Motherfucker, première partie (Ricard & Martinez)

Motherfucker, première partie
Ricard – Martinez © Futuropolis – 2012

« Il s’appelle Vermont Washington. Si son patronyme est symbole de liberté pour l’Amérique, il ne l’est pas pour lui, jeune afro-africain. Il habite à Los Angeles, dans le quartier de Watts, célèbre pour les émeutes survenues, en août 1965, à la suite du 100è anniversaire de l’abolition de l’esclavage aux États-Unis.

Son quotidien, et celui de sa famille, n’est fait que d’injustices, de restrictions, de discriminations et d’humiliations. Ils sont victimes du racisme ordinaire, qui sévit encore en ces années soixante, où le Ku Klux Klan, vestige insupportable de l’esclavage, n’en finit pas de mourir. Une haine omniprésente perçue à travers le travail, l’éducation, les lieux publics… Même les forces de l’ordre soudoyées participent à cette discrimination générale. C’est donc avec le Black Panther Party, mouvement révolutionnaire afro-américain dont il est membre, que Vermont Washington entend lutter, entouré de ses amis (Noirs), pour leurs droits à l’égalité » (synopsis éditeur).

J’ai eu l’impression d’entrer à pas feutrés dans cet album. On y est accueilli par un homme qui, de bon matin, se réveille et observe silencieusement sa fille qui dort au pied de son lit. Les illustrations de Guillaume Martinez détaillent minutieusement un intérieur que l’on sent modeste, on sent que le quotidien n’est pas simple, mais cet enfant  endormi a des vertus apaisantes. Sur les planches réalisées à l’encre de Chine, la voix-off du héros raisonne dans cette ambiance calfeutrée. Il témoigne de sa propre histoire. D’une voix posée pour ne pas brusquer le lecteur ni réveiller sa fille, il raconte :

« Je m’appelle Vermont. Vermont Washington. Mon nom est le symbole de toute une nation : le Vermont est le premier état à avoir rejoint l’Union des 13 États fondateurs et Washington est le premier Président des États-Unis d’Amérique, celui qui participa à la rédaction de cette constitution « respectueuse » des Droits de l’Homme et du Citoyen ».

Des symboles, sa famille en connait de père en fils. Son nom, il le tient de son grand-père : Vermont Washington. Ce dernier a appelé son fils Jefferson, du nom d’un autre Président américain. Le grand-père a été assassiné par le Ku Klux Klan. Ce drame a décidé la famille Washington à fuit vers le Nord ; elle s’est installée à Los Angeles jusqu’aux émeutes de 1965 puis a repris la route jusque Detroit. Vermont, personnage fictif, y a grandi dans un climat d’insécurité. Car là aussi, chez les Blancs d’Amérique du Nord, les mentalités ont du mal à évoluer. Les Noirs sont quotidiennement confrontés à l’intolérance et à la ségrégation raciale. A cette époque, l’ascenseur social ne leur est pas accessible. Travail à la petite semaine, fins de mois difficiles… alcoolisme, précarité, accès aux soins impossible… A juste titre, Benoit Cassel insiste – dans sa chronique en ligne sur Planete BD – sur la justesse du scénario de Sylvain Ricard : « En habile scénariste, rompu aux causes sociales qu’il a pris l’habitude d’évoquer (les prisons, les violences faites aux femmes, l’euthanasie…), Ricard prend soin de ne pas stigmatiser son propos ». La colonne vertébrale du scénario de Sylvain Ricard est le Ten Point Plan rédigé en 1966. En respectant fidèlement leur énumération, l’auteur aborde ainsi les questions de la liberté, de l’employabilité, de l’anticapitalisme, du droit au logement et de celui à l’éducation :

Point #1 : Nous voulons la liberté. Nous voulons le pouvoir de définir la destinée de notre peuple noir.

Point #2 : Nous voulons le plein emploi pour notre peuple.

