Enfin libre (Enfin Libre)

Grumf
Enfin Libre – La Boîte à bulles – 2011

Il y a huit ans (!!), je lisais « Grumf » de Enfin Libre (duo composé de Philippe Renaut au scénario et de David Barou au dessin). J’expliquais la démarche de cet original duo dans ma chronique « Ils sévissent depuis plusieurs années et ont pour objectif (je cite [les auteurs]) la recherche graphique expérimentale. Ses projets passés comme futurs tentent de renouveler les habitudes de lecture de Bande Dessinée soit par une réalisation sur support original, soit par la création d’univers particuliers » et je présentais le pitch de « Grumpf » où l’Humanité [en tout point semblable à la nôtre] fait progressivement le choix de se dépouiller de ses technologies et de prendre de la distance avec deux systèmes intrinsèquement liés : le capitalisme et la société de consommation. Il n’est plus à démontrer que ces concepts ont atteint leurs limites et prouvé leur toxicité. L’humanité veut donc revenir à un mode de vie plus sain, plus en adéquation avec l’environnement. Ces comportements écoresponsables obligent à repenser – entre autres – les canaux de diffusion de l’Information, les modes de communications, de transports… Une langue commune à toutes les nationalités est créée. Les caractéristiques de chaque ethnie sont lissées et nivelées vers le bas. Elle aussi cherche à se concentrer sur l’essentiel. Le mouvement enclenché, les auteurs d’Enfin Libre le poussent jusqu’à l’extrême : l’homme se tasse, se recroqueville, il perd l’habitude de sortir pour voir des amis ou des spectacles, sa pensée est appauvrie, il se mure dans son corps et revient finalement à l’état de nature. En parallèle, le trait de David Barou se dépouille en premier lieu de ses détails (objets décoratifs, panneaux publicitaires…) avant que les couleurs ne désertent les planches, suivies des lavis. Le dessin foisonnant devient peu à peu croquis pour se réduire à l’essentiel.  

« Mets-toi au langage des bêtes, mon gars, je ne vois que ça ! »

Pour le reste, je vais quand même vous renvoyer vers ma chronique ; même si elle est « vieille » , elle a l’avantage tout de même de parler plus en détail du bouquin… Bouquin que j’ai relu d’ailleurs (juste avant de lire « Enfin Libre » qui vient de sortir) et j’ai été frappée de voir le décalage entre mon accueil mitigé de l’époque et le plaisir que j’ai eu à le relire. D’autant que durant toutes ces années, je n’ai pas perdu une miette de ce récit. La petite réflexion qu’il a semée a continué à germer. Elle a grandi. Que l’effet déroutant de la lecture a laissé la place à la certitude que « Grumf » avait fait mouche, sur le fond comme sur la forme. Qu’en est-il de leur nouvel album ?

Enfin Libre © La Boîte à Bulles – 2020

Agathe a laissé une lettre à son père. Elle lui annonce qu’elle part. A 14 ans, elle a besoin de prendre l’air mais surtout, elle a besoin de mettre de la distance entre elle et son paternel. Il la prend pour une ado immature, il coupe court à tout, a raison sur tout, sait tout. Elle ressent un trop plein. Elle a besoin de prendre du recul pour comprendre ce qui se passe en elle et surtout, elle a besoin que son père se remette lui aussi en question. Elle aménage dans un petit appart avec ses toiles, ses pinceaux et ses peintures. Elle se crée une bulle pour peindre et s’émanciper.

Enfin libre – Enfin Libre © La Boîte à Bulles – 2020

De son côté, K. (le père) commence d’abord par nier l’évidence. Puis il se rend au Commissariat. S’agite, panique… embauche un détective privé, angoisse… et finit par appliquer inconsciemment au pied de la lettre ce que lui demande de faire sa fille. Il lâche prise. Un chat malin, un balayeur musicien, un anglais dégourdi vont croiser son chemin et tenter de l’aider. « L’ambition, c’est ce que tu vas vouloir dire et surtout ce que tu es prête à mettre de toi là-dedans. »

Cet album observe ce temps de nécessaire transition dans la relation parent-enfant. C’est un cap, une période particulière et douloureuse qu’un père et sa fille vont devoir passer. Ils se sont égarés en route, ils aimeraient se retrouver. Lui s’est perdu dans sa routine. Il en a oublié ses centres d’intérêts, ses amis et peut-être même ses convictions. Il a fait de sa fille le centre de son univers et maintenant qu’elle arrive à l’adolescence, la jeune fille – forcément – a besoin d’être moins étouffée, moins couvée. Ça le déstabilise mais il ne comprend pas réellement ce qui se passe.

