Silhouette (Mourlevat)

Deux… deux avis en un, celui de Kikine (que beaucoup d’entre vous connaissent) et le mien. Deux avis pour ce recueil de nouvelles.  

10 nouvelles. 10 fenêtres qui s’ouvrent sur la vie d’un(e) inconnu(e) que nous allons apprendre à connaître… une personne à laquelle nous allons nous attacher.

Mourlevat © Gallimard Jeunesse – 2016
Elle est admirative de son travail d’acteur c’est pourquoi, quand elle apprend que l’équipe de tournage cherche des figurants pour un film dans lequel il joue, elle envoie sa candidature.  

Il veut montrer qu’à 14 ans, on est capable d’être responsable. Aussi, il tient tête à ses parents et obtient la première fois le droit de passer des vacances ailleurs qu’avec eux.  

Petit septuagénaire à la vie bien rangée, il apprend que ses jours sont comptés. Il décide de retrouver les personnes envers lesquelles il a mal agit durant sa vie et leur demander pardon.  

Etudiante engoncée dans sa timidité, elle part effectuer un séjour linguistique d’un an en Angleterre. Outre le fait de perfectionner son anglais, elle espère que cette expérience l’aidera à gagner de l’assurance et de la confiance en elle.  
Il repense à son enfance. Sa famille n’était pas riche. Vers 10 ans, toute sa famille est partie en vacances. Ses parents avaient pu mettre de l’argent de côté. Les premières vacances qu’il passe loin de sa maison !  

Un vieux garçon à la vie monotone et sans histoire a pris le ministre des Finances en grippe. Ce dernier fait de trop nombreuses erreurs de syntaxe. Il trouve un moyen de faire entendre au ministre qu’il ne doit plus faire outrage à la langue française.   

C’est pourtant un comédien expérimenté. Il connaît pourtant son personnage sur le bout des doigts mais lors d’une représentation, une réplique lui échappe. Il butte dessus, incapable de poursuivre. Le premier soir, il ne s’en inquiète pas. Le second soir, il est interloqué. A partir du troisième… il sait que quelque chose d’anormal est en train de se passer et qu’il lui faut prendre le temps de comprendre de quoi il en retourne.  

Il a 12 ans lorsque son oncle rentre après un long séjour à l’étranger. Son oncle… cet éternel voyageur. Mais cette fois-ci, l’oncle adoré lui confie un secret qu’il a décidé de ne dévoiler que six mois plus tard au reste de la famille. Quelle fierté d’être dans la confidence !  

Elle attendait sa retraite d’enseignante de pied ferme. Une seconde vie qu’elle savait douce et désormais consacrée à partager de délicieux moments avec son époux, prendre soin d’elle et à procrastiner.  

Ce doit être la crise de la cinquantaine, quoiqu’un peu tardive, qui l’a conduit à s’essayer un jour à l’écriture. Féru de lecture, le voilà qui a décidé de passer de l’autre côté du miroir. Il goûte à ce plaisir nouveau qui l’amène, plusieurs mois après, à tenir en main son premier manuscrit.  

Les mots de Kikine

Ça faisait longtemps que j’attendais de faire une LC avec Mo’… Nos PAL ne sont pas hyper compatibles mais c’était sans compter la disponibilité de livres numériques à emprunter à la bibliothèque, en ce temps de confinement. 😉

Nous hésitions entre deux lectures et j’ai opté pour un livre de Jean-Claude Mourlevat car « Terrienne » était une lecture somme toute *légère* … Je pense que j’avais envie de quelque chose qui ne soit pas trop pesant… Mo’ qui, elle, lit les quatrièmes de couverture m’a averti que la lecture risquait de ne pas être joyeuse…

J’étais donc un tout mini peu préparée au fait que cela ne soit pas léger-léger mais je n’étais pas du tout préparée à la brutalité psychologique des chutes de chacune de ces dix nouvelles… Aïe !

La première m’a vraiment surprise. La deuxième encore plus, le troisième un peu moins (l’esprit est bien fait et une fois préparé, essaye de se protéger en anticipant…). Au fur et à mesure des lectures, nous continuons d’espérer que l’auteur épargne ses personnages … en fait, à force de me préparer psychologiquement, certaines histoires m’ont semblé presque « douces ». C’est dire… car dans la réalité, l’auteur joue avec nos émotions et ceux de ses personnages. Ce qu’il leur offre, c’est systématiquement, sans pitié, une très forte et cruelle ironie du sort.

