Tous nos corps (Gospodinov)

« Peu importe, j’ai été bavard, mais c’est le texte le plus long de ce livre. Je veux dire qu’à une époque comme la nôtre, où l’on parle beaucoup et au hasard, comme au bistro, la bonne histoire courte vient nous donner la mesure de chaque mot. Et de chaque minute. J’ai envie qu’il en soit ainsi. »

Gospodinov © Intervalles – 2020

Ce sont ces mots de l’auteur, en postface, sur lesquels on reste avant de refermer ce livre une fois la lecture achevée. Un recueil de nouvelles – très courtes -, surprenant, car Guéorgui Gospodinov n’est jamais avare de mots pour dire les maux, les pensées, les émotions, les émois, les doutes… Certes, l’exercice n’est pas nouveau pour lui puisque « L’Alphabet des femmes » prenait déjà cette forme.

La mélodie de nos corps renferme une partie de notre mémoire intime.

Tous nos corps – Gospodinov © Intervalles – 2020

Mémoire cutanée, souvenirs de la peau qui frôle, touche, percute mais aussi frissonne, tressaute, s’électrise.

Une peau… notre peau qui réagit au chaud, au froid, à la peur, à un son, une vibration, un cri. La peau qui – quand on l’exhibe – fait que l’on se montre nus. Cette peau qui nous habille tout entier et nous permet d’entendre, à sa manière, notre environnement. Notre peau interagit, avec son langage, et nous amène à prendre instinctivement certaines décisions. Cette peau qui embelli nos gestes, qui contient nos innés et nos acquis. Peau carapace, peau douce, peau rempart… peau blanche, hâlée, rougie, moite, transpirante, sensuelle… Contact.

« Nous sommes constamment dans l’enfance de quelqu’un, d’abord dans la nôtre, puis dans celle de nos enfants. Dans notre vieillesse, nous y sommes de nouveau et pour la dernière fois encore dans la nôtre. Notre corps se révèle être charitable par nature. Un peu d’amnésie en guise d’anesthésie à la fin. La mémoire, qui nous quitte, nous laisse jouer pour la dernière fois dans les champs éternels de l’enfance. Quelques minutes quémandées, allez, encore cinq, comme naguère, devant la maison. Avant qu’on ne nous appelle pour la dernière fois. »

Entre souvenirs, écrits poétiques, anecdotes absurdes et réflexions métaphysiques, Guéorgui Gospodinov nous balade d’une nouvelle à l’autre, entre une vie et une autre ; tantôt la sienne, celle d’un proche ou d’un badaud. Le fil de l’émotion corporelle est le fil conducteur de l’ouvrage. On le retrouve dans la majeure partie des textes mais il est parfois absent de certains.

« Avec le temps, tu comprends que la seule chose que tu puisses faire est de consoler. Avant que ma grand-mère nous quitte, déjà toute fondue, elle enserrait ma main et disait, incroyable, j’ai encore envie de vivre, demain je vais traire la chèvre pour boire un peu de lait. La chèvre était morte depuis vingt ans et cela faisait six mois que ma grand-mère ne s’était pas levée… Lorsque j’étais petit et que j’avais peur de m’endormir dans le noir, je tendais le bras de mon lit, elle tendait le bras du sien, la chambre étant étroite et ce pont chassait ma peur. C’était comme si nous nous raccompagnions jusqu’à un certain endroit, main dans la main, jusqu’à ce que l’on dépasse ce qui était effrayant, ensuite elle me lâchait dans le sommeil. Maintenant, je ne pouvais que lui rendre ce geste. Dans le sommeil et dans la mort, chacun entre seul, mais jusqu’à la porte, il est bon d’être avec quelqu’un. »

Scènes de vie du quotidien, tranches de solitudes, de joies, de peines… de moments-charnières qui nous font prendre notre envol… sortes de virages dans nos vies qui nous mènent parfois vers de grandes artères dégagées, parfois dans des impasses. Instants de lâcher-prise, de contemplation pure ou d’effroyables prises de conscience. Les mots du romancier, merveilleusement traduits par Marie Vrinat-Nikolov, nous régalent de métaphores nouvelles et originales. Je ne suis pas loin d’avoir un engouement similaire à celui que j’avais eu, par le passé, pour « L’Alphabet des Femmes ».