Elle de son côté se découvre de nouveaux centres d’intérêts, de nouvelles passions, de nouvelles envies. Elle a besoin de s’émanciper sans toutefois être consciente de ce qui se passe en elle. Elle sent ce vent de liberté qui la surprend. Elle a besoin que son père la considère autrement, qu’il voit en elle l’adulte en devenir et non plus l’éternelle enfant. Alors elle claque la porte. Inconsciemment, elle sait que son père doit réagir, qu’il doit lâcher du lest mais elle ne sait pas bien comment lui faire comprendre ce qu’elle-même ne parvient pas à énoncer correctement.

En attendant, les deux personnages se sont repliés chacun dans leur bulle. Comme pour « Grumf » , je crois que je vais avoir besoin d’un temps de digestion pour intégrer tout l’enjeu des métaphores de cet album. Une lecture qui fait particulièrement écho à une autre lecture, celle de « Traverser l’autoroute » (de Julie Rocheleau et Sophie Bienvenu) que j’avais partagé avant-hier. Le contexte est le même : un parent et son enfant (ado) se trouvent dans une impasse (temporaire ?) et c’est cette période délicate de l’adolescence qui vient brusquer les choses, bouger les lignes. Parents et enfants ont un virage délicat à prendre pour rester en lien. Ils doivent réapprendre à interagir pour ne pas devenir des étrangers l’un pour l’autre. Comme pour l’album de Julie Rocheleau et Sophie Bienvenu, le scénario donne la parole à deux narrateurs : on est tantôt avec le père, tantôt avec l’enfant/ado et cette alternance fonctionne bien ! On les voit évoluer dans des temps parallèles, on voit les doutes et les différences dans leur façon d’aborder la situation. On le voit l’adulte qui s’agite sur l’extérieur (il sort (ou plutôt il erre) sans but précis, il brasse beaucoup d’air, il intellectualise sans pour autant avancer dans sa réflexion). La jeune fille en revanche est plutôt tournée vers son monde intérieur, son imaginaire créatif et son ressenti.

On entend la difficulté d’un parent à accepter que son enfant prenne son envol. On comprend l’inquiétude mêlée d’excitation qui remue l’adolescente, qui la prend en tenaille ; elle oscille entre cet amour inconditionnel qu’elle a pour son père et cette envie folle de voler de ses propres ailes.

Le dénouement surprend, nous laisse le choix des lectures que l’on veut faire de cet univers mi-réaliste mi-onirique… il laisse surtout la porte ouverte à tous les possibles. Le lecteur est libre de croire que tout cela ne fut qu’une illusion.

Enfin Libre (récit complet)

Editeur : La Boîte à bulles / Collection : La Clé de champs

Dessinateur & Scénariste : Enfin Libre

Dépôt légal : mars 2020 / 144 pages / 22 euros

ISBN : 978-2-84953-362-8

Grumf (Enfin Libre)

Grumf
Enfin Libre © La Boîte à bulles – 2011

« Dans un futur proche, l’économie a continué à dériver sans révolution fondamentale du système en place, l’empreinte culturelle asiatique s’est accentuée, l’écologie s’est structurée de sorte qu’elle est entrée au cœur des entreprises ; l’universalité et la mondialisation sont omniprésentes. C’est ce moment que choisit l’humanité, et nous sommes donc bien dans un conte, pour se mettre d’accord. Tout le monde va alors effectuer un fabuleux retour à la terre dans la joie et la bonne humeur !

Mais en parallèle, des mouvements sont lancés et se poursuivent, la langue universelle arrive, alors même qu’elle n’est plus utile, le protectionnisme de l’humain se poursuit, alors que les dangers environnementaux diminuent, et surtout comme souvent, ceux qui ne suivent pas le mouvement sont marginalisés.

À travers une famille, suivie de génération en génération, on verra des êtres parfois pantois, parfois moqueurs, parfois leaders et parfois absents de tous ces mouvements, et surtout le lecteur lui-même pourra, face à ce qu’il faut bien considérer comme une caricature destinée à secouer, se poser quelques nouvelles questions… » (synopsis éditeur).