Point #3 : Nous voulons que le peuple noir ne soit plus volé par les capitalistes.

Point #4 : Nous voulons des logements décents, dignes.

Point #5 : Nous voulons pour notre peuple une éducation qui révèle la véritable essence de la société américaine décadente. Nous voulons une éducation qui nous apprenne notre véritable histoire et qui nous dise ce que doit être notre rôle dans la société d’aujourd’hui.

Point par point, Sylvain Ricard décortique son sujet sans misérabilisme et démontre que la lente évolution des mentalités fait barrage à ces principes fondamentaux et bafoue ces droits. Pourtant, si on ressent la volonté du scénariste de faire monter la tension à chaque chapitre, il me semble que la colère du personnage s’étouffe dans sa propre obstination à défendre la cause du Black Panther Party.

Suite à ma lecture, j’en arrive donc au constat que si la tension existe, c’est grâce au travail du dessinateur. L’ambiance qu’il crée à l’aide de lavis est de toute beauté. Le découpage des planches plonge le lecteur dans le récit ; ainsi, de manière fluide, on navigue entre des temps d’arrêt sur la gravité d’une expression ou la profondeur d’un regard et des visions d’ensemble plus extérieures d’une scène (une pièce, un bâtiment, une rue…). Ces effets visuels, très cinématographiques, donnent du dynamisme et de la fluidité à la lecture. Comme Christophe Chabouté, j’ai trouvé que le Guillaume Martinez gérait parfaitement les passages muets, sachant installer une ambiance adéquate et rendre les silences éloquents.

PictomouiLa spontanéité narrative semble absente du récit. L’issue tragique du diptyque semble être une évidence :

Point #6 : Nous voulons que tous les hommes noirs soient exemptés du service militaire.

Point #7 : Nous voulons la fin immédiate de la brutalité policière et du meurtre des personnes noires.

Point #8 : Nous voulons la liberté pour tous les hommes noirs détenus dans des prisons municipales, de comtés, d’état et fédérales.

Point #9 : Nous voulons que toutes les personnes noires amenées en cour soient jugées par leurs pairs ou par des personnes de leurs communautés noires tel que défini dans la Constitution des États-Unis.

Point #10 : Nous voulons des terres, du pain, des logements, de l’éducation, des vêtements, la justice et la paix…

Je ne doute pas un instant de la force et de la pertinence de ce récit cependant, ne pouvant avoir un regard d’ensemble sur cette intrigue avant plusieurs mois… je reste dubitative.

Mon avis sur le tome 2.

D’autres chroniques en ligne : Un jour une BD, PaKa, Krinein et Fred (sur BDaBD).

Une lecture que je partage avec Mango et les lecteurs BD du mercredi. Découvrez les autres chroniques d’aujourd’hui :

Motherfucker

Challenge Petit Bac
Option Gros mot

Première Partie

Diptyque terminé

Éditeur : Futuropolis

Dessinateur : Guillaume MARTINEZ

Scénariste : Sylvain RICARD

Dépôt légal : juin 2012

ISBN : 978-2-7548-0634-3

Bulles bulles bulles…

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Motherfucker, première partie – Ricard – Martinez © Futuropolis – 2012

Auteur : Mo'

Chroniques BD sur https://chezmo.wordpress.com/

13 réflexions sur « Motherfucker, première partie (Ricard & Martinez) »

  1. Un album que j’ai pusieurs fois pris en mains à la librairie sans franchir le pas. Ton avis mitigé me dit que je vais peut-être attendre la sortie du tome 2 pour tout lire d’un coup.