Absurdes, concrets, loufoques, réfléchis, banals… « Tous nos corps » regroupent ces instants attrapés au vol et couchés sur papier. Ces pensées que l’on découvre là sur papier blanc se seraient certainement perdues dans les méandres de la mémoire si Guéorgui Gospodinov n’avait pris le temps de les consigner.

Autres romans de Guéorgui Gospodinov présents sur ce site : L’Alphabet des Femmes, Physique de la Mélancolie, Un Roman naturel.

Tous nos corps (Roman)

Editeur : Intervalles

Auteur : Guéorgui GOSPODINOV

Traduction : Marie VRINAT-NIKOLOV

Dépôt légal : novembre 2020 / 152 pages / 14 euros

ISBN : 978-2-36956-096-8

Un roman naturel (Gospodinov)

Gospodinov © Intervalles – 2017

Cela commence par une rupture. Une séparation. Celle d’un couple. Elle est pourtant enceinte mais le bébé qu’elle porte n’est pas de lui. Lui perd la femme de sa vie. Un homme que l’on ampute d’une part de lui-même et comme tout est lié, le roman qu’il écrit est éparpillé. Il a perdu la chronologie des faits. Il a perdu le fil de l’histoire mais il écrit et à nous, lecteurs, d’en recoller les morceaux. Un chronologie taquine qui refuse de se présenter de manière banale, butine puis se pose sur un instant de sa vie.

Morceaux de vie avec sa femme. Du divorce et des audiences devant le juge. Morceaux de vie avec des autres et cette autre-là notamment qui passait près de six heures aux toilettes chaque jour. Parce qu’il est aussi question de toilettes ; des toilettes domestiques et des toilettes publiques… un sujet de conversation tout trouvé lorsque le personnage principal passe la première soirée dans son nouvel appartement après une journée consacrée à déménager. Un sujet neutre dans lequel tout le monde s’engouffre… cela permet de ne pas parler de la séparation, de ne pas penser à ce que lui réserve demain maintenant qu’il va devoir réapprendre à vivre seul.

Un homme que l’on va apprendre à connaître. Les bribes de son passé, de son enfance puis de son adolescence vont surgir au fil des chapitres. Puis ses premiers pas dans la vie active. Il est écrivain et travaille dans un journal local. Un jour, il rencontrera son homonyme : un clochard d’une dizaine d’années de plus que lui, un homme qui lui a fait parvenir un manuscrit dans lequel il raconte son divorce. C’est à partir de là qu’il a perdu pied, qu’il s’est laissé lentement dériver au point d’atterrir sur le trottoir avec comme seul vestige de sa vie d’avant son fauteuil à bascule qu’il transporte partout… Un autre point commun qu’il partage avec cet homme.

Et puis c’est l’idée folle d’un roman où grouillent les commencements d’histoires, « j’ai le désir immodeste de bâtir un roman uniquement à partir de débuts ».

C’est fou. Absurde. Impensable. En apparence confus mais d’une fluidité incroyable. On attrape vite le fil des pensées de cet homme qui nous conduit de-ci de-là dans ses réflexions ou dans son quotidien. Les récits s’enchevêtrent et parmi eux, le travail d’écriture bouillonnant, réflexif, amusé ou profond. Le jeu de l’écriture : que raconter ? sous quelle forme ? mettre en lumière l’étymologie des mots pour leur donner du sens et de la profondeur. Un « roman à facette » comme se plait à le définir Guéorgui Gospodinov lui-même. Et toujours cet emploi de métaphores originales où la poésie aime se nicher.

En toile de fond, un pays qui survit, pris à la gorge par l’inflation, blessé par son histoire, marquée au fer rouge par la domination ottomane. Une société qui laisse ses citoyens agoniser dans la misère, contraints à compter chaque sou, ne pouvant acheter qu’un demi-citron, qu’un peu de ci et un peu de ça.

Très beau roman, aussi déroutant que dépaysant et qui, forcément, fait mouche.

Extraits :

« La plupart de ceux qui écrivent ne sont probablement pas enclins à le faire en dehors des toilettes. Je suis sûr qu’ils n’ont même pas écrit une seule ligne sur du papier. Alors que le mur des W-C. est un média particulier » (Un roman naturel).

