De nos frères blessés – Joseph Andras

 

9782330063221Comment mettre des mots sur ce texte, fort, très fort… Qui m’a chaviré l’intérieur… Totalement. Intensément. Violemment.

Alger. 1956. Un homme pose une bombe dans l’usine où il travaille chaque jour.

« J’ai décidé cela parce que je me considérais comme algérien et que je n’étais pas insensible à la lutte que mène le peuple algérien. Il n’est pas juste, aurait-on dit, que les Français se tiennent en dehors de la lutte. J’aime la France, j’aime beaucoup la France, j’aime énormément la France, mais ce que je n’aime pas, ce sont les colonialistes. […] Il n’était pas question de détruire par tous les moyens ; il n’était pas question d’attentat à la vie d’un individu. Nous étions décidés à attirer l’attention du gouvernement français sur le nombre croissant de combattants qui luttent pour qu’il y ait plus de bonheur social sur cette terre d’Algérie. »

Dans un climat d’hystérie collective, de violence et de guerre (celle que personne n’ose nommer mais qui est bien là, «celle que l’on dissimule à l’opinion sous le doux nom d’événements»),  la Grande Histoire rencontre celle d’un homme : Fernand Iveton… Qui est-il ? Un héros, un combattant du peuple, un militant communiste, un idéaliste épris de liberté, un homme ardent, engagé, brûlant d’amour pour son pays … Qui est-il ?  Un traître, un terroriste, un poseur de bombe, un pourri ? Est-il le « Blanc vendu aux crouilles » ? Le traite, le félon dont tout le monde réclame la peau ?

De l’interrogatoire à la détention, du procès expéditif à l’exécution, le récit n’épargne rien aux lecteurs, sans mélo, ni pathos … L’histoire suffit. Terrible. Implacable.

Joseph Andras nous mène au plus près de cet homme, ouvrier communiste, condamné pour « tentative de destruction par substance explosive d’édifices habités ou servant d’habitation. »… le seul européen exécuté par la justice française pendant la guerre d’Algérie.

Comme j’ai aimé me tenir tout contre cet homme, au fil des pages, la gorge nouée, les larmes au bord des yeux. Révoltée. Révoltée par le destin de Fernand Iveton, un homme simple, pétri d’idéaux et de libertés. Un homme insensé. Vulnérable. Fort. Vivant. Condamné avant même d’être jugé. Pour l’exemple. Un homme qui restera debout, jusqu’au bout. Tenu par sa cause qu’il pense juste. Par sa femme aussi. Hélène. « Un sacré bout de dame ». Tenace, amoureuse, fière, obstinée, douce, sensuelle, belle, si belle dans les yeux de son homme.

« Hélène…
Un prénom comme une démangeaison. Plaie dans le palais qui n’entend pas se faire oublier.
Il pense à elle, comme il ne peut, chaque jour, s’empêcher de le faire. Il ne cesse de ramasser les pièces diffuses de leur histoire, comme s’il fallait, entre ces murs, l’ordonner pour lui donner un sens, dans cette merde grise, ampoule au plafond, couches tâchées par d’anciens détenus, chiottes à partager à trois, lui donner une direction, un contour ferme, épais, tracé à la craie ou au charbon. Trois ans et demi ensemble. L’un avec l’autre, l’un par et pour l’autre. Fernand rassemble les morceaux que sa mémoire lui restitue, avec plus ou moins de résistance, afin de constituer un bloc, un parpaing d’amour seul à même, face au futur incertain, d’éclater les os et les mâchoires de leurs bourreaux.
Hélène. »

Vous dire aussi que la langue de Joseph Andras, est belle à en crever… Sobre. Vraie. Crue. Sans fard. Sublime.

Vous dire encore que ce récit me touche particulièrement. Car il fait écho à mon histoire, à notre histoire. Celle de la guerre d’Algérie qui, encore aujourd’hui, laisse des traces infinies dans nos mémoires.

 

«  Puis le coq a chanté

Ce matin ils ont osé,

Ils ont osé vous assassiner.