De prime abord, je ne suis pas fan de nouvelles. Mais, je me suis complètement laissée emportée, regrettant, à chaque fois, de laisser si vite ce personnage esseulé et blessé pour replonger immédiatement dans l’histoire du prochain drame.

Les mots de Mo’

Joie de lire en si bonne compagnie !

Et puis tout, absolument tout commence absolument parfaitement dans ces courtes histoires. Des vies banales, routinières jusqu’à ce qu’une occasion – plus ou moins fortuite – se présente de prendre un chemin différent. Porteur, vivifiant, entrainant… chaque élan individuel est plein de promesses, de renouveau et d’optimisme… du moins au début…

Dix nouvelles dans lesquelles Jean-Claude Mourlevat nous campe un quotidien et le personnage qui l’habite. Dix fois nous nous surprendrons à espérer que la vie de ces individus prend un virage bénéfique et qu’une vie meilleure s’ouvre à eux. Dix fois, on tombe des nues lorsque la plume espiègle du romancier convoque habillement un événement inattendu qui conduit immanquablement à un retournement radical de la situation. Dix fois on voit nos espoirs s’écraser lamentablement par terre, sans possibilité aucune qu’ils ne se relèvent… et les personnages déconfits s’en retourner à leur petite vie étriquée avant de laisser la place à l’histoire suivante. Et libre à nous d’imaginer s’ils trouveront ou non la force de continuer à avancer malgré la fissure émotionnelle. La blessure narcissique que l’auteur leur inflige est cruelle, terriblement cruelle.

J’ai bien aimé ce roman. L’auteur a trempé sa plume dans une encre de cynisme qui provoque quelque chose de plutôt jubilatoire. Il parvient à faire croire que la vie peut donner sa rien attendre en retour… puis il nous mouche, il nous douche…. comme pour se moquer d’avoir cru en l’impossible… comme pour nous taquiner d’avoir été si naïf.

Mille mercis à Noukette pour cette jolie découverte de Nawel ❤ et sa chronique ici.

Silhouette (recueil)

Editeur : Gallimard Jeunesse / Collection : Pôle Fiction

Auteur : Jean-Claude MOURLEVAT

Dépôt légal : mars 2016 / 240 pages / 5,70 euros

ISBN : 9782070582600

Nos bombes sont douces (Vinclère)

Vinclère © Calicot – 2019

– Billet de Pierre (le fils) –

Nos bombes sont douces est le titre du roman de Frédéric Vinclère. Dans ce livre, on retrouve Joris un jeune adolescent qui mène sa petite vie tranquille après avoir arrêté le lycée pour se concentrer sur sa passion : le foot. Jusqu’au jour où sa vie est bouleversée, par un énième échec au foot et par son oncle qui se met dans la tête de l’enrôler dans son association de jardiniers « Les Poucets ». Joris va-t-il arrêter le foot pour se consacrer à cette association ? Va-t-il réussir sa détection à Rennes ? Va-t-il réussir à conquérir sa bien-aimée Margaux qui le snobe ? Vous le saurez en lisant Nos bombes sont douces de Frédéric Vinclère !

J’ai beaucoup aimé ce livre car il est court, plein de rebondissements et assez accessible. Il parle d’un sujet d’actualité (l’écologie) avec une approche différente (avec le foot) et nous permet de choisir un camp en nous montrant les raisons de chacun sans privilégier un camp et je trouve ça très intéressant.

« On aura au moins filé un coup de main à la nature. Disséminé des graines qui pousseront ailleurs. Planté des légumes qui nous auront nourris. On aura montré aux gens du coin ce qu’il est possible de faire. C’est de la sensibilisation par l’action, et des vocations naîtrons peut-être de là… »

Billet de Framboise (la mère)

Ce court roman ado se dévore ! La langue est crue, vraie et simple, comme dans la vie. Aucune difficulté pour imaginer le décor, pour adhérer à l’intrigue et pour devenir Joris, le suivre durant sa métamorphose (qui, comme tous les grands bouleversements, n’est pas facile). Plein de choses sont abordées dans ce roman : l’amour, l’avenir, la famille, la vie koa, le foot donc, mais aussi les grandes batailles menées, l’engagement et l’écologie. « Autant de bombes qui germent, prêtes à exploser. » J’ai beaucoup aimé ce livre-là qui, je crois, permet vraiment, de penser le monde, de s’y réfléchir, de se poser des questions autres et de s’agrandir (ça marche autant pour les ados que pour les adultes aussi pardi !).