« Comment le roman est-il possible, aujourd’hui, quand le tragique nous est refusé. Comment est possible l’idée même d’un roman lorsque le sublime est absent. Lorsqu’il n’existe que le quotidien – dans toute sa prévisibilité ou, pire dans le système écrasant de hasards accablants. Le quotidien dans sa médiocrité – c’est seulement là qu’étincellent le tragique et le sublime. Dans la médiocrité du quotidien » (Un roman naturel).

« Quelque part, il y avait un homme que je ne connaissais pas, en elle un bébé qui bougeait, qui n’était pas de moi, et derrière nous, plusieurs années avec très peu de jours paisibles. Je me demandais laquelle de ces trois circonstances nous séparait vraiment. Durant cette nuit uniquement, aucune n’existait. J’avais envie qu’il se passe quelque chose qui change tout brusquement. Maintenant, précisément. Au moins un signe quelconque. Jamais l’attachement qu’on éprouve pour les autres n’est aussi fort que lorsqu’on les perd » (Un roman naturel).

Un roman naturel

Editeur : Intervalles
Auteur : Guéorgui GOSPODINOV
Traducteur : Marie VRINAT
Dépôt légal : mai 2017
186 pages, 9,90 euros, ISBN : 978-2-36956-056-2

Physique de la Mélancolie (Gospodinov)

Gospodinov © Intervalles – 2015
Gospodinov © Intervalles – 2015

« Je suis né à la fin du mois d’août 1913, être humain de sexe masculin. Je ne sais pas la date exacte. On a attendu de voir quelques jours si j’allais survivre et c’est alors seulement qu’on m’a déclaré. […]
Je suis né deux heures avant le lever du soleil, mouche à vin. Je mourrai ce soir après le coucher du soleil.
Je suis né le 1er janvier 1968, être humain de sexe masculin. Je me souviens dans le détail de toute l’année 1968, du début jusqu’à la fin. Je ne me rappelle rien de l’année en cours. Je ne sais même pas son numéro.
J’ai toujours été né. Je me rappelle encore le début de l’Ère de glace et la fin de la Guerre froide. Le spectacle de dinosaures mourants (durant ces deux époques) est l’une des choses les plus insoutenables que j’aie jamais vues.
Je ne suis pas encore né. Je suis à venir. J’ai moins sept mois. Je ne sais pas comment on compte ce temps négatif passé dans le ventre. […]
Je suis né le 6 septembre 1944, être humain de sexe masculin. Temps de guerre. Une semaine plus tard, mon père est parti sur le front. […]
J’ai des souvenirs de moi né comme buisson d’églantier, perdrix, ginkgo biloba, escargot, nuage de juin (ce souvenir est fugace), crocus mauve d’automne au bord du Halensee, cerisier précoce figé par une neige tardive d’avril, comme une neige ayant figé un cerisier leurré…
Je sommes nous. » (extrait du prologue de l’ouvrage).

Il est difficile de présenter un résumé de « Physique de la Mélancolie ». Cet ouvrage croise plusieurs récits mais ils sont relatés par un seul narrateur. Ce dernier est complexe, à la fois unique et multiple, car doté d’une empathie hors du commun, il expliquera d’ailleurs sa capacité à se fondre dans [le corps de] l’Autre pour ressentir les choses.

Je ne cillais pas, mes pupilles cessaient de bouger, ma bouche restait à moitié ouverte, ma respiration passait comme en régime automatique, tandis que je (une partie de moi) me transportais dans l’histoire et le corps d’un autre. (…) Cela se produisait souvent malgré moi. Comme si là où l’autre éprouvait une douleur, dans cette faille, cette plaie, ce point d’inflammation, s’ouvrait un couloir qui m’aspirait en lui.

A l’instar de « L’Alphabet des femmes », « Physique de la Mélancolie » s’ouvre sur une préface (étayée, généreuse et réflexive) de Marie Vrinat-Nikolov. La traductrice y partage notamment son point de vue quant à la sensibilité dont il faut faire preuve lors de la traduction d’un roman ; tenir compte des jeux de mots, de l’ambiance, de la poésie, des références… tenter de construire des passerelles entre les cultures tout en ne dénaturant pas la culture d’origine (littéraire, populaire,…).