En nos corps fortifiés

Que vive notre idéal

Et vos sangs entremêlés

Pour que demain, ils n’osent plus

Ils n’osent plus, nous assassiner. »

 

 Ce 1er roman est une révélation… Un ESSENTIEL…  A découvrir ABSOLUMENT …

 

Extraits

« Sa nature a coutume de remplir les verres à moitié pleins à la grande tablée de l’existence – le bonheur a chez lui partie liée avec l’ordinaire : il n’a pas la prétention de plus qu’il ne peut et se déploie, dans l’évidente modestie d’une étoffe plissée, sans bruit, sans heurt, seulement une sorte de bien-être qui n’a nul besoin d’en tirer fierté ».

 

« Des histoires à ne plus dormir. Des gens brûlés vivants avec de l’essence, les récoltes saccagées, les corps balancés dans les puits, comme ça, on les prend on les jette, on les crame dans les fours, les gosses, les femmes, tout le monde, l’armée a tiré sur tout ce qui bougeait pour écraser la contestation. Pas que l’armée, d’ailleurs, il y avait des colons et des miliciens également, tout ce petit monde se prenait par la main, c’était une sacré danse… La mort, c’est une chose, mais l’humiliation ça rentre en dedans, sous la peau, ça pose ses petites graines de colère et vous bousille des générations entières … »

 

« Fernand a été torturé toute la journée ; il en a donné trois. De quelles matières sont donc faits les héros, se demande-t-il, de quels os, carcasses, tendons, nerfs, étoffes, de quelles viandes, de quelles âmes sont-ils fichus, ceux-là ? Pardonnez, les camarades… Il n’a pas les épaules assez larges pour faire honneur au costume du préfet de l’Eure-et-Loir, Moulin, dit Max, crevé la gueule contuse dans un Paris-Berlin ; il n’a pas le cran d’en appeler à l’Histoire à lettre capitale. Pardonnez, les camarades, j’espère au moins que vous êtes bien planqués, j’ai tenu le plus possible… »

 

Une lecture que je partage avec ma copine Noukette, découverte (la lecture, hein, pas Noukette ! Ma blonde fait partie de ma vie depuis… pfiouuuuuuuu  18 ans !) grâce à l’aventure des 68 premières fois, édition 2016  et à  l’insatiable Charlotte

Le très beau billet de Jérôme à lire aussi 😉

68 premières fois

 

De nos frères blessés, Joseph Andras, Actes Sud, 2016, 17€

Ici ça va – Thomas VINAU

 

IciCaVaCeci n’est pas un billet. C’est un cri du cœur. Rien que ça !

Un soir d’insomnie et de cou tordu, j’ai lu. Ce livre. Minuscule. Un petit rien. Qui raconte un petit bout de vie. Pas un grand livre, avec des grandes idées, des grands projets, une écriture chiadée, des phrases tournées, tarabiscotées. Non. Rien de tout ça. Juste un petit livre. Rempli de mots justes. Simples. De soleil aussi. Rempli d’amour et de poésie.

 

Les mots de Thomas Vinau :

Ici ça va c’est l’histoire d’une reconstruction, d’une rénovation. D’une remise à jour dans le sens d’un retour à la lumière. C’est l’histoire d’une rivière, d’une maison, de deux personnes qui s’aiment, debout, d’une histoire familiale, d’un homme qui se sert de derrière, pour regarder devant. C’est un livre qui a la prétention de l’aube, de l’horizon, du recommencement. Un livre comme certains matins. Parfois. Un livre qui veut croire….

 

Je n’arrive pas à vous le raconter, à mettre des mots dessus. Juste de vous dire qu’il faut le lire. Si. Et vite. Parce qu’il fait un bien fou ! Parce qu’il dit l’espoir. Parce qu’il donne du courage et de la confiance dans demain. Parce qu’il cause de nous. Parce qu’il raconte la vie, la petite vie, la vraie, la tendre, celle qu’on aime…..

Ce livre est MAGISTRAL. Lisez-le !