« On croit connaître son monde et se connaître soi-même, mais chaque jour est capable d’une révolution. »

« C’est grave, ce qui t’est arrivé. Mais pas pour ce que tu crois. Pas pour le fric ou la gloire ! La peine, c’est que t’avais mis tout ce qu’il y a en toi, dans cette histoire. T’as embarqué tout ton monde là-dedans. La chute est terrible. Tes parents aussi vont tomber de haut. Mais la vie continue. Faut te relever. Faut te reconstruire. Te trouver de nouvelles, passions, de nouveaux projets. »

Merci aux 68 pour cette très chouette découverte !

Et les mots de Frédéric et des lecteurs sont à retrouver sur le blog des 68. C’est par là :

Nos bombes sont douces, Frédéric Vinclère, Calicot, 2019.

Sans foi ni loi (Brunet)

Une lecture en partage avec mon fils et mes copains Noukette et Jérôme pour un roman jeunesse absolument épatant, un Werstern au féminin…

Billet de mon lardon de 15 ans Pierre

Brunet @ PKJ – 2019

Sans foi ni loi est un roman de Marion Brunet sur  le thème du Far-west. Dans ce roman, on retrouve Garett qui habite dans une ferme avec ses frères, sa sœur Esther et son père qui est révérend. La vie se passe dans sa ferme, la vie dure avec la mort de sa mère et l’autorité paternelle, jusqu’au jour où une célèbre criminelle du nom de Ab Stenson prend en otage ce pauvre Garett et décide de partir en cavale avec lui. Que va t-il se passer ? Le marshal va t-il les retrouver et sauver Garett ? Garett va t-il se lier d’amitié avec Ab ? Vous le saurez en lisant Sans foi ni loi, le roman génial de Marion Brunet au éditions PKJ.

J’ai trouvé ce livre très intéressant, facile à lire, avec une histoire entraînante du début à la fin avec pleins de rebondissements inattendus, une certaine authenticité et un décor plus que surprenant ! Je conseille ce livre à tous les lecteurs qu’ils soient assidus ou occasionnels !

 

Billet de la vieille mère Framboise

« J’avais seize ans quand j’ai rencontré Ab Stenson, et je me souviens de tout, avec une clarté déconcertante. Malgré la boue, la pluie, la fatigue et la peur, ce temps passé à vos côtés a la clarté d’hier.
Nous étions en fuite et j’étais son prisonnier, mais ce que j’ai ressenti ce matin-là, quand nous avons rejoint la piste au galop de nos chevaux, je ne peux le comparer à rien, pas plus aujourd’hui qu’à ce moment-là.
Ce jour-là, ventre creux et dans l’incertitude la plus totale, j’ai chevauché à ses côtés pendant des heures. Chaque foulée de mon cheval m’éloignait un peu plus de la ferme et de ma famille. J’en concevais un vertige qui déchirait mes poumons, brouillait ma vue. Je pensais au père, à mes frères et à ma petite sœur. Et puis plus. En observant Ab Stenson, imitant les mouvements de ses hanches qui faisaient corps avec sa monture, j’apprenais déjà. »

Garett n’a pas une vie fastoche dans la ferme de son révérend de père. Alors quand une fille toutafé bandit le prend en otage et que sa vie bascule dans un grand tourbillon, il est effrayé et fasciné à la fois… Il ne tente pas de s’échapper. Il reste près d’elle, avec elle. Peut-être parce qu’elle est tout ce qu’il n’est pas ? Peut-être parce qu’elle est tout ce que son (connard) de père lui a appris à détester ? « Elle était effrayante et ça me rassurait. C’était comme être du bon côté du fusil, malgré les apparences. »