Longtemps, il y a eu un consensus entre le monde de l’édition et les traducteurs eux-mêmes sur le fait qu’il ne fallait surtout pas déranger le lecteur dans ses habitudes langagières et culturelles, dans ce qu’il se figurait être la langue de la littérature. D’où les traductions qui font semblant de ne pas en être, qui se cachent dans l’ombre de l’original, qui offrent aux lecteurs une langue « platement élégante », restant dans la norme de « ce qui se dit », frisant même le cliché : l’enfance est toujours « la tendre enfance », les cheveux noirs sont toujours « noirs de jais », que fait-on dans un fauteuil, si ce n’est forcément « s’y carrer », « s’y pelotonner », sans parler des imparfaits du subjonctif dans des dialogues, des passés simples qui déforment la tonalité du texte, etc., lorsque ce texte crée précisément une langue nouvelle qui se situe au-delà des conventions.

De fait, cet ouvrage nous ravit de métaphores nouvelles et de descriptions inattendues. Cette alliance magique et mélodieuse de termes, cette formulation souvent atypique, ravissent le lecteur. Ce rythme narratif original ne change pas les habitudes de lecture mais la manière dont le regard est posé sur les choses et les gens offre une familiarité singulière (donnant l’impression que l’on découvre un terrain pourtant connu). On se laisse envelopper par cet univers riche, parfois poétique et il est difficile de rester insensible à la musicalité du langage.

Le printemps est déchaîné, des abeilles bourdonnent, des odeurs sans nom flottent dans l’air, comme si le monde venait d’être créé, sans passé, sans futur, un monde dans toute son innocence, d’avant le calendrier.

Le voyage démarre dès la lecture du titre de ce roman. « Physique de la Mélancolie » : deux termes issus de registres lexicaux radicalement différents, laissant penser que l’homme [en tant qu’individu] est un univers à part entière, qu’il existe autant d’univers isolés que d’individus et qu’il est possible de les étudier pour parvenir à une connaissance objective et rationnelle. La « physique » est cartésienne… tandis que la mélancolie est plus chagrine, plus volatile et sujette à de capricieuses variations. L’association de ces deux mots m’a troublée. Puis, sitôt la lecture commencée, le lecteur se confronte à ce « je sommes nous » énoncé par le narrateur. Un postulat que l’on intègre rapidement, comme une évidence. On prend plaisir à se heurter à ce qui ressemble à un non-sens alors qu’il ne l’est pas. Le lecteur répond favorablement à l’invitation et les pages se tournent. Elles nous conduisent d’un souvenir à l’autre comme cette après-midi passée à déambuler entre les chapiteaux d’une Foire attractive ou cet instant à réfléchir à la représentation que l’on se fait du Minotaure, figure emblématique de la mythologie grecque. Ou comme ce jeune homme qui met ses pieds dans les traces de son grand-père et va à la rencontre d’une vieille dame qui fût [peut-être] l’amante de son aïeul. Il sera aussi question de l’amour secret qui lie une infirmière à son patient, d’un enfant de 12 ans qui rompt la solitude en observant les allées-venues d’une cohorte de fourmis, d’un acheteur d’histoires, d’une femme qui passe la frontière pour vendre son bébé… autant d’escapades dans les tréfonds de la mémoire du narrateur. Le puzzle de l’histoire se reconstruit avec toute la part de subjectivité et d’interprétation inhérente aux secrets longtemps tus et/ou à peine dévoilés.

Et puis il y a ce penchant qu’assume l’écriture de Guérogui Gospodinov à passer de la première à la troisième personne avec une aisance et une fluidité déroutantes. Cette tendance à fusionner le « je », le « il » et le « nous » nous rappelle sans cesse ce singulier « je sommes nous » découvert au commencement du roman. Le narrateur est totalement cohérent, le fait qu’il ait cette appétence à se fondre dans le corps d’un autre n’est pas un leurre. Il est à la fois dans l’action tout en y étant extérieur. C’est un fascinant conteur ; totalement objectif face à l’histoire qu’il raconte tout en se laissant littéralement happer par elle. Comme si l’auteur [Gueorgui Gospodinov] utilisait ses personnages pour exulter ses propres peurs. Comme si on permettait au lecteur de ressentir une émotion saisissante et de l’analyser dans la même fraction de seconde. Un effet miroir continu, aux multiples facettes. Auteur, lecteur et narrateur ne cessent de s’identifier, de se dissocier, de se répondre et d’enrichir simultanément leur réflexion… accentuant ainsi toutes les formes de l’empathie et de la compassion.