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    1. les visuels sont superbes et j’aime beaucoup les œuvres de Sylvain Ricard habituellement. J’ai du mal à imaginer le fait de rester sur une déception une fois que j’aurais connaissance du diptyque dans son intégralité. Mais pour l’heure… oui… j’attends la suite. C’est un avis temporaire, difficile d’apprécier la qualité de l’ensemble

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  2. moi j ai eu vraiment un coup de coeur sur cet album, je le trouve trés parlant, trés engageant! comme quoi nous n avons pas tous e même ressenti

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  3. Etonné que tu ne l’aies pas apprécié plus que ça.
    Visuellement excellent, en effet, mais j’ai aussi bcp aimé la construction opposant la vie très difficile de Vermont aux 10 points du programme des Black Panthers, ainsi que la façon dont il évite tout manichéisme : rien n’est jamais tout noir ou tout blanc, quel que soit l’angle adopté…

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    1. Visuellement, c’est une tuerie ^^
      Coté narratif, j’ai aimé jusqu’à la conclusion du troisième chapitre. La déception a commencé à se ressentir à ce moment-là. Le fait de systématiquement prendre le contre-pied du Point du Programme des Black Panthers casse totalement « l’effet de surprise ». J’ai trouvé que ela donnait un coté « convenu » aux propos du personnage et finalement, à ce que Sylvain Ricard souhaite faire passer. J’ai presque fini la lecture en m’appuyant plus sur la force des illustrations que sur ce qui se disait vraiment. Je crois que pour cette série, le choix d’une publication en diptyque me contrarie plus qu’autre chose ^^

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  4. Je vais probablement aussi attendre la sortie de la fin du diptyque. Cela dit, le thème est intéressant et les planches que j’ai pu voir me plaisent beaucoup… Affaire à suivre donc !

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  5. J’ai beaucoup de mal avec ce genre de BD, je dois bien le reconnaître. Pour me documenter sur un sujet politique de cette importance, je préfère lire des livres de journalistes ou les biographies des personnalités concernées, sinon j’ai l’impression de ne faire que survoler les problèmes. Je sais, j’ai tendance à ne considérer la BD que comme une pure source de distraction. C’est grave?

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    1. Très grave ! 😆
      Après, il me semble que la démarche de Sylvain Ricard est de sensibiliser à un sujet, pas de faire de l’information. Si ce support peut donner ou redonner envie à des gens de se documenter sur de tels sujets, ce serait dommage de s’en priver au prétexte que ce n’est « que de la BD ». Et puis finalement, le constat qu’on peut faire, même en sortant de ce tome qui ne présente qu’une première partie d’un récit, c’est que la situation n’a pratiquement pas changé. Le racisme n’a pas disparu, l’intolérance non plus. Il me semble difficile d’imaginer que quelqu’un puisse prendre au pied de la lettre le message de cet album, tout comme il serait présageable qu’un autre lecteur prenne au pied de la lettre son témoignage sur « … à la folie », traitant des violences conjugales. C’est un regard sur un fait de société, une analyse personnelle, il y a à prendre et à laisser
      Tu le sais Mango, j’ai du mal avec ces discours qui rangent la BD au second plan. J’ai encore à l’esprit quelques billets médiocres publiés ces dernières années de blogueurs qui se vantent de savoir distinguer « bonne » et « mauvaise » littérature (et je ne rapporterais pas tout leurs mièvreries sur la bd qui grosso modo, est destiné à des ados attardés). Je crois qu’à partir du moment où on sait ce qu’on attend d’un ouvrage (roman ou BD ou autre), on ne se leurre pas. Et puis, la BD est ce qu’elle mais certains journalistes ont également choisi ce support pour rendre compte de ce qui se passe dans certains pays (l’argument est facile mais regarde les documentaires de Joe Sacco par exemple).
      Moi je dis que tout est bon pour sensibiliser. Et récemment encore, vu les résultats d’un sondage public sur la rafle du Vel d’Hiv (ici par exemple : http://www.francetvinfo.fr/la-rafle-du-vel-d-hiv-connais-pas_119109.html), je me dis que si un auteur BD pouvait avoir la bonne idée d’en faire le sujet d’un de ses albums… ça serait toujours bon à prendre !! 😉

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