Ab, Abigaïl de son prénom, est une femme libre, libre et forte, une hors-la-loi du tonnerre, une héroïne comme on en fait peu (qui plus est dans un monde peuplé de cowboys), une fille qui fume, qui crache, qui picole, qui porte des jeans, des chemises d’homme, une fille aux cheveux courts, une fille qui jure et qui tire comme personne, une fille qui n’a pas froid aux yeux… « Une vraie bête sauvage » aux dires de certains … Une fille superbe : « Ab s’est avancée d’un pas terriblement nonchalant. Elle ne forçait même pas la posture ; l’habitude d’une démarche libre la rendait virile et belle. Son jean collait à sa peau, des cuisses aux chevilles, et l’or de ses éperons lançait des étincelles. »

À ses côtés, une nouvelle vie s’élance pour Garett. Un avenir sans certitude, mais un nouveau chemin plus libre c’est certain, avec des amis et des aventures incroyables… Alors, avec Ab, grâce à Ab, Garett va désappartenir et apprendre à vivre une vie pleine, « une vie à soi, sans dette et sans esclavage. Sans le poids des autres, de Dieu, de l’obligation.» Garett va se découvrir et sacrément s’émanciper !

Ce roman ado est génial génial ! Evidemment c’est Marion Brunet, alors c’est à la fois très fort (avec de la gonzesse qui envoie ! Et de la réflexion sur l’émancipation et les vies à mener pour soi) et toutafé réjouissant, léger, bon, très très bon ! Et le décor Far-west est un délice… C’est la grande aventure avec des pistolets, de la poussière, des cowboys, des grands espaces, du saloon, de la fraternité, des grandes chevauchées sauvages, de la liberté …. J’ai tout aimé ! D’autant que c’est un roman qui se partage entre toutes les générations (mon vieux vieux père l’a adoré !), vraiment il ne faut pas bouder son plaisir !

Les billets des copains Noukette et Jérômechou à retrouver ici et là !

Merci à Mochéwie de nous accueillir dans son délice de Bar (qui convient parfaitement à cette lecture d’ailleurs !) à BD …

Sans foi ni loi de Marion Brunet, PKJ, 2019.

La Chaleur (Jestin)

Jestin © Flammarion – 2019

« Oscar est mort parce que je l’ai regardé mourir, sans bouger. Il est mort étranglé par les cordes d’une balançoire, comme les enfants dans les faits divers. Oscar n’était pas un enfant. On ne meurt pas comme cela sans le faire exprès, à dix-sept ans. On se serre le cou pour éprouver quelque chose. Peut-être cherchait-il une nouvelle façon de jouir. Après tout nous étions tous ici pour jouir. Quoiqu’il en soit, je n’ai pas bougé. Tout en a découlé. »

Le roman débute par ces mots. Des mots forts, durs. Des mots jetés à la figure. Des mots qui obligent à poursuivre la lecture à toute vitesse. Pour savoir. Pour comprendre. Pourquoi Oscar est mort. Et qui est l’autre, le narrateur, froid, immobile… celui qui n’a pas bougé et qui a regardé, impassible, Oscar mourir…

Léonard. Il s’agit de Léonard. Léonard est en vacances dans un camping usine dans les Landes. Avec sa famille. Ça fait déjà 2 semaines entières qu’il arpente les allées, qu’il s’invente des trajectoires entre les tentes et les bungalows pour passer le temps. Il a tenté les soirées. Il s’est efforcé à la chaleur des vacances. Il a fait des efforts. Rien ne marche. Léonard s’ennuie horriblement. Il tourne en rond. Il tourne dans le vide. Il s’ennuie à mourir.

C’est dans un détour, dans une nuit, après une fête sans joie, que Léonard  est tombé sur Oscar agonisant sur la balançoire. « Les cordes l’étranglaient doucement. Il avait fait cela tout seul et peut-être, à en croire son visage, avait-il changé d’avis. » Et tout s’est enchainé. Tout a basculé. Très vite. Trop fort…. Léonard n’a pas réfléchi. A peine a-t-il senti qu’il faisait une bêtise, une vraie bêtise. Pourtant, Léonard est un gentil garçon, timide et réservé, un ado qui préfère les jours gris à la chaleur de l’été. Il n’a jamais triché, volé, frappé. « Insulté rarement. » La haine et la colère, il les a accumulées sagement…