Un récit-chorale parfois déstabilisant qui suppose la participation du lecteur. L’interaction qui se crée entre l’écouté (narrateur) et l’écoutant (lecteur) est réelle ; il ne tient qu’à nous de replacer les différentes pièces à l’endroit adéquat pour que ces histoires éclatées s’imbriquent complètement. La lecture n’est pas facile, je ne vous mentirais pas car le narrateur se fond en permanence dans d’autres « lui » (lui enfant, lui adulte, lui quand il est son grand-père, lui quand il est le Minotaure…). Tout est à la fois inventé et réel, autobiographique, fictif et/ou témoigné, introspectif et affabulé, saugrenu et réfléchi. Tout tombe inopinément mais tout est à sa place. Tout est fluide. Tout est étrange et familier. C’est un roman patchwork, un recueil d’histoires qui s’articulent grâce à des transitions [alors qu’habituellement, les recueils s’en affranchissent]. C’est un fatras narratif savamment orchestré car il évite la cacophonie avec brio.

Tout au long du roman, des phrases nous interpellent. Il est impossible de résister à l’envie de marquer un temps d’arrêt pour les relire, y réfléchir, se les approprier et changer à notre tour la manière de penser une action, un fait que l’on croyait pourtant acquis…

… « J’étais né de ma propre mère, quoi d’étonnant à cela »…

… « Ce n’est que dans l’enfance que l’immortalité est possible »…

La lecture se fige quelque peu à l’occasion du second chapitre où l’auteur énumère, le temps d’une vingtaine de pages, la littérature existante à l’égard du mythe du Minotaure. Temps de lecture à part, presque désincarné que j’ai pourtant lu avec intérêt. Passé ce chapitre deux, le voyage identitaire se poursuit, celui d’un homme en quête de lui-même, en pleine appropriation de sa culture, de son histoire (et la petite histoire individuelle est intimement mêlée à la grande Histoire de l’humanité). Il offre un regard tendre sur la société qui l’a vu naître et grandir mais ne lui accorde aucune concession.

[En parlant des années 1980] Dans l’autre événement important, la Bulgarie n’est pas directement impliquée. En décembre, on nous parle pour la première fois du SIDA. C’est ce qui met officiellement fin, en 1981, aux années 1960. Et toutes les révolutions sexuelles ont été interrompues au nom de la santé. Etant donné que, chez nous, elles n’avaient pas commencé, leur fin n’a pas été aussi tragique pour nous.

PictoOKUn roman surprenant qui se construit étrangement et déroute. Le mythique Minotaure – employé par Gueorgui Gospodinov comme une métaphore complexe – revient constamment. « Roman-labyrinthe » comme se plaît à le définir l’éditeur, cette Physique de la Mélancolie invite largement à l’introspection, à l’observation de l’Autre… voire à combler les fossés entre soi et l’autre. Déroutant et exaltant, j’étais à la fois extérieure et fascinée, je pense avoir apprécié cette lecture inconfortable… mais tout n’est-il pas une question de point de vue ? Cependant, il me semble nécessaire de marquer des temps d’arrêt pendant la lecture, ne serait-ce pour ne pas se laisser déborder par elle.

Un duo d’auteurs [romancier-traducteur] qui me plaît (voir également « L’Alphabet des femmes »).

Extraits :

« Le jet de la peur est bien trop fort pour son corps de trois ans qui se remplit très vite et qui manque bientôt d’air. Il ne peut même pas éclater en sanglots. Pour pleurer, il faut de l’air, pleurer, c’est expirer longuement et bruyamment la peur » (Physique de la Mélancolie).

« Non, mon enfant, tu ne vas pas mourir, répétait alors [mon arrière-grand-mère] pour me consoler. Il y a un ordre pour ça, mon petit enfant, d’abord c’est moi qui vais mourir, ensuite ta grand-mère et ton grand-père, ensuite… Ce qui m’a fait sangloter encore plus irrésistiblement. Une consolation bâtie sur une chaîne de morts » (Physique de la Mélancolie).