Enfin libre, c’est un duo d’auteurs : Philippe Renaut est scénariste, David Barou est graphiste. Ils sévissent depuis plusieurs années et ont pour objectif « la recherche graphique expérimentale. Ses projets passés comme futurs tentent de renouveler les habitudes de lecture de Bande Dessinée soit par une réalisation sur support original, soit par la création d’univers particuliers » (propos issus de leur site).

Cela nous amène souvent à produire des travaux dont la lecture est inhabituelle, de la BD sous contrainte en quelques sortes mais avec des contraintes légères, qui viennent modeler l’histoire sans la vider de son sens.

Leur collaboration a déjà donné lieu à plusieurs albums. Domptez la page d’accueil de leur site et découvrez un espace ludique avec quelques petites perles comme cette animation sur le thème de la case ou cette BD en transparence. Sur certains projets, leur approche me fait penser à celle de l’OuBaPo.

D’ailleurs, Grumf pourrait s’inscrire dans ce mouvement car je serais tentée de dire qu’on est face à une construction palindromique du scénario : le premier point d’ancrage du palindrome serait ce futur proche décrit en début d’album et le second se situant approximativement au moment où l’homme préhistorique a découvert le feu. Arrivé au terme de l’album, on pourrait relire les chapitres en sens inverse. Le fait que l’album soit dépourvu de transitions renforce l’idée que la lecture est possible dans les deux sens (chapitre par chapitre et non case par case).

Ensuite, imaginez que l’on construise le toit d’une maison avant ses fondations (je prends volontairement le contre-pied du visuel de couverture). Tout le monde en conviendra que ce procédé est illogique… à l’instar du postulat de l’album. Car ici, grâce aux générations successives d’une même famille, le lecteur est amené à découvrir un futur qui me semble cauchemardesque. Les thèmes nous sont familiers (résoudre les problèmes de gaspillages d’énergie, de pollution de la planète et de poussée de l’individualisme) mais leur traitement est fantaisiste.

La première moitié de l’album explore une solution possible (??) et inédite et le ton employé pour développer cette idée est loufoque et agréable. Cependant, à la moitié de l’album, la narration devient grotesque et le ton est sur-joué. Si j’ai su en accepter un temps l’idée et imaginer comment une société peut progressivement parvenir à se dépouiller de son aspect civilisé pour se rapprocher au maximum de l’état de nature… passé un certain cap, j’ai trouvé que la caricature s’enlisait dans l’absurde.

De plus, la révolution sauvage à laquelle nous assistons s’accompagne d’une réforme du langage utilisé par les personnages. Le lecteur assiste à la naissance d’une langue universelle (le Goethe : Grand Œuvre des Traducteurs Herméneutes) qui s’appuie sur des concepts (un « mot » unique pour exprimer un champ sémantique ; le sens d’une expression variera donc en fonction du contexte dans lequel se trouvent les interlocuteurs). Ainsi, plus on avance dans la lecture, plus les phylactères sont succincts…

… et le graphisme suit le même chemin. La couleur disparaît peu à peu, les fonds de case sont moins détaillés, les contours de cases initialement très nets seront peu à peu dessinés à la main avant de disparaître totalement… On va à l’épure jusqu’à l’excès puisque les dernières planches sont justes croquées.

Une lecture que je partage avec Mango et les lecteurs du mercredi

Mango

PictomouiSi l’idée de départ de ce scénario me plaît, je trouve que la farce excessive porte préjudice à l’ensemble de l’album. Je m’en suis amusée au début, mais l’humour ayant laissé la place à l’absurde puis au grotesque… j’ai fini par me lasser. Son dénouement est malheureusement prévisible et pathétique…

Étrange et déroutante lecture ! L’idée que l’évolution humaine passe par la régression technologique est inhabituelle. Cela perturbe l’ordre des choses pourtant, la réflexion impulsée par cet album est intéressante… de quels actes écocitoyens serais-je capable face à de tels extrémismes ?

Pour mieux appréhender la démarche de ces auteurs, je vous laisse en bonus les liens vers deux de leurs interviews : une interview de Enfin Libre réalisée en 2008 (pour le site bdtheque) et une interview accordée à Julien Falgas en 2005.

Grumf

Challenge Petit Bac
Catégorie « Gros mot »

Éditeur : La Boîte à bulles

Collection : Hors champ

Dessinateur / Scénariste : Enfin Libre

Dépôt légal : octobre 2011

ISBN : 978-2-84953-137-2

Bulles bulles bulles…

Ce diaporama nécessite JavaScript.

Grumf – Enfin Libre © La Boîte à bulles – 2011