C’est une histoire forte qui se lit en apnée. D’un trait. C’est une histoire terrible dans la chaleur d’un été aveuglant. Il faut s’y aventurer ! Et pourtant, c’est une histoire audacieuse, téméraire je veux dire. Dérangeante. Vraiment. Et en même temps intéressante dans la proposition. Courageuse même. Evidemment cette histoire-là fait toutafé sortir de sa zone de confort en proposant un regard peu commun sur l’adolescence. Je ne saurai pas dire si je l’ai aimée. Mais je peux dire que j’ai aimé oui, j’ai aimé être poussée dans mes retranchements. Je peux dire que ce roman-là est une expérience qui ne s’oubliera pas. Je peux dire qui me marquera. Me restera. Comme une empreinte indélébile. Un brin interloquée. Un peu hallucinée. Un poil angoissée. Et je suis contente d’avoir tenté l’expérience ! Merci les 68 premières fois ❤

 

La Chaleur de Victor Jestin, Flammarion, 2019

J’ai cru qu’ils enlevaient toute trace de toi (Smadja)

Smadja © Belfond – 2019

Sacha est grand reporter au journal Le Temps. Elle vit son métier pleinement. Elle arpente le monde ou plutôt les conflits du monde. Elle est journaliste de guerre. Sacha bouillonne et quand il s’agit d’écrire un reportage, elle raconte comme dans un livre. « Ce n’était plus du quotidien, c’était du magasine. Elle prenait son temps, insensible aux impératifs de bouclage, de place, étrangère à l’urgence. » Sacha a cette possibilité immense de pouvoir percevoir les évènements avec les yeux de l’autre et de pouvoir témoigner, transmettre les actions, les mouvements, les crépuscules, les affres des hommes. Sacha écrit le chaos du monde. Quand elle arrive au Rwanda en avril 1994, sa première impression se fait depuis l’avion. Du ciel, elle découvre : « l’enchevêtrement des collines, leur géométrie inachevée, tourmentée, d’une beauté à couper le souffle. La sensation d’une nature subjuguée. » Elle croit déceler quelque chose de singulier, « quelque chose qui nous dépasse, au-delà du hasard, au-delà de la main de l’homme, bien incapable de façonner un ordonnancement si subtil, une magie semblable à l’alternance des saisons, à la rosée du matin, à l’espérance. » Ce pays, elle s’y est peu intéressée avant de s’y rendre. C’est un évènement en Afrique du Sud qui l’a décidée. Pour son nouveau reportage, elle est accompagnée par Benjamin, le photographe.

C’est en avril 1994 que ses yeux se posent sur le Rwanda. Sur Kigali notamment. Dans ce pays, un conflit va se déchainer. Un conflit effroyable. Total. Bestial. « Se superposent deux niveaux qu’il est difficile de distinguer. Celui du conflit d’abord. » Celui de la guerre. Mais « plus insidieux est le niveau infraconflictuel, celui du maillage épais, poisseux, dont il est quasiment impossible de s’extraire, tissé par un gouvernement aux abois qui a associé la population aux tueries en convainquant les habitants que c’est « eux ou vous ». » Dans ce pays, l’impassable va se produire…

Rose est une jeune femme Tutsi. Sa voix ou plutôt ses mots s’intercalent dans le récit de Sacha. Elle aussi écrit mais ses mots sont destinés à Daniel, son mari. Son amour. Rose est née dans une petite maison à Kigali, située dans le parc de la résidence de l’ambassadeur de France. Rose est muette mais ses yeux « parlent bien plus que toutes les bouches de Kigali réunies. » Rose a un fils, Joseph. Et chaque jour, Rose raconte…

« Des yeux, j’ai tenté d’embrasser ce grand jardin. L’insouciance des enfants était contagieuse. Quelle qu’ait été l’existence de chacun, un doux flot pour certains, une gifle pour d’autres, chacun des visages que je voyais là arborait un sourire béat.

Le repas allait prendre fin lorsque le ciel craqua. Le Rwanda, comme pour se rappeler à nous, vint surprendre notre tablée, forçant les invités à débarrasser à la hâte, à reprendre le chemin de leur maison, à se rendre à l’évidence : ce dîner n’avait été qu’une parenthèse, un enchantement. »

C’est un premier roman formidable (malgré le sujet). Très fort évidemment mais formidable dans la tonalité donnée, celle d’une journaliste de guerre dont le récit est, si on peut le dire ainsi, adouci par les mots sensibles de Rose. Cette alternance de mots et de regards posés sur le génocide rwandais en fait toute la force et l’intérêt. C’est palpitant, vivant et bouleversant. J’ai tout aimé dans ce roman que j’ai trouvé passionnant, riche et envoutant. Très bien documenté. Un roman qui traduit l’amour et la vie, malgré tout. A découvrir absolument !

 

Extraits

« Il me semble, je n’en suis pas certaine, que mon père m’a un jour dit : « Ceux qui se sont adaptés à tout ont survécu, mais la majorité n’en a pas été capable et en est morte. » Il parlait de la Shoah. Ou peut-être de l’après. Car la tragédie d’un génocide réside aussi dans son dénouement. A un moment ou à un autre, il doit s’arrêter. Et que se passe-t-il après ? […] Ceux qui ne savent qu’écrire n’ont pas d’issue, car il n’y a pas de mots. Il n’y a pas de mots. Il n’y a pas de mots. Il n’y a pas de mots. »

« Aujourd’hui que j’écris ces lignes, je me dis, peut-être, enfin, que tu vas venir. Me tendre la main et me laisser dormir. Plonger mon visage au creux de ton bras et rêver. Je ne rêve que de rêver au creux de tes bras. Petite, je voulais une vie extraordinaire. Aujourd’hui, je veux seulement une vie. »

« En dirigeant vers le véhicule, Sacha songea que ça ne lui était jamais arrivé. Quoiqu’elle ait vu, quoiqu’elle ait entendu, elle n’avait jamais posé son carnet. Ni en Afghanistan, ni en Somalie, ni ailleurs. Elle n’était jamais intervenue. Elle n’avait jamais saisi la main d’un enfant. Et elle comprit, quoique leur geste fût spontané, instinctif, irrémédiablement humain, que quelque chose s’était brisé. Non pas qu’elle serait incapable désormais d’écrire, de raconter, de hiérarchiser. Mais lorsque sa main s’était posée sur les yeux de cette enfant, elle était sortie du cadre qu’elle croyait s’être imposée. C’était ce qu’il fallait faire, mais ça changeait tout. Elle enfouit ce sentiment au plus profond d’elle-même. »

C’est un roman des 68 premières fois (pour découvrir les billets c’est par là et vous verrez, les avis sont drôlement enthousiastes, c’est dire si c’est un beau roman et s’il vous faut le lire !)

(Et je mets aussi là le lien vers le billet de Nicole, qui a écrit un très très beau billet sur ce roman)

J’ai cru qu’ils enlevaient toute trace de toi, Yoan SMADJA, Belfond, 2019.

Rhapsodie des oubliés (Aouine)

Aouine © Éditions de La Martinière – 2019

« Ma rue raconte l’histoire du monde avec une odeur de poubelles. Elle s’appelle rue Léon, un nom de bon français avec que des métèques et des visages bruns dedans. C’est mon père qui a choisi qu’on débarque ici. Je me dis souvent que ce vieux doit aimer la misère, comme si c’était la femme de sa vie. Une espèce de seconde peau que tu aurais beau laver. Inscrite dans tes gênes, à jamais. Ici, c’est Barbès, Goutte-d’Or, Paris XVIIIe, une planète de martiens, un refuge d’éclopés, de cassos, d’âmes fragiles, de « ceux qui ont réussi à dépasser Lampedusa », de vieux Arabes d’avant avec des turbans sur la tête et des têtes d’avant, de grosses mamans avec leurs gros culs et leurs gros chariots qui te bloquent le passage quand tu veux traverser le boulevard. Des gens honnêtes qui ont toujours l’air de voleurs et rasent les murs pour ne pas qu’on les voie. Une rue où il n’y a pas de femmes qui marchent toutes seules. Une ville dans la ville, monstrueuse et géante, une verrue pourrie sur la carte. »

 

Rhapsodie des oubliés est un roman désiré, aimé avant de l’avoir débuté…

D’abord, parce que l’auteure paraissait incroyable. J’avais drôlement aimé l’entendre causer de son texte à La Grande Librairie. Sa verve, belle et folle, débordait d’énergie, de courage et de chaleur… Aussi, parce que l’histoire contée promettait beaucoup. Elle est celle d’Abad, 13 ans, un garçon un peu mécréant, un peu fripouille, absolument débrouillard, intelligent, vif et déterminé. Un garçon qui devient grand et qui apprend, seul, à faire avec et à se débrouiller dans ce quartier laissé à l’abandon. D’ailleurs, le quartier nommé, parlons-en, lui aussi m’intéressait drôlement : un quartier populaire, un peu de galère, un quartier de Paris que je connais un peu et qui me plaît malgré tout… Et puis, j’aimais les références, celles en creux de Momo (La Vie devant soi) et d’Antoine Doinel (Les 400 coups) que j’ai d’ailleurs retrouvées et qui m’ont, c’est vrai, régalées… Pour finir, parce que la langue d’écriture de Sofia Aouine semblait me convenir : une langue sans concession et « influencée par le roman noir » affirmait la quatrième de couverture, c’est-dire si ça promettait beaucoup ! Bref, tout semblait concorder pour le coup de cœur chéri qui n’est franchement pas arrivé. Ma lecture a été rude, longue et un peu fastidieuse. J’ai dû faire des pauses, lire des merveilles entre : du roman tout nouveau de Guillaume Siaudeau pour la poésie, la beauté et la rigolade, de la jeunesse avec le magnifique texte de Madeline Roth, de la poésie avec le dernier recueil de poèmes de Jeanne Benameur et des BD à foison (dont l’extraordinaire Les Indes fourbes d’Alain Ayroles et de Juanjo Guarnido). Rhapsodie des oubliés m’a pris un temps fou ! Je ne peux pas dire que je ne l’ai pas aimé. En vérité, je ne sais pas bien. Il y a des passages éblouissants, oui, des endroits d’une grande force et d’une grande beauté, qui paraissent justes et qui touchent au cœur. Et puis il y a tout autour, des tas de mots écrits et mis ensemble, côte à côte, qui ont rendu ma lecture un peu laborieuse… Je reconnais cependant l’originalité et le talent d’écriture. C’est une auteure que je suivrai sans aucun doute et que j’adorerai rencontrer pour de vrai…

 

Extraits

« Le jour où vous vous réveillez avec la barre dans le caleçon, la vie commence. J’avais onze ans, j’étais encore un « bébé avec du lait dans les narines et du caca aux fesses », dixit Mme Touré. Puis sont venus les boutons, la voix qui déraille, les angoisses existentielles et le Kiri au bout du sexe. J’ai cherché, longtemps après, ce qui avait pu me mettre la gaule pour la première fois. […] J’en sais toujours rien. Après des débuts difficiles et un quotidien de slips tachés que je cachais sous mon lit, de bosses mal gérées devant les parents et d’une sorte de tendinite de la main tellement ça m’obsédait du matin au soir, je pourrais dire que je suis presque devenu expert malgré moi dans l’art de la bagnette. »

« La seule à qui j’avais presque dit la vérité sur mon « dedans », c’était Gervaise. Une des filles africaines du fond de la rue. Une qui vendait son corps dans le quartier, avec des yeux de chat et un visage d’ange, tout ça sur un corps de pute. Une de celles qui te regardent et tu sens que tu pourras mourir tout de suite avec un aller direct pour le paradis où Dieu t’aurait tout pardonné. »

« Baba il est comme tous les pères de mes copains. Ils ne parlent pas, travaillent comme des esclaves- des boulots de merde qui salissent et éclatent votre corps en morceaux. Ils n’embrassent pas, mangent et dorment tout seuls, font l’amour à maman, juste pour enfanter, et des garçons de préférence. Les filles, c’est que des problèmes. Ils sont comme des ombres à vivre à côté de vous sans vous voir. Les seules paroles dont on pourrait se souvenir quand on est plus âgé, ils les prononcent avec leurs poings. Ils vous évitent mais ils tapent fort, très fort, pour dire qu’ils sont là. Si tu dois trouver un sens à ton existence, ce sera dans les coups de ton père. »

Sélection des 69 premières fois à retrouver ici : https://68premieresfois.wordpress.com/2019/11/04/rhapsodie-des-oublies-sofia-aouine/

Car il faut dire que ce roman est aimé, beaucoup beaucoup, et qu’évidemment il pourrait toutafé vous plaire (malgré mon avis un peu plat et mitigé !).

Rhapsodie des oubliés, Sofia AOUINE, Éditions de La Martinière, 2019.