« Une amie me racontait que, petite, elle était persuadée que la Hongrie était au ciel. Sa grand-mère était hongroise et elle venait chaque été leur rendre visite à Sofia pour voir sa fille et sa petite-fille bien-aimée. Ils allaient toujours la chercher à l’aéroport. Ils s’y rendaient plus tôt, levaient la tête comme des oisillons, jusqu’à en avoir des courbatures au cou, et sa mère disait : regarde, ta grand-mère va apparaître maintenant. La grand-mère de Hongrie, qui venait du ciel. J’aime bien cette histoire et je la mets tout de suite dans la resserre. Je suppose que, lorsque la grand-mère hongroise est morte, elle est tout simplement restée là-haut, dans la Hongrie céleste, à agiter la main depuis un nuage, sauf qu’elle avait cessé d’atterrir » (Physique de la Mélancolie).

« Sa mémoire est une commode, je peux la sentir, ouvrant des tiroirs depuis longtemps fermés » (Physique de la Mélancolie).

« Après toutes les preuves montrant que l’histoire des quatre milliards d’années écoulées est inscrite dans l’ADN des êtres vivants, l’expression selon laquelle l’univers est une bibliothèque n’est plus, depuis longtemps, une métaphore. Nous aurons maintenant besoin d’une nouvelle écriture. Beaucoup de lecture en perspective. Lorsque monsieur Jorge disait qu’il imaginait le paradis comme une bibliothèque sans début ni fin, il est fort probable que, sans le soupçonner, il ait pensé aux étagères infinies de l’acide désoxyribonucléique. Je suis des livres » (Physique de la Mélancolie).

A lire également :

– La présentation de Marie Vrinat-Nikolov,

– Une interview de Marie Vrinat-Nikolov (traductrice).

Physique de la Mélancolie

Roman

Editeur : Intervalles

Collection : Sémaphores

Auteur : Guéorgui GOSPODINOV

Traductrice : Marie VRINAT-NIKOLOV

Dépôt légal : mars 2015

ISBN : 978-2-36956-017-3

L’Alphabet des Femmes (Gospodinov)

Gospodinov © Arléa – 2014
Gospodinov © Arléa – 2014

« Voici vingt récits de Bulgarie qui devraient vous donner l’envie de prendre le train jusqu’à ce pays dont on ne sait rien si ce n’est que le cœur des gens y bat à tout rompre pour des raisons toutes semblables aux nôtres. Car c’est bien l’humanité qui passionne Gospodinov ; mais cet enfant terrible de la littérature Bulgare adore changer de point de vue. Ce sont des histoires naturelles qui à la façon d’un kaléidoscope nous découvrent le monde dans les divers mouvements de la vie : la douleur de l’amour (une rencontre de passagers dans un hall de gare), les états d’âme d’un cochon – sacrifié – le jour de Noël, la distorsion d’un regard (l’œil gauche voit dans le passé et le droit dans l’avenir), la conversation entre deux étrangers, l’enfance, bien sûr, bref toutes les inquiétudes et les fous rires d’une vie » (extrait du synopsis éditeur).

Cet ouvrage s’ouvre sur une préface rédigée par Marie Vrinat – traductrice – qui revient sur le parcours de Guéorgui Gospodinov et présente la démarche ainsi que les objectifs de la traductrice.

« Le parti pris adopté, ici, est de trouver des jeux de mots en français qui permettent d’une part de garder les images et métaphores filées dans lesquelles ils sont enserrés, d’autre part de ne pas s’éloigner trop de la culture étrangère, d’en préserver l’étrangeté et le rythme autant que possible (…) ».

Le résultat permet au lecteur de profiter d’une lecture fluide. Le style littéraire s’appuie sur une ambiance dans laquelle on s’installe facilement, faisant appel à une culture qui nous est familière. Pour autant, les métaphores employées sont totalement atypiques, faisant ainsi souffler un vent nouveau sur la tonalité de ces récits. Il n’y a aucune aspérité sur laquelle on buterait durant la lecture ; le travail de traduction est remarquable.

« Quand le monde matériel nous déçoit, nous écrase de sa banalité et nous ennuie, il nous reste les mots et les histoires qui invitent au rêve, au voyage, à l’imaginaire… » (extrait de la préface rédigée par Marie Vrinat).