Extraits

« La nuit dernière, avant de nous endormir, nous avons un peu parlé. Je n’y avais pas vraiment repensé depuis que nous sommes arrivés. C’est bon d’être dans l’action. D’être debout et de s’essuyer le front. Je vais essayer de continuer ainsi longtemps. […] Elle m’a dit qu’elle était heureuse d’être ici. Qu’elle était pleine d’espoir pour l’avenir. Je lui ai répondu que moi aussi. Nous nous sommes endormis comme ça. Bien au chaud dans nos projets. Avec demain comme couverture. »

« C’est comme s’enfoncer dans une forêt ébouriffée. Ou marcher au bord de la rivière. On arpente sa vie. On choisit un chemin. On s’y habitue. On tente de retenir la route. L’itinéraire. C’est normal, il faut un biais pour découvrir. Un plan. Le chemin devient familier. Rassurant. On élabore nos propres repères.  A partir de ce que l’on connait. Mais on ne connait rien. Les vrais ignorants ignorent leur ignorance. C’est un peu comme voir le paysage par une petite, petite, toute petite fenêtre. Et finir par croire que le paysage se limite à ce qu’on en perçoit par cette petite, petite, toute petite fenêtre. Au lieu d’essayer d’élargir la fenêtre. De casser les murs. On préfère réduire ce paysage. Penser qu’il n’est que ce l’on en voit. S’en contenter. C’est plus confortable. Et puis un jour on se rend compte que le monde est plus grand que nos yeux. Et on reste là, perdus. Au bord du vertige. »

 

Les avis de Aifelle, Antigone, Clara, Hélène, Mirontaine, Nadège, Philisine, Sylire et de Noukette ….

Ici ça va, Thomas Vinau, Alma, 2012.

Abaddon, diptyque (Shadmi)

Shadmi © Ici Même – 2013
Shadmi © Ici Même – 2013
Shadmi © Ici Même – 2013
Shadmi © Ici Même – 2013

Sommes-nous capables d’apprendre de nos erreurs ? Sommes-nous capables de ne pas reproduire sans cesse les mêmes gestes ? Quelle fonction joue la mémoire dans la conscience que nous avons de nos actes ? Quel rôle jouons-nous malgré nous ?

Ter frappe à la porte de l’appartement 262. Il a rendez-vous pour visiter un appartement en colocation. Les quatre autres locataires ont sensiblement le même âge que lui, le lieu est agréable… l’affaire est conclue. Une chambre étant libre, Ter peut emménager de suite. Dès lors, Ter partage son quotidien avec Bet (séduisante jeune femme), Seth (plus rondouillarde mais d’un abord chaleureux), Vic (musicien qui supporte mal les effets de l’alcool) et Nor (solitaire et mystérieux, il passe son temps à façonner des sculptures).

Tandis que Ter se familiarise avec son nouveau cadre de vie, il tente de reconstituer les bribes de souvenirs qui remontent à sa mémoire par bouffées. La vision d’un néon fait remonter un souvenir, une situation impromptue crée une sensation de déjà-vu, une perte de connaissance le replonge dans un épisode de sa vie de soldat… Qui est-il ? D’où vient-il ? Quelle était sa vie d’avant ? Ses tentatives d’introspection s’avèrent être des échecs. Cette amnésie le perturbe d’autant plus que ses colocataires en souffrent également. En parallèle, d’étranges phénomènes le mettent sur le qui-vive. Un chat trucidé réapparaît le lendemain, les fenêtres sont obstruées par un mur de briques, le frigo se remplit sans que personne n’ait à s’en préoccuper et comble de tout, la porte d’entrée refuse de s’ouvrir. L’appartement semble doté d’une âme et ses caprices impactent l’humeur de ses habitants. Ter n’a plus qu’une seule idée en tête : fuir. Mais comment ?

Note 8 : J’ai découvert le nom de cet endroit : Abaddon. Difficile de dire de quand date cet appartement, mais je suppose qu’il a probablement plus de 200 ans. Mes « colocataires » sont très peu enclins à m’aider à en découvrir davantage sur l’histoire de cet endroit. Et ils n’ont absolument aucune envie de s’évader d’ici. Ils se sont entièrement abandonnés à l’esprit putrescent de ce lieu. Ils ont une idée très floue du temps qu’ils ont déjà passé ici, ou des détails de leur vie d’avant leur arrivée.

Né en Israël et installé aux Etats-Unis depuis plusieurs années, Koren Shadmi développe ici un univers particulier, à la croisée entre rêve et réalité. « Abaddon » : un sens évocateur puisqu’en hébreu, le terme signifie « destruction » ou « abîme » (voir Wikipedia) ; c’est aussi le nom donné à l’ange exterminateur de l’Apocalypse. La première impression après avoir lu quelques pages d’Abaddon est d’avoir atterri brutalement dans un épisode de la « Quatrième Dimension ». Si cette sensation ne disparaît pas durant la lecture en revanche, le côté brutal s’estompe progressivement. A mesure que croissent l’inconfort et l’important malaise du personnage principal, le sentiment de jouissance et la fascination du lecteur pour cet univers vont aller crescendo. Gonflé de certitudes, le lecteur pense à tort pouvoir anticiper les rebondissements de l’intrigue pourtant, on a beau tourner les pages, tout nous pousse pourtant dans des situations qui nous prennent au dépourvu. A peine le temps de se remettre et l’auteur fait bifurquer son scénario de plus belle vers l’étrange mécanique interne d’un monde qui n’obéit qu’à sa propre logique.

Cet endroit !!! Cet Abaddon de malheur !!! Je n’arrive même plus à pleurer ici ! Mes larmes se sont taries du jour où j’ai posé le pied ici ! (…) Bon sang ! Mais qu’est-ce que c’est qu’Abaddon ?

Fascinant.

Le choix même du format des ouvrages (format à l’italienne) se joue du lecteur en l’obligeant malgré lui à balancer doucement la tête de droite à gauche pour suivre la lecture, page après page, bande après bande… inconscient du mouvement de balancier qu’il opère en lisant.

Je te l’ai dit. Cet endroit, c’est comme des sables mouvants. Plus tu te débats, plus tu t’enfonces. Ça ne sert à rien d’essayer de s’échapper.

Fasciné.

L’auteur travaille son huis-clos avec minutie. La psyché du personnage est observée à la loupe. Nous la regardons de si près que nous en perdons tout recul. Une tension électrique s’installe très tôt dans le récit et nous donne l’impression de marcher sur un fil, à l’instar du héros qui semble en être équilibre sur un fil de nylon. Les couleurs utilisées se heurtent en permanence. Vert et rouge, froid et chaud, passé et présent, vie et mort, désir et aboulie, raison et folie… Le rêve et la réalité sont totalement intriqués. Le calme des lieux contraste avec la représentation que l’on se fait de l’extérieur, là où la guerre gronde et envahit tout l’espace sonore, tout l’espace public, tout l’espace intime. Dans le cocon de cet immeuble angoissant où le bon sens n’a plus sa raison d’être, les rares bruits de la bâtisse interpellent. S’y habituer ou tenter de les faire taire sont les deux facettes d’un même symptôme : la folie.

PictoOKDeux tomes pour visiter cet univers. Le premier explore l’huis-clos d’un appartement. Le second quant à lui étend le champ des possibles aux limites d’un immeuble. Reste maintenant à savoir si vous aurez envie de vous frotter à cette surprenante expérience de lecture. En tout cas, je vous y invite.

Vous êtes dans l’Abaddon, Ter. Pourquoi cet endroit serait-il moins réel que n’importe quel autre lieu où vous avez été ? Vous avez juste évolué d’une grande cage vers une plus petite…

La chronique d’Yvan (pour le tome 1).

Abaddon

Diptyque terminé

Editeur : Ici Même

Dessinateur / Scénariste : Koren SHADMI

Traduit de l’anglais par Bérengère ORIEUX

Dépôt légal : avril 2013 (tome 1) et septembre 2013 (tome 2)

ISBN : 978-2-36912-000-1 (tome 1) et 978-2-36912-003-2 (tome 2)

Bulles bulles bulles…

Ce diaporama nécessite JavaScript.

Abaddon, diptyque – Shadmi © Ici Même – 2013