasmes de l’autre. Puis elle les met sous le feu des projecteurs et les enrobe de toute la magie propre aux souvenirs et aux fantasmes qu’on invoque pour se réchauffer. Forcément, face au beau que l’esprit sait toujours exprimer, le quotidien fait pâle figure. Forcément, quand on sort de ses rêveries, ce qu’on a face à soi est moins coloré, moins rythmé, moins stimulant. On ne va pas se mentir, la vie de ce duo de narrateurs est terne et les couleurs qui l’accompagnent en vont de même. Julie Rocheleau nous le fait bien sentir. Quelques hachures, quelques fonds de case pour faire tapisserie… et puis c’est tout. Les personnages sont d’une blancheur réelle, ils s’effaceraient presque pour se rendre invisibles à la vie qui les attend pourtant. Il y a là, dans ce trait, quelque chose de rassurant et de chaleureux. Pas de strass, exit les paillettes, la vie comme elle vient est un trésor précieux que l’on ne voit plus comme tel tant on y est habitué. D’ailleurs, c’est un peu comme ça qu’André aime sa femme… par habitude.

« Depuis ce soir-là, il n’y a pas eu une journée, presque, où je n’ai pas eu envie de la serrer dans mes bras. Presque. Enfin disons plutôt que je l’aime depuis ce soir-là. La plupart du temps. »

Pour sa première bande-dessinée, la romancière Sophie Bienvenu offre un texte qui parle du couple. De la vie. De l’âge adulte et des responsabilités inhérentes. De la vie de tous les jours et son flot d’impondérables, d’insupportable, d’automatismes. Elle pose un regard amusé sur les moments forts, les étapes qui marquent une vie. Une rencontre. L’arrivée d’un enfant. Et l’adolescence qui accule les parents, les force à réinventer un lien avec ce petit être devenu si grand…

Traverser l’autoroute – Bienvenu – Rocheleau © Editions de La Pastèque – 2020

Vision piquante mais amusée. Difficile de ne pas se voir là-dedans, dans cette expérience-là. Difficile de ne pas se rappeler quand on ces constats-là ont présenté la note. L’autrice vient piquer avec espièglerie en livrant des morceaux choisis de ces questions qui nous assaillent quand on est jeunes parents. Et du bilan qu’on dresse quand on est plus aguerri… et qu’on se dit qu’il est probable qu’on ait raté deux ou trois trucs… Une tempête qui nécessite d’avoir le cœur, les entrailles et surtout les nerfs bien accrochés.

Chère adolescence que Sophie Bienvenu livre comme une période où il est nécessaire de remettre les compteurs à zéro. D’un côté (parent) comme de l’autre (enfant). Elle s’amuse à montrer qu’André (le père) et son fils évoluent dans un même espace-temps mais qu’ils s’ancrent pourtant dans des dimensions parallèles. Il n’y a plus de fil entre eux, ils n’ont plus de ponts pour communiquer. Disparus les sujets de conversations. Dissous les centres d’intérêts à partager. Envolée, la complicité. Rien. Le néant entre deux individus du même sang. C’est très bien vu de leur donner la parole à tour de rôle et puis ça donne un côté comique à l’ensemble très plaisant !

Pour autant, est-ce une fatalité ? Est-ce que les choses sont inscrites dans le marbre ? Qu’est ce qui empêche de faire un pas de côté, de se soustraire aux rouages de la routine… de faire finalement ce pas de côté qui serait pourtant salvateur ? Un album qui pique et qui panse, qui plombe et fait rire. Un bel album donc.

Traverser l’Autoroute (récit complet)

Editeur : La Pastèque

Dessinateur : Julie ROCHELEAU / Scénariste : Sophie BIENVENU

Dépôt légal : février 2020 / 88 pages / 22 euros

ISBN : 978-2-89777-079-2

Auteur : Mo'

Chroniques BD sur https://chezmo.wordpress.com/

7 réflexions sur « Traverser l’autoroute (Bienvenu & Rocheleau) »

    1. Julie Rocheleau (qui est au dessin ici) a illustré l’excellent « Betty Boob » . Cet album-là, je pense que tu l’as vu passer Mister 😉

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        1. Ah, je me disais bien qu’avec un argument comme celui-là, tu ne pouvais continuer à nier l’évidence (que tu connais le travail de Julie Rocheleau) 😛
          Sophie Bienvenu, j’ai repéré quelques ouvrages que je découvrirais bien mais c’est une romancière canadienne et je n’ai jamais pris le temps de fureter dans les rayons… Il y a tant à lire de partout ! Ce qui est génial mais… il nous faudrait parfois un(e) assistant(e) pour nous rappeler tout ce qu’on veut emporter chez soi quand on est en librairie… 😛 (puis il y a le banquier aussi derrière… celui-là a peu d’humour et est très terre-à-terre il faut dire)

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