Quant au contenu des nouvelles en tant que tel, la variété des histoires renouvelle à chaque fois le contexte, les personnalités en présence, leur façon d’interagir et d’orienter le dénouement de chaque récit vers quelque chose d’unique. Pas de redondances ici, tant sur le fond que sur la forme.

Un petit tour au cœur de l’ouvrage ?

L’Alphabet des femmes est la première nouvelle de ce recueil. Le narrateur, un romancier, est contacté par un ami d’enfance qu’il n’avait pas vu depuis de nombreuses années. Ce dernier sollicite l’auteur en vue d’obtenir de l’aide dans la construction d’un récit qu’il est en train d’écrire. « Toute ma vie, je n’ai eu qu’une passion : les lettres et les femmes ». Son travail d’écriture consiste à affecter le prénom d’une de ses amantes à chaque lettre de l’alphabet. Une quête insensée, un dilemme, une amitié forte seront les trois éléments fondateurs de cette rencontre surprenante.

Pivoines et myosotis, seconde nouvelle de l’ouvrage, met en scène un homme et une femme âgés d’une trentaine d’années. Ils ne se connaissent absolument pas. Elle part s’installer aux Etats-Unis. Apprenant cela de la part d’une connaissance commune, l’homme la contacte pour savoir si elle accepterait de lui rendre un service : il aimerait faire passer un colis à un de ses amis qui s’est expatriés quelques années plus tôt aux Etats-Unis. Elle accepte de l’aider. Leur rencontre a lieu à la terrasse d’un café de l’aéroport. Elle doit embarquer dans une heure. Autour d’un café, l’un comme l’autre constatent leur forte attirance. Coup de foudre. Ils vont alors s’inventer des souvenirs communs pour faire un pied-de-nez au destin. Ils imaginent ainsi cinquante années de vie commune, avec les joies et les peines inhérentes. Puis arrive l’heure à laquelle elle doit passer les contrôles pour atteindre la salle d’embarquement. Une heure de leur vie a suffi à les transformer de manière définitive.

Il se sentit terriblement vieilli et bougeait ses jambes avec peine. Il ferma les yeux à dessein en passant devant les vitres de la salle d’embarquement pour ne pas voir subitement dans leur reflet ses cheveux devenus blancs ainsi que ses épaules rentrées, des épaules de vieillard. A chaque pas il comprenait plus clairement qu’il lui était impossible de rentrer chez lui, auprès de sa femme à la jeunesse inaccessible. Et qu’il ne pourrait jamais lui raconter ce qu’il avait fait durant ces cinquante années d’absence.

PictoOKPictoOKJ’ai eu un réel coup de cœur pour cette nouvelle.

Pour le reste, nous faisons la connaissance d’un meurtrier, d’un couple en voyage qui s’amuse à imaginer le destin d’un paysan qu’ils aperçoivent sur leur trajet, quelques légendes urbaines, des petites anecdotes amusantes, la théorie de la mouche gravée dans le fond des pissotières allemandes, des amitiés, une perception particulière qu’une femme développe à l’égard de sa grossesse…

PictoOKCertes, on peut noter que les nouvelles ici présentes sont d’intérêt variable. Cependant, sur la vingtaine que contient le recueil, seules deux d’entre elles m’ont laissée de marbre. Malgré le côté succinct des récits, l’auteur parvient tout à fait à installer son lecteur dans des univers très riches, lui permettant ainsi de se représenter l’environnement immédiat de ses personnages principaux et d’investir ces derniers. L’écriture est fraîche et fluide. Une très belle découverte de cet auteur bulgare… en espérant avoir trouvé les mots justes pour vous donner l’envie de plonger à votre tour dans cet Alphabet des femmes.

Pour en savoir plus sur le romancier : http://litbg.eu/gueorgui-gospodinov.html.

Du côté des challenges :

Le tour du monde en 8 ans : Bulgarie

Tour du Monde en 8 ans
Tour du Monde en 8 ans

L’Alphabet des Femmes

Roman [Recueil de nouvelles]

Editeur : Arléa

Collection : Arléa-poche

Auteur : Guéorgui GOSPODINOV

Traduit du bulgare par Marie VRINAT-NIKOLOV

Dépôt légal : juin 2014

ISBN : 9